Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 102-105).


LXXII


Paris, ce 15 août 1762.


Non, mademoiselle, non, madame de… n’est point du tout coquette. Il n’y a qu’un imbécile qui puisse se promettre quelque récompense des soins qu’on lui offre et qu’elle accepte ; elle se moque de toutes leurs singeries, et cela est évident ; elle ne cherche point à plaire. Rien de faux dans son propos, rien d’apprêté dans sa parure. Dites-lui comme son mari : « Mais, madame, vos tétons ne reviennent pas » ; et elle répond : « Je m’en consolerais bien, si j’avais des fesses. Faute de ce, je ne saurais aller à cheval sans me blesser ; cela est triste. » Aux observations peu obligeantes qu’elle permet qu’on fasse, et qu’on fait quelquefois assez librement sur ce qu’on voit de sa personne, elle en ajoute même sur ce qu’on ne voit pas ; et je ne me suis jamais aperçu que ces confidences lui coûtassent, fussent-elles peu naturelles, ou qu’elle fût secrètement fâchée de celles qu’on avait risquées, ou de celles qui lui étaient échappées. Une déclaration en forme ne lui plaît ni ne la blesse ; on ne peut pas lui reprocher de l’avoir amenée. Au milieu de l’essaim empressé de ses serviteurs, elle est également tranquille pour tous ; elle ne cherche point à semer entre eux des jalousies, des soupçons, à les réveiller par des préférences : tout cela se fait bien sans qu’elle s’en mêle ; elle est absolument sans manège.

Vous décidez bien vite le second de mes cas de conscience ! On a tout fait pour sa passion, et vous voulez qu’on ne fasse rien pour le bonheur d’un mari, pour la fortune d’une pépinière d’enfants, parmi lesquels peut-être il y en a qui n’appartiennent point au mari ! Il ne s’agit pas d’accroître son aisance, il faut encore s’exposer à perdre celle qu’on a ; et pour répondre à tous vos scrupules, on n’exige la récompense qu’après le service rendu. Piano, di grazia.

Je ne me tiens pas pour battu sur la question des beaux vieillards qui sont, et des belles vieilles qui ne sont pas. Il me semble que vous m’avez très-bien prouvé qu’il y avait également de belles vieillesses en hommes et en femmes ; mais il y a bien de la différence entre être un beau vieillard et avoir une belle vieillesse. Peut-être n’est-on pas un beau vieillard sans avoir une belle vieillesse, et encore dis-je peut-être ; mais on peut certainement, et rien n’est plus commun que d’avoir une belle vieillesse et n’être pas un beau vieillard. J’y ai rêvé un moment, et il me semble qu’il y a des raisons physiques et morales de cette distinction des deux sexes dans un âge avancé. Les femmes semblent n’être destinées qu’à notre plaisir. Lorsqu’elles n’ont plus cet attrait, tout est perdu pour elles ; aucune idée accessoire qui nous les rende intéressantes, surtout depuis qu’elles ne nourrissent ni n’élèvent leurs enfants. Autrefois une gorge flétrie était encore belle ; elle avait allaité tant d’enfants ! Dans la douleur, une mère déchirait son vêtement, découvrait sa poitrine, et conjurait son fils par ce sein qui l’avait nourri : ce n’est plus cela. S’il était possible qu’il y eût une belle tête de vieille, les haillons qui la couvrent la dépareraient. Nous, nous avons la tête nue ; on voit la forêt de nos cheveux blancs ; une longue barbe rend notre visage respectable ; nous conservons sous une peau ridée et brunie des muscles fermes et solides. La nature douce, molle, replète, arrondie de la femme, toutes qualités qui font qu’elle est charmante dans la jeunesse, font aussi que tout s’affaisse, tout s’aplatit, tout pend dans l’âge avancé. C’est parce qu’elles ont beaucoup de chair et de petits os à dix-huit ans qu’elles sont belles ; c’est parce qu’elles ont beaucoup de chair et de petits os que toutes les proportions qui forment la beauté disparaissent à quatre-vingts ans. Quelle différence de front et de joues d’un vieillard et d’une vieille ; de leurs bras, des épaules, de la poitrine, du dos, des cuisses et du reste ! Nous changeons sans doute comme les femmes avec le temps ; mais le temps ne nous décompose pas autant qu’elles. Les proportions s’altèrent moins partout, parce que partout nous avons les chairs plus compactes, les muscles plus durs et toute la charpente plus grosse. Les exemples que vous me citez ne sont pas de belles vieilles, prenez-y garde : mais de vieilles qui paraissent jeunes, qui n’avaient pas leur âge, ou qui avaient une belle vieillesse. Une belle vieille a rapport à la beauté ; une belle vieillesse a rapport à la santé. Je cause librement de tout cela avec vous, mes amies, parce que vous avez l’esprit excellent, et que vous vous occupez tous les jours à réparer ce que l’âge vous enlèvera, par des qualités solides qui vous resteront malgré le temps et les années ; un grand sens, une belle âme, un cœur noble, sensible et élevé, tels que l’ont mes deux sœurs, est exempt de rides, si elles atteignent un âge avancé. Combien leur présence rappellera de bons discours et de bonnes actions à ceux qui les auront connues ! mais il n’en sera pas de même pour les autres : voilà la différence du rôle qu’on a fait pendant la vie. Le nôtre est public. Domestique, il est présumé ; au lieu qu’on suppose qu’une femme a vécu sans rien faire, si l’on n’en est instruit. J’ai dit. Décidez.

Ne dites point de mal de mes libraires, ils font tout ce que j’ai exigé. Voilà l’équité qu’il faut attendre de tout le monde. La générosité consisterait à aller au delà. Reste à savoir si on en peut exiger d’un homme dans son état, d’un marchand dans son comptoir, d’un procureur dans son étude, d’un libraire dans sa boutique ; c’est là qu’il vend son temps, son industrie, son savoir-faire, et qu’il doit en tirer le meilleur parti possible, s’il veut qu’on l’appelle bon commerçant, bon procureur, bon libraire.

Un homme s’est avisé de faire et de publier une mauvaise traduction du Joueur, qui, loin de me nuire, fait au contraire désirer la mienne, qui paraîtra avec Miss Sara Sampson, la Fatale Curiosité, le Marchand de Londres, et d’autres pièces qui se ressemblent et que je donnerai avec des discours qui vaudront peut-être la peine d’être lus[1].

Vous n’avez pas encore cette sœur si aimée, si désirée, si nécessaire à votre bonheur, et qui le sait ! qu’est-ce donc qui la retient ? Si elle n’est pas à côté de vous, elle est aussi fâchée que vous.

Ce n’est pas assez que de faire lire le jeune homme, il faut aussi le faire parler sur la lecture, qui en deviendra pour vous et pour lui plus instructive et plus intéressante. Au reste, n’accusez pas trop les parents ; c’est Nature qui avait commencé par ne rien faire qui vaille ; ils ont achevé. Je pardonne au père son libertinage, mais je ne saurais lui pardonner son hypocrisie ; la vilaine bête que c’est ! Et puis cet enfant, qui cherche à connaître la turpitude de son père et qui la révèle, me choque plus fortement encore que sa vile morale.

J’ai une foule de choses intéressantes à vous envoyer, la suite des papiers sur les Calas, l’Éloge de Crébillon, etc., etc. ; combien je vous prépare de plaisirs et de peines ! N’oubliez pas de me demander, après que vous aurez lu l’histoire du père, quelle était cette réflexion qui me causait une douleur mortelle ; mais peut-être la ferez-vous comme moi.

Nous allâmes hier, Damilaville et moi, à la Briche. J’y étais appelé par Mme d’Épinay.

À une autre fois le sujet de ce petit voyage et la description de la maison qui est charmante ; c’est là qu’il faut aller s’établir, et non dans le sublime et ennuyeux palais de la Chevrette.

Nous ramenâmes Grimm. Son amie vient le prendre mardi à Paris, et le mercredi ils partent ensemble pour Étampes, où ils passeront une quinzaine chez Mlle de Valory.

Adieu, mon amie, je baise votre front, vos yeux, et votre menotte sèche qui me plaît autant qu’une potelée. C’est bien de cela qu’il s’agit à quarante-cinq ans !

Il y a près d’un mois que je n’ai paru chez le Baron. Il faut porter cette lettre sur le quai Saint-Bernard, aller de là à la butte Saint-Roch et peut-être revenir de la butte Saint-Roch sur le quai, car il n’est pas sûr que le Baron soit à Paris. Adieu, celle que j’aimerai tant qu’elle sera, tant que je serai.

Le jour de Notre-Dame, la fête de ma petite.



  1. Voir le Joueur, t. VII, p. 411, et pour les autres pièces la note de la p. 434, t. VIII.