Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 486-491).


XLIV


Au Grandval, le 13 octobre 1760.


Pourquoi n’entends-je plus parler de vous ? Ah ! mon amie, la chère sœur est à côté de vous ; vous m’oubliez ; vous me négligez !

Je suis parti jeudi dans l’après-midi, pour me rendre au Grandval ; je l’avais bien deviné, qu’on ne m’y attendait plus et qu’on y médisait de moi ; on en a été d’autant plus content de me voir.

« Eh ! vous voilà, philosophe, j’en suis enchantée. Venez, que je vous baise ; je ne suis plus jeune, mais je me porte bien et je ne suis pas toujours bon. » Ce je ne suis pas toujours bon est bien méchamment dit. Vous comprenez que c’est Mme d’Aine qui a dit comme cela.

Le Baron et le père Hoop sont descendus et m’ont embrassé. D’abord nous avons parlé tous à la fois, comme il arrive quand il y a du temps qu’on ne s’est vu, qu’on est bien aise de se retrouver, et qu’on a l’empressement de se le témoigner.

Mme d’Holbach était à son métier ; je me suis approché d’elle. Oh ! qu’elle était belle ! le beau teint ! la belle santé ! et puis, quel vêtement ! C’est une coiffure en cheveux avec une espèce d’habit de marmotte d’un taffetas rouge, couvert partout d’une gaze à travers la blancheur de laquelle on voit percer, çà et là, la couleur de rose..... « Vous revenez de la Chevrette ? — Oui, madame. — Vous vous y êtes amusé ? — Oui, madame, assez. — Aussi, vous y êtes resté longtemps ? — M. Grimm et Mme d’Épinay m’ont retenu un jour, et puis encore un jour, et puis de jour en jour on touche au bout de la semaine. — En attendant que vous vinssiez, maman en a fait de bons contes. — Cela se peut, madame ; mais ce sont des contes. — Pourquoi ? Je n’entends pas. — Vous n’entendez pas qu’il y a des choses sacrées dans ce monde ? — Eh ! oui, a-t-elle ajouté en baissant les yeux et en souriant avec malice, et dont il est bien de se tenir à quelque distance. » Voilà de ces mots qu’elle a appris de M. Le Roy. Entendez-vous celui-là ? Le reste de la soirée s’est passé à m’installer ; la matinée d’hier à prendre du thé et à arranger mon atelier ; car j’ai apporté ici beaucoup d’ouvrages en me doutant bien que je ne ferai rien. Le Baron et M. d’Aine s’en sont allés à Gros-Bois dîner chez l’ancien ministre Chauvelin ; nous avons été fort gais sans eux.

Il a beaucoup plu la nuit du vendredi au samedi, beaucoup encore la matinée du samedi ; la terre était molle, et nos dames ont mieux aimé demeurer à la maison que de s’exposer à laisser leurs souliers dans la glaise et à revenir pieds nus. Nous nous sommes donc promenés seuls, le père Hoop et moi, depuis trois heures et demie jusqu’à six. Cet homme me plaît plus que jamais. Nous avons parlé politique. Je lui ai fait cent questions sur le parlement d’Angleterre. C’est un corps composé d’environ cinq cents personnes. Le lieu où il tient ses séances est un vaste édifice ; il y a six à sept ans que l’entrée en était ouverte à tout le monde et que les affaires les plus importantes de l’État s’y discutaient sous les yeux même de la nation assemblée et assise dans de grandes tribunes, élevées au-dessus de la tête des représentants[1]. Croyez-vous, mon amie, qu’un homme osât en face de tout un peuple proposer un projet nuisible ou s’opposer à un projet avantageux, et s’avouer publiquement méchant ou stupide ? Vous me demanderez sans doute pourquoi les délibérations se font aujourd’hui à porte fermée : « C’est, me répondit le père Hoop (car je lui fis la même question), qu’il y a je ne sais combien d’affaires dont le succès dépend du secret et qu’il était impossible qu’il fût gardé. Nous avons, ajouta-t-il, des hommes qui possèdent une écriture abrégée et dont la plume devance la plus grande volubilité de la parole[2]. Les discours des Chambres paraissent ici et en pays étranger, mot pour mot, comme ils avaient été tenus. Cela était d’un grand inconvénient. »

La politique et les mœurs se tiennent par la main, et conduisent à une infinité de textes intéressants sur lesquels on ne finit point.

À propos du bonheur de la vie, je lui ai demandé quelle était la chose qu’il estimait le plus dans ce monde. Après un petit moment de réflexion : « Celle qui m’a toujours manqué, m’a-t-il dit, la santé. — Et le plus grand plaisir que vous ayez goûté ? — Je le sais ; mais pour l’expliquer, il faut que je vous entretienne de ma famille. Nous sommes deux frères et trois sœurs. En Écosse, comme en quelques provinces de France, la loi absurde assure tout à l’aîné ; mon aîné fut la coqueluche de mon père et de ma mère ; c’est-à-dire qu’ils mirent tout en œuvre pour en faire un mauvais sujet, et ils ne réussirent que trop bien. Ils le marièrent le plus tôt et le plus richement qu’ils purent ; ils se dépouillèrent en sa faveur de tout ce qu’ils avaient. Mais cet enfant mal né et mal élevé les fit bientôt repentir de l’indépendance totale où ils avaient eu la faiblesse de le mettre. Il leur manqua de respect, les traita durement, s’ennuya d’eux, les fit souffrir, et contraignit son bon vieux père et sa bonne vieille mère à abandonner leur maison, emmenant avec eux leurs filles, et ayant à peine de quoi se nourrir, bien loin d’avoir de quoi marier ces filles déjà grandes ; leur frère avait encore arrangé les affaires de manière qu’on n’en pouvait même exiger leur dot. Le dessein à tous ces malheureux était de sortir d’Édimbourg et d’aller cacher en Castille leur misère et l’ingratitude de leur fils. Cependant la mélancolie, qui m’a promené presque dans toutes les contrées du monde, m’avait conduit à Carthagène. Ce fut là que j’appris le désastre et la détresse de mes parents. Je tâchai de les consoler et de les tranquilliser pour le présent et sur l’avenir. Je vendis le peu que j’avais et je leur en envoyai le prix. Jetant ensuite les yeux sur les fortunes rapides qui se faisaient autour de moi, je me mis à commercer ; je réussis : en moins de sept ans, je fus riche. Je me hâtai de revenir ; je rétablis mes parents dans l’aisance ; je châtiai mon frère, je mariai mes sœurs, et je fus, je crois, l’homme le plus heureux qu’il y eût au monde. »

En achevant ce récit, il avait l’air fort touché. « Mais à quoi, lui demandai-je, avez-vous employé les premières années de votre jeunesse ? — À l’étude de la médecine, me répondit-il. — Mais pourquoi n’avez-vous pas suivi cet état ? — Parce qu’il fallait ou rester ignoré dans la foule, ou faire le charlatan pour en sortir. — Il est bien dur de renoncer à son état, après en avoir fait tous les frais. — Il est bien plus dur de ramper, de languir dans l’indigence, ou de fourber. »

Cette conversation nous conduisit aux moyens les plus sûrs de s’enrichir. Je lui disais que pour devenir quelque chose dans la suite il fallait se résoudre à n’être rien d’abord : et à ce propos, je me rappelai celui que j’avais tenu à un jeune ambitieux qui ne savait par où débuter. — Vous savez lire ? lui dis-je. — Oui. — Écrire ? — Oui. — Un peu calculer ? — Oui. — Et vous voulez être riche à quelque prix que ce soit ? — À peu près. — Eh bien, mon ami, faites-vous secrétaire d’un fermier général. »

Voilà, ma bonne amie, notre causerie : elle vous amusait l’an passé ; pourquoi vous ennuierait-elle cette année ?

Après l’étude, ce qui lui avait plu davantage c’étaient les voyages ; il voyagerait encore à l’âge qu’il a. Pour moi, je n’approuve qu’on s’éloigne de son pays que depuis dix-huit ans jusqu’à vingt-cinq. Il faut qu’un jeune homme voie par lui-même qu’il y a partout du courage, des talents, de la sagesse et de l’industrie, afin qu’il ne conserve pas le préjugé que tout est mal ailleurs que dans sa patrie ; passé ce temps, il faut être à sa femme, à ses enfants, à ses concitoyens, à ses amis, aux objets des plus doux liens. Or, ces liens supposent une vie sédentaire. Un homme qui passerait sa vie en voyage ressemblerait à celui qui s’occuperait du matin au soir à descendre du grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier, examinant tout ce qui embellit ses appartements, et ne s’asseyant pas un moment à côté de ceux qui les habitent avec lui.

Voilà en gros notre promenade ; si vous en exceptez une anecdote polissonne qui s’est glissée, je ne sais comment, tout à travers de choses assez sérieuses.

Il faisait un cours d’accouchement chez un homme célèbre appelé Grégoire[3]. Ce Grégoire croyait sérieusement qu’un enfant qui mourait sans qu’on lui eût jeté un peu d’eau froide sur la tête, en prononçant certains mots, était fort à plaindre dans l’autre monde ; en conséquence, dans tous les accouchements laborieux, il baptisait l’enfant dans le sein de la mère ; oui, dans le sein de la mère. Or savez-vous comment il s’y prenait ? D’abord il prononçait la formule : Enfant, je te baptise ; puis il remplissait d’eau sa bouche qu’il appliquait convenablement, soufflant son eau le plus loin qu’il pouvait ; en s’essuyant ensuite les lèvres avec une serviette, il disait : « Il n’en faut que la cent millième partie d’une goutte pour faire un ange. »

Le Baron et Mme d’Aine sont rentrés presque en même temps que nous. Le piquet s’est fait. Nous avons bien soupé. Après souper, encore un peu de causerie, et puis bonsoir.

Je ne vous ai pas dit qu’avant de quitter Paris j’ai vu l’ami Gaschon. Dieu ! combien nous avons parlé de la mère et des deux filles ! Vous auriez été trop aise d’être derrière la tapisserie et de nous entendre. Ô mon amie ! conservez toujours la franchise de votre caractère ; augmentez-la s’il se peut, afin que vous ayez la confiance, l’estime et la vénération de tous ceux qui vous entourent. Que si vous veniez jamais à disparaître d’au milieu d’eux, ils soient vains de vous avoir connue : qu’ils s’entretiennent longtemps de vous ; qu’ils s’en entretiennent toujours avec éloge et regret ; et qu’ils ajoutent : Eh bien ! le philosophe Diderot fut, de tous les hommes qui eurent le bonheur de la connaître, celui qu’elle aima le plus.

J’ai chargé M. Gaschon de faire ma paix avec Mlle Boileau, et il m’a promis d’y mettre tout son savoir. L’affaire avec M. Bouret est au même point. J’ai eu beaucoup de plaisir à l’entendre donner au diable tous ces gens à fausses protestations. Il ne fera pas le voyage d’Isle ; il m’a dit qu’il s’en était accusé auprès de madame votre mère. Voilà tout ce que j’ai fait depuis que je n’ai entendu parler de vous. D’où vient donc ce silence ? Votre sœur remplit-elle si exactement les moments que vous dérobez à votre mère que vous ne puissiez plus m’en donner un seul !

Je ne sais quand cette lettre vous parviendra ; cependant je vous écris toujours. Voici l’arrangement que j’ai pris avec Damilaville. Votre lettre reçue, il l’adressera à un de ses subalternes à Charenton. Ce subalterne remportera ma réponse qu’il mettra à la poste à Charenton pour Paris, à l’adresse de Damilaville, qui la contre-signera à l’adresse de M. Gillet. Voilà bien des allées et bien des venues. Si j’étais à Paris, je vous lirais à l’heure qu’il est, je vous répondrais ; demain ma réponse serait à la boîte, et dans trois jours d’ici vous l’auriez.

Adieu, ma tendre amie. Si vous ne recevez pas de mes nouvelles avec toute l’exactitude que vous désirez, gardez, gardez-vous bien de m’accuser de négligence. Et qu’ai-je de mieux à faire que de m’entretenir avec vous, et que de vous ouvrir mon cœur ? Adieu, adieu.



  1. L’étonnement de Diderot prouve combien la constitution du gouvernement anglais était alors ignorée chez nous. (T.)
  2. Des sténographes. La sténographie était alors complètement inconnue en France. (T.)
  3. Sans doute un des Grégory, célèbres médecins écossais.