Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 95-98).


LXX


Paris, ce 8 août 1762.


Nous avons passé la semaine à consoler cette pauvre femme ; j’ai cru qu’elle en perdrait l’esprit. Le premier jour elle n’ouvrit la bouche qu’une fois : ce fut pour appeler son enfant. Le lundi au soir après souper, elle chantait et ses enfants dansaient en rond ; on les couche ; la plus jeune et la plus aimable, celle qu’elle a perdue, dormit comme à l’ordinaire ; on la leva le mardi matin, gaie, fraîche et vermeille ; à midi la fièvre prend ; le soir elle est sans connaissance ; à minuit elle est morte. Je permets de s’affliger à ceux qui perdent des enfants comme celui-là ; elle était blanche comme la neige, faite à peindre, d’une figure tout à fait piquante, et puis de la naïveté, de la finesse, de la sensibilité, une originalité de caractère comme on ne l’a point à cet âge. La vie n’est pas une perte pour cet enfant, mais l’enfant est une vraie perte pour ses parents ; ils en avaient six. C’est celui qui les consolait de l’existence des autres qui leur est enlevé. En vérité, je ne sais si cela n’est pas plus cruel que de n’en avoir qu’un et de le perdre. Je crains que la mère n’en fasse une maladie. Damilaville en est inconsolable. Voilà le seul chaînon qui l’attachait rompu. Par honneur, par décence, par humanité, nous tiendrons encore quelque temps ; mais gare que le peu qui reste de tendresse ne s’en aille avec la douleur. Une bonne leçon pour ceux qui ont plusieurs enfants et qui laissent percer leur prédilection, c’est que les frères et les sœurs n’ont point été touchés de la mort de leur petite sœur. Il y a pis : quand on l’a apprise au plus jeune, il s’est mis à rire ; et depuis ils sont tous devenus jaloux et chagrins des regrets de leurs parents. Voici un trait de ressentiment d’un enfant qui se croyait haï de son père : le père mourut et l’enfant frappait d’un fouet le cadavre en l’insultant. J’ai vu cela ; je ne sais pourquoi je me rappelle et vous redis cette horreur. Les enfants sont vindicatifs et cruels.

Voici un passage du Métastase qui est bien vrai, et qui peint fortement la tendresse des mères ; il en introduit une qui a perdu son fils, et que l’on cherche à résigner à son sort par l’exemple d’Abraham, qui avait conduit le sien sur la montagne ; il lui fait répondre : Ah ! Dieu n’aurait jamais donné cet ordre à sa mère ! Nous enlevâmes la nôtre le premier jour, et nous la conduisîmes hors de chez elle ; le second jour, nous la promenâmes à l’Étoile ; le troisième, à Vincennes ; deux endroits où j’ai passé des moments tristes et des moments doux. Hier, je lui fis compagnie toute la soirée. Damilaville était allé à la Briche malgré le mauvais temps ; nous y dînerons aujourd’hui. J’aime mieux essuyer les larmes de ceux qui sont malheureux que de partager la joie des autres.

Vous devez avoir maintenant à côté de vous la chère sœur et votre neveu. Quand vous aurez embrassé notre Uranie mille fois pour vous, vous l’embrasserez deux ou trois fois pour moi, où vous voudrez, sur les yeux, sur le front, sur les joues ; mais j’aime mieux sur le front ; c’est là que son âme réside. Si la résolution qu’elle a prise de s’apprivoiser tient encore, dites-lui de prendre garde de semer des fleurettes sur une belle étoffe pleine et unie. Il faut bien du goût et de l’art pour faire serpenter une guirlande autour d’une colonne sans détruire sa noblesse. Toutes ces petites vertus de société auxquelles elle ne se pliera jamais de bonne grâce ne vont point avec la franchise et la sévérité de son caractère. Madame Le Gendre, mon Uranie, jolie, polie, attentive, prévenante, affable, souriante, souple, révérencieuse ? Cela ne se peut. Qu’elle reste comme Nature l’a faite, grave, sérieuse, noble et pensante. Nature l’a faite grande et noble ; la voilà qui se fait petite et jolie. Si elle prend pour tout le monde cet air charmant qu’elle a pour nous quelquefois, comment en serons-nous touchés ?

J’ai bien peur que ce petit neveu, dont vous disposez comme il vous plaît, ne se trouve souvent entre ses deux tantes, lorsqu’elles aimeraient bien autant être seules. Si vous vous attachiez adroitement à lui rendre son ignorance incommode, peut-être se déterminerait-il à s’instruire ; essayez.

Honnête ou fripon, il faut donner un écu à Roger, et six francs à Mlle Clairet.

Ce que je ferais à votre place ? Je n’assoirais pas légèrement le plus grand de tous le soupçons. On n’est pas coupable pour n’oser lever les yeux ; innocent, on les baisse quelquefois pour ne pas regarder celui qui accuse injustement et nous offense.

Les habitants de Genève ont fort embarrassé leurs ministres ; on ne sait encore ce que cela deviendra.

Les Jésuites ont été jugés vendredi au soir ; à minuit, les chambres étaient encore assemblées. Aussitôt que les arrêts paraîtront, je les ferai partir pour Isle[1].

Il y a deux nouveaux papiers sur l’affaire des Calas ; ce sont des espèces de requêtes adressées à M. le chancelier par les frères ; si on ne les imprime pas incessamment, je vous les ferai copier[2].

Vous êtes étonnée de l’atrocité de ce jugement de Toulouse ; mais songez que les prêtres avaient inhumé le fils comme martyr, et que, s’ils avaient absous le père, il aurait fallu exhumer et traîner sur la claie le prétendu martyr. Il y a un des juges qui en a perdu la tête. C’est Voltaire qui écrit pour cette malheureuse famille. Oh ! mon amie, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait de l’âme, de la sensibilité, que l’injustice le révolte, et qu’il sente l’attrait de la vertu. Eh ! que lui sont les Calas ? qui est-ce qui peut l’intéresser pour eux ? quelle raison a-t-il de suspendre des travaux qu’il aime, pour s’occuper de leur défense[3] ? Quand il y aurait un Christ, je vous assure que Voltaire serait sauvé.

Adieu, ma bonne et tendre amie. Si je vous aime ? De toute mon âme ; oui, de toute mon âme, et j’éprouve en vous le disant une émotion au fond de mon cœur qui m’assure que je dis vrai. Vous connaissez bien cet oracle-là.

Mes deux cas de conscience, quand en aurai-je la décision ?

Je ne sais ce que l’homme du premier disait à la fille qu’il sollicite ; mais j’entendis qu’elle lui répondait : « Quand il en sera temps, vous habiterez ; d’ici à ce temps, ne vous avisez pas seulement de regarder ma porte. »

Adieu, encore une fois, mes bonnes et tendres amies. Vous voilà donc réunies pour deux mois dans mes lettres. Eh bien ! chère sœur, je l’aime autant et plus que jamais. Les hommes ne sont donc pas aussi méchants qu’on les fait ! Cela ne vous séduira-t-il point ? Le bonheur dont elle jouit serait bien fait pour vous, si vous vouliez. Mourrez-vous sans savoir ce que c’est que de faire un heureux ? Hélas ! oui.



  1. L’arrêt d’expulsion des Jésuites est du 6 août 1762.
  2. Mémoires de Donat Calas pour son père, sa mère et son frère, suivis d’une Déclaration de Pierre Calas. Ces deux factums, qui portent la date des 22 et 23 juillet 1762, sont compris dans les Œuvres de Voltaire.
  3. Voltaire répondait à M. d’Argental, qui lui demandait sa tragédie d’Olympie pour la Comédie-Française : « N’espérez point tirer de moi une tragédie que celle de Toulouse ne soit finie. »