Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 83-87).


LXVII


Paris, ce 28 juillet 1762.


Voici encore tout plein de bâtons rompus… Si vous ne vous rappelez pas vos propres lettres, celle-ci sera pire qu’un chapitre de l’Apocalypse.

Voilà donc une de mes lettres perdue ; et qui sait ce qu’il y a dans cette lettre, en quelles mains elle est tombée, et l’usage qu’on en fera ? Comus ne perfectionnera-t-il pas son secret ? Ce Comus est un charlatan du rempart qui tourne l’esprit à tous nos physiciens. Son secret consiste à établir de la correspondance d’une chambre à une autre, entre deux personnes, sans le concours sensible d’aucun agent intermédiaire. Si cet homme-là étendait un jour la correspondance d’une ville à une autre, d’un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit, la jolie chose ! Il ne s’agirait plus que d’avoir chacun sa boîte ; ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries, où tout ce qui s’imprimerait dans l’une, subitement s’imprimerait dans l’autre… Trêve de plaisanterie, si Morphyse, si Damilaville, ou M. Gillet… ; vous m’entendez, après tout, tant pis pour les deux premiers : ils n’auraient eu que ce qu’on gagne à écouter aux portes.

À présent, que tout est sens dessus dessous chez M...., on m’y voit peu ; je ne veux pas qu’on me fasse parler. Ils ont brouillé leur écheveau, qu’ils le débrouillent. Les longues soirées que j’allais passer là, je les emploie à lire, à prendre le frais sur le bord de la rivière, à voir, de la pointe de l’île, les eaux de la Marne qui viennent de vous à moi, et à leur demander des nouvelles des pieds blancs de celle que j’aime ; et puis quand la tête est prise de ces idées-là, on ne saurait s’en tirer ; elles sont si douces ! Comme les heures coulent ! que le temps est court ! la nuit est venue qu’on n’en est pas à la moitié de ce qu’on avait à se dire.

Si je reste à la maison, je fais répéter à l’enfant ses leçons de clavecin. Les jolis doigts qu’elle aura ! de l’aisance, de la mollesse, de la grâce ; je voudrais que vous la vissiez à côté de moi, tout à l’heure. Elle fit hier une petite indiscrétion dont il n’est pas en mon cœur de lui savoir mauvais gré. Comme nous étions tête à tête, elle me dit tout bas à l’oreille : « Mon papa, pourquoi est-ce que maman m’a défendu de vous faire souvenir que c’est demain sa fête…? » Le soir, je présentai à la mère un bouquet qui ne fut ni bien ni mal reçu. Elle avait hier ses amis à dîner. Si Uranie eût été derrière la tapisserie, et qu’elle m’eût entendu : « Comment, aurait-elle dit en elle-même, ce commérage peut-il se trouver dans la même tête à côté de certaines idées ? » Il est vrai que je fus charmant et bête à ravir.

J’étais invité à la Briche pour dimanche et pour lundi. C’est l’autre bout de l’écheveau qu’il ne faut pas tenir.

Je ne vous ai point ; j’évite mes amis, et j’ai des accès de vapeurs que je vais dissiper dans l’île. En m’occupant à tromper la peine d’une autre, j’oublie la mienne. Je vous le dis ; je le dis à tous les hommes ; lorsque vous serez mal avec vous-même, faites vite quelque bonne œuvre. Grimm perd les yeux sur les vôtres ; gardez-vous de me dire du mal de l’homme de mon cœur. Le moment approche où je vais apprendre ce que valent nos protestations, nos serments, nos souhaits, l’estime que nous faisons de nous-mêmes ; bref, si je sais être ami ; si je ne me retrouvais pas moi, combien je me mépriserais ! Si mon ami devient aveugle, je vous prends à témoin de ma conduite. Venez me connaître, venez connaître votre amant ; car ce qu’il fera pour son ami, il l’eût fait pour sa maîtresse ; et je ne crois pas qu’il eût fait pour sa maîtresse ce qu’il n’aura point eu la force de faire pour son ami ! Le triste moment pour mon ami ! Le grand moment pour moi, si je ne me trompe !…

J’ai représenté aux libraires que je portais seul un fardeau que je partageais auparavant avec un collègue ; que ma sujétion s’était accrue, et qu’il ne fallait pas que mon sort empirât. Nous en sommes aux couteaux tirés ; mais j’ai l’équité pour moi, et je me suis promis d’être ferme.

Si le projet de l’abbé Raynal allait réussir en même temps, je ne saurais que faire de toute ma richesse. Savez-vous qu’il s’agit de me faire pensionnaire du Mercure pour quinze cents livres, à condition de fournir une feuille tous les mois ! Il y a déjà plus d’un mois que cette agréable perspective dure ; c’est un bonheur que M. de Saint-Florentin ne m’ôtera pas : quand nous échouons, nous avons du moins espéré.

Ceux qui marchandent ma bibliothèque en ont fait faire de leur tête une appréciation qui est de mille livres au-dessous de la mienne. La différence n’est pas forte ; mais qu’importe ? Si l’affaire manque, mon Homère et mon Platon me resteront…

Peu à peu vous me rappellerez toute ma vie. Tenez, je gagerais cent contre un que mon aversion pour ces sortes de créatures vient moins d’éducation, de goût honnête, de délicatesse naturelle, de bon caractère, que de deux aventures qui me sont arrivées à un âge propre à recevoir des impressions fortes. Je ne sais pourquoi je ne vous en ai jamais dit un mot, je n’y repense pas sans avoir la chair de poule. Ah ! que la Vénus des carrefours m’est hideuse !… Une fois je fus invité à souper dans une maison un peu suspecte, mais que je ne connaissais pas sur ce pied. Un des fils de Julien Le Roi[1] en était. Il y avait d’autres hommes et des femmes. Je fus placé à table à côté de la maîtresse de la maison. On fut gai. J’étais jeune et fou ; je plaisais, et je m’en apercevais à des regards et à d’autres signes qui n’étaient pas équivoques. On se sépara tard ; je ne sais comment cela se fit, mais je restai seul avec la maîtresse de la maison ; en ayant, selon toute apparence, à passer la nuit dans un appartement où il n’y avait qu’un lit, j’espérais qu’on m’en offrirait poliment la moitié, car c’était une femme polie. On la délaçait, j’aidais à la déshabiller, lorsqu’on heurta violemment à la porte : c’était le jeune Le Roi, qui revenait à toutes jambes m’apprendre l’état de la personne aimable et facile avec laquelle j’étais, et le péril de ses faveurs. J’étais descendu pour lui parler ; je ne remontai pas… Voici le second tome. J’avais une petite chambre au coin de la rue de la Parcheminerie ; je la vois d’ici. Au-dessus de moi logeait une fille entretenue par un officier ; elle s’appelait Desforges. Son amant partit pour la campagne de 44[2] ; je fis connaissance avec elle un jour qu’il faisait chaud. Je la trouvai étalée sur une bergère dans le plus grand déshabillé ; je m’approchai des pieds du lit et des siens ; je pris les bords de la gaze qui la couvrait et je la levai ; elle me laissa faire. Je lui dis qu’elle était belle ; et à ma place et à mon âge il était trop difficile de ne pas la trouver telle. Je me disposais à appuyer mon éloge, lorsque, interposant sa main entre ses charmes et mon désir, elle m’arrêta tout court par ce discours étrange : « Mon ami, voilà qui est fort beau (ou fort bien, je ne sais lequel des deux elle a dit) ; mais je ne suis pas sûre de moi, et je ne sais, ajouta-t-elle, pourquoi je serais désespérée que tu eusses à te plaindre de ma complaisance. Il y a là, de l’autre côté de ma porte, un grand benêt qui me presse ; la première fois je le laisserai aller, et nous saurons si tu peux accepter sans conséquence fâcheuse ce que je ne suis que trop disposée à t’accorder. » L’expérience se fit, le grand benêt voisin en fut malade à mourir ; et j’échappai par une grâce spéciale de la Providence, qui ne m’a jamais fait que le bien de me sauver du mal, à un accident dont les libertins se rient, mais qui me fait frissonner…

Gardez-vous bien de communiquer ces historiettes à Uranie ; vous rempliriez son âme d’un trouble qui ne la quitterait plus ; elle verrait son fils environné des mêmes périls sans se promettre pour lui le bonheur qui m’en a sauvé.

Adieu, mon amie. Vous voyez bien que ce n’est là qu’un fragment d’une lettre que je n’ai pas le temps d’achever. Il est tard, il faut que je sois contre-signe ; et si je ne me hâte pas de courir sur le quai des Miramionnes, je n’y trouverai plus personne. Adieu encore une fois, mon amie ; aimez-moi malgré tout ce que je vous confie. Que m’importe de devoir ce que je puis avoir de qualités estimables à la nature ou à l’expérience, pourvu qu’elles soient solides, que jamais la vanité ne les dépare, et que je reste plus convaincu que je ne l’ai été de ma vie qu’elles sont infiniment au-dessous du prix et de la récompense que vous y mettez ! Adieu pour la troisième fois. Mon respect, mon dévouement, mon amitié la plus tendre à Uranie, si vous avez le bonheur de la posséder.

L’homme à qui cette fille demandait la grâce de lui faire un enfant, souriait, plaisantait, disait peu de chose : l’affaire lui paraissait importante. Il demandait du temps pour s’y résoudre, et l’on n’en était point offensée. Je devine une partie des raisons qui le faisaient balancer. Si vous me les demandez, après votre décision, je vous les dirai. À dimanche la suite de ce bavardage. C’est toujours ma treizième ; je suis têtu.



  1. Fameux horloger, né à Tours en 1686, mort à Paris en 1759.
  2. 1744.