Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 109-110).


LXXIV


Paris, ce 22 août 1762.


J’attends votre dix-neuvième avec bien de l’impatience ; car qui peut deviner les suites de cet incendie ? Il ne faut qu’une étincelle assoupie sous la cendre, un peu d’air pour renouveler le danger. Je vous vois au milieu des travailleurs, dans l’eau, dans la boue, etc. Quelles alarmes vous avez eues ! quelle fatigue ! Vous vous portez bien, dites-vous ? Je ne saurais me le persuader. Si vous n’étiez qu’à vingt lieues d’ici, et qu’on pût aller et revenir dans un jour de poste, je saurais tout cela par moi-même. Vous avez raison, la nuit, tout était perdu ; dans la soirée, les habitants de la campagne étant dispersés, le désastre eût été bien plus grand.

Il y a dans votre récit des circonstances qui me font frémir. Comment vont les bras, les pieds, les jambes ? Et la chère sœur ? Je la crois dans un état presque aussi pitoyable que vous. Trois femmes, l’une avancée en âge, l’autre faible et délicate, celle-ci n’ayant qu’un souffle de vie, portant des fardeaux, se livrant à des travaux fort au-dessus des forces des hommes les plus robustes ! C’est à présent que vous devez sentir votre lassitude. Dans le premier jour le corps se soutient par la violence de l’activité que le péril lui a donnée ; mais cette activité tombe à mesure que la sécurité revient, et l’on est accablé. C’est là du moins l’effet des transports de la colère, quand j’en prends trop. Je vous suppose à présent étendues dans vos lits, sans pouvoir remuer ni pieds, ni pattes. Je suis bien aise que vous ayez vu dans cette triste circonstance tous vos domestiques tels que vous le souhaitiez. J’envie à l’abbé du Moucets les secours que vous en avez reçus. Après vous avoir montré tout son dévouement dans le moment périlleux, il se croira obligé de politesse à vous faire compagnie les jours qui suivront. Il sera bien fier d’avoir pu vous être bon à quelque chose : j’aurais un autre sentiment à sa place.

Jusqu’à présent je ne vous ai pas chargé d’un seul mot pour votre mère. Je vous prie de lui marquer toute la part que je prends à son accident. Ah ! ma pauvre amie, comme vous voilà, avec vos jambes plus gonflées que jamais, vous traînant avec votre bâton. Et la perte des foins, des grains, des bâtiments ? Cela doit monter haut !

Je n’ai pas le courage de reprendre la suite de mon journal ; j’attendrai que vous me l’ordonniez. Vous me demandez dans votre dernière l’Éloge de Crébillon, vous l’avez à présent. On a fait un petit volume de mon Éloge de Richardson, du Testament et de la Pompe de Clarisse[1]. J’en ai pris deux exemplaires, un pour vous, un pour moi. J’espérais joindre à cette lettre la suite de l’affaire tragique des Calas ; mais l’impression n’en est pas achevée, ce sera pour jeudi prochain. Adieu, mes bonnes, mes vraies amies. Je voudrais bien être à côté de vous, pour peu que vous me crussiez utile, vous ne doutez point de ce que je ferais. Dites un mot.

C’est après-demain votre fête. Si Uranie pensait à vous présenter deux fleurs, une pour elle et l’autre pour moi ! C’est précisément comme je ferais à sa place. Voilà qui est arrangé pour longtemps : le jour de la Saint-Louis, il y aura toujours soixante lieues de distance entre vous et moi. Écoutez bien tout ce que notre chère sœur vous dira ; ce sont mes souhaits. Elle sait combien ma tendresse fait à votre bonheur ; elle vous promettra la durée de son amitié ; elle vous désirera la durée de mon amour. Je vous réponds de ce point-ci ; c’est mon affaire. Toujours, mon amie, toujours vous me serez chère ; faites seulement que ce toujours dure longtemps. Je l’ai enfin, ce portrait, enfermé dans l’auteur de l’antiquité le plus sensé et le plus délicat : mercredi je le baiserai, le matin en me levant, et le soir en me couchant je le baiserai encore.

Il n’y a plus de Jésuites ici. On a encore publié quelques arrêts que je ne vous envoie point. Ils ne signifient pas grand’chose.



  1. Lyon, 1762, in-12.