Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 78-83).


LXVI


Paris, le 25 juillet 1762.


Je croyais avoir rétabli la paix dans notre société. Je me suis trompé. La dame de la Briche[1] exige des excuses et des réparations ; le silence aurait tout arrangé ; mais ils n’ont pas voulu se taire, et voilà une femme qui ne reparaîtra plus parmi nous et un homme qui s’en exclura, parce qu’il s’y croira obligé par décence ; et puis des caquets sans fin. J’en ai des vapeurs ; au reste mon parti est tout pris, c’est de me tenir à l’écart et d’attendre le moment de refaire le rôle de pacificateur, le seul qui me convienne, et de tenir mes doigts dans mes oreilles, afin d’ignorer le mal qu’ils vont dire les uns des autres.

L’ami Le Roy boude toujours Mme de… Il fallait donc qu’il se crût bien sûr de son fait. Il est venu dîner avec nous jeudi. Il avait le visage de la mauvaise conscience. Il se proposait de monter à cheval sur le soir avec sa bien-aimée, qui ne s’en est pas souciée, et il n’en a boudé que davantage ; mais Mme de… dit que les boudeurs se corrigent eux-mêmes, quand on ne les regarde pas.

Je ne sais où en sont les affaires de Suard, mais il me semble un peu remis. Serait-ce qu’il y a des remords qui s’étouffent par la répétition du crime ? Je ne sais, mais si je vous étais une fois infidèle, il me semble que je ne m’en tiendrais pas là ; il ne faut donc pas commencer.

M. Suard nous présenta un Français tout frais débarqué de Copenhague. Cet homme nous débita des choses incroyables de l’amour des peuples pour leur souverain et de l’amour du souverain pour les peuples. On dirait que c’est chez le Danois que le patriotisme s’est réfugié. Voici une scène dont il a été témoin, et que vous voudriez bien avoir vue. C’était à l’installation de la statue équestre du roi, sur une des places publiques de la capitale ; le concours du peuple était immense. Le monarque était venu accompagné de toute sa cour. À peine avait-il paru, que voilà tout à coup deux à trois cent mille voix qui s’élèvent et qui crient à la fois : Vive notre roi ! vive notre bon roi ! vive notre maître, notre ami, notre père ! et le souverain, partageant aussi tout à coup le transport de son peuple, d’ouvrir la portière de son carrosse, de s’élancer dans la foule, de jeter son chapeau en l’air, et de s’écrier : Vive mon peuple ! vivent mes sujets ! vivent mes amis ! vivent mes enfants ! et d’embrasser tous ceux qui se présentaient à lui. Ah ! mon amie, que cela est rare et beau ! L’idée de ce spectacle me fait tressaillir de joie, mon cœur en palpite, et je sens les larmes en tourner dans mes yeux. Ce récit nous a tous également attendris. Je relis cet endroit de ma lettre et il m’attendrit encore. Convenez que ce chapeau jeté en l’air marque une âme bien enivrée. Quel est d’entre ses sujets le fortuné qui est resté possesseur de ce chapeau ? Si c’était moi, on m’en donnerait sa forme toute pleine d’or que je n’échangerais pas. Quel plaisir j’aurais de le montrer à mes enfants, mes enfants aux leurs, et ainsi de suite jusqu’à ce que la famille s’éteignît ! Combien l’heureux moment qui m’en aurait rendu possesseur se serait répété ! combien je raconterais de fois la chose avant que de mourir ! Croyez-vous que quelqu’un osât jamais le mettre sur sa tête ? Cet effet ne serait-il pas mille fois plus précieux que l’épée de César Borgia, où l’on voit encore des gouttes de sang ? L’histoire de cette journée fera verser des larmes de joie dans deux cents ans, dans mille ans d’ici : qu’elle fut belle pour le monarque ! qu’elle fut belle pour ses sujets ! Voilà le bonheur que j’envie aux maîtres de la terre ; causer l’ivresse d’un peuple immense, la voir, la partager : c’est pour en mourir de plaisir. Au milieu de cette allégresse publique, il fallait avoir perdu son père, ou avoir été trahi de sa maîtresse pour être triste.

M. Suard part demain pour la Chevrette. Assis au frais à côté de lui, sur une chaise, aux Tuileries, je lui disais : « Vous êtes mieux, ce me semble, et je m’en réjouis. — Oui, me répondit-il, je suis mieux dans ce moment, mais peut-être que demain au soir je serai plus mal. » À qui en veut-il ? est-ce à la dame de la Briche, est-ce à la dame de… ? Celle-ci ne se tient pas d’aise de se croire délivrée de l’autre ; mais elle paraît regretter sincèrement son ami.

Il y a quinze jours qu’il régnait dans cette maison une concorde charmante : on riait, on plaisantait, on embrassait, on se disait tout ce qui venait à la bouche ; les hommes étaient aux genoux des femmes, les amants s’en amusaient, les époux n’y prenaient pas garde. Aujourd’hui on est sérieux ; on se tient écartés les uns des autres, on se fait en entrant, en passant, en sortant, des révérences et des compliments ; on s’écoute, on ne se parle guère, parce qu’on ne sait que se dire, et qu’on n’ose se dire ce qu’on sait ; on met de l’importance à tout, parce qu’on n’est plus innocent : je vois tout cela et je péris d’ennui.

Mme Geoffrin était venue sur le midi ; elle se proposait de dîner, mais saisie tout à coup de cet ennui qui la gagnait, sans qu’elle s’en aperçût, étonnée comme l’eût été quelqu’un qui n’aurait plus reconnu les visages, s’appliquant peut-être à elle-même l’embarras des autres, elle regarde, elle se damne sur sa chaise ; elle veut être plaisante, personne ne la seconde, à peine on lui sourit ; elle se tait, fait des nœuds, bâille une fois ou deux, se lève et s’en va. Et l’abbé Follet qui lui crie : « Madame, vous nous quittez ? » Et elle qui lui répond : « Il n’y a personne aujourd’hui, une autre fois je reviendrai. » Adieu nos jolis soupers des lundis. Ceux qui ne savent pas encore le mot de l’énigme se parlent à l’oreille et se demandent qu’est-ce qu’il y a de nouveau ici. Dans quinzaine ils le sauront, et Dieu sait ce qu’ils en diront eux et les autres. J’entends tous les propos d’avance, et je m’en afflige.

M. Suard revient après-demain de la Briche ; je suis curieux de la mine qu’il en rapportera : allongée, tout est dit ; gaie, tout est encore dit. Uranie, qu’en dites-vous ? J’ai de la peine à croire qu’on soit bien fait pour l’amitié, quand on n’est point fait pour la tendresse ; sait-on aimer un homme quand on ne sait pas connaître la misérable condition des femmes, et prendre sur soi les soins si délicats et si doux d’en consoler une au moins ?

Ma huitième ! vous vous trompez, chère amie, c’est la neuvième, ou il y en a une d’égarée ; comptez bien ; voici ma douzième lettre. Un mot de réponse là-dessus ; il y a dans ces lettres tant de choses que je n’écris que pour mon amie, que j’ignore pour le reste de la terre !

Le livre de Boulanger est très-rare ici[2] ; nous en avons fait venir, par la poste, deux ou trois exemplaires qu’on nous a souillés. Sachez d’Uranie si l’épître dédicatoire est à son exemplaire. Nous aurons Émile pour peu de chose, et je ne tarderai pas de l’envoyer à Morphyse.

Je n’ai pas encore vu M. Duval, et je me le reproche.

Hier j’aperçus Fayolle et Mélanie aux Tuileries, Mélanie en beau taffetas blanc, mais fort changée ; Fayolle plus vermeil que la rose au matin, et entre le frère et la sœur, une jeune personne assez grande, mesquinement vêtue, mais d’une figure et d’une taille qui se faisaient remarquer. Je ne sais qui elle est. Je ne pense pas l’avoir jamais vue ni chez vous ni chez Mme de Solignac.

Je vous parlerai une autre fois de mon nouvel arrangement avec mes libraires, si vous m’en faites ressouvenir.

Mme Diderot a été fort malade de la petite poste ; c’est ainsi qu’ils appellent la maladie courante. Elle se porte mieux ; il ne lui est resté qu’une douleur vers le pli de l’aine, et qu’une mauvaise humeur qui chassera de chez moi la pauvre Jeanneton ; il est impossible qu’elle tienne ; j’en suis fâché, les domestiques passables ne sont pas communs.

Je ne suis plus surpris que vous vous fassiez au séjour d’Isle ; on est heureux partout où l’on fait le bien : aimer ou faire le bien, c’est, comme vous savez, ma devise. Vous pensez juste, il ne suffit pas de faire le bien, il faut encore le bien faire. Continuez. Soulagez les malheureux ; c’est le vrai moyen de vous consoler de mon absence. Je disais au Baron, lorsqu’il perdit sa première femme, et qu’il croyait qu’il n’y avait plus de bonheur pour lui dans la vie : « Sortez de chez vous, courez après les malheureux, soulagez-les, et vous vous plaindrez après de votre sort, si vous l’osez. »

Rousseau, dont vous me parlez encore, fait un beau vacarme à Genève. Les peuples, irrités de la présomption de l’auteur et de ses ouvrages, se sont assemblés en tumulte, et ont déclaré unanimement au consistoire des ministres que la Profession de foi du Vicaire savoyard était la leur. Eh bien ! voilà un petit événement, de rien en lui-même, qui aura fait abjurer en un jour la religion chrétienne à vingt mille âmes. Oh ! que ce monde-ci serait une bonne comédie, si l’on n’y faisait pas un rôle ; si l’on existait, par exemple, dans quelque point de l’espace, dans cet intervalle des orbes célestes où sommeillent les dieux d’Épicure, bien loin, bien loin, d’où l’on voit ce globe sur lequel nous trottons si fièrement gros tout au plus comme une citrouille, et d’où l’on observât, avec le télescope, la multitude infinie des allures diverses de tous ces pucerons à deux pieds, qu’on appelle des hommes ! Je ne veux voir les scènes de la vie qu’en petit, afin que celles qui ont un caractère d’atrocité soient réduites à un pouce d’espace et à des acteurs d’une demi-ligne de hauteur, et qu’elles ne m’inspirent plus des sentiments d’horreur ou de douleur violents. Mais n’est-ce pas une chose bien bizarre que la révolte que l’injustice nous cause soit en raison de l’espace et des masses ? J’entre en fureur si un grand animal en attaque injustement un autre. Je ne sens rien, si ce sont deux atomes qui se blessent ; combien nos sens influent sur notre morale ! Le beau texte pour philosopher ! Qu’en dites-vous, Uranie ?

C’est précisément parce que cette Profession de foi est une espèce de galimatias, que les têtes du peuple en sont tournées. La raison, qui ne présente aucune étrangeté, n’étonne pas assez, et la populace veut être étonnée.

Je vois Rousseau tourner tout autour d’une capucinière où il se fourrera quelqu’un de ces matins. Rien ne tient dans ses idées ; c’est un homme excessif qui est ballotté de l’athéisme au baptême des cloches. Qui sait où il s’arrêtera ?

Le texte courant de nos causeries, c’est tantôt la politique, tantôt la religion ; nous rabâchons notre catéchisme. Le plaisant de cela, c’est que Gros-Jean remontre à son curé ; il lui prêche ses propres sermons. Qu’il aille, qu’il aille ; n’est-on pas trop flatté de retrouver ses opinions dans l’âme de ses amis ?

Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous souhaite incessamment celle à qui vous ouvrirez votre âme, et à qui vous parlerez de moi. Voilà ma douzième ; je persiste.

Les journées très-chaudes sont suivies de soirées très-fraîches. Veillez sur votre santé ; ne vous exposez pas au serein ; vous connaissez quelle méchante petite poitrine de chat vous avez et à quels terribles rhumes vous êtes sujette. Si Uranie était à côté de vous, je serais plus tranquille.

J’attends avec impatience votre réponse à ma dernière lettre. Êtes-vous toujours seule ? Adieu mille fois, et mille baisers de loin qui n’en valent pas un de près.



  1. Mme d’Épinay.
  2. Recherches sur l’origine du despotisme oriental, Genève, 1761, in-12.