Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 492-502).


XLV


Au Grandval, le 15 octobre 1760.


Des pluies continuelles nous tiennent renfermés. Mme d’Holbach s’use la vue à broder ; Mme d’Aine digère étalée sur des oreillers ; le père Hoop, les yeux à moitié fermés, la tête fichée sur ses deux épaules, et les mains collées sur ses deux genoux, rêve, je crois, à la fin du monde. Le Baron lit, enveloppé dans une robe de chambre et renforcé dans un bonnet de nuit ; moi, je me promène en long et en large, machinalement. Je vais à la fenêtre voir le temps qu’il fait, et je crois que le ciel fond en eau, et je me désespère..... Est-il possible que j’aie déjà vécu près de quinze jours sans avoir entendu parler de vous ? Ne m’avez-vous point écrit ? ou Damilaville a-t-il oublié nos arrangements ? ou ce subalterne qui devait recevoir vos lettres à Charenton, me les apporter ici, et prendre les miennes, serait-il arrêté par les mauvais temps ? C’est cela. Quand il s’agit d’accuser les dieux ou les hommes, c’est aux dieux que je donne la préférence. Il y a près de deux lieues d’ici à Charenton ; les chemins sont impraticables ; et le ciel est si incertain qu’on ne peut s’éloigner pour une heure, sans risquer d’être noyé. Cependant je suis très-maussade ; c’est Mme d’Aine qui me le dit à l’oreille. Les sujets de conversation qui m’intéresseraient le plus, si j’avais l’âme satisfaite, ne me touchent presque pas. Le Baron a beau dire : « Allons donc, philosophe, réveillez-vous », je dors. Il ajoute inutilement : « Croyez-moi ; amusez-vous ici, et soyez sûr qu’on s’amuse bien ailleurs sans vous. » Je n’en crois rien. Comme il n’y a rien à tirer de moi, le voilà qui s’adresse au père Hoop. « Eh bien, vieille momie, que ruminez-vous là ? — Je rumine une idée bien creuse. — Et cette idée, c’est ? — C’est qu’il y a eu un moment où il n’a tenu à rien que l’Europe ne vît un jour le souverain pontificat et la royauté réunis dans la même personne et ne soit retombée à la longue sous le gouvernement sacerdotal. — Quand, et comment cela ? — Ce fut lorsqu’on délibéra si l’on permettrait ou non aux prêtres de se marier. Les Pères du Concile de Trente, attachés à de misérables petites vues de discipline ecclésiastique, étaient bien loin de sentir toute l’importance de cette affaire. — Ma foi, je ne la sens pas plus qu’eux. — Écoutez-moi. Si l’on eût permis aux prêtres de se marier, n’est-il pas certain que le souverain marié eût pu se faire ordonner prêtre ? Et croyez-vous que, fatigué des embarras continuels que les chefs du clergé donnent partout aux souverains, aucun d’entre eux ne se fût avisé de les terminer en réunissant en sa personne la puissance ecclésiastique à la puissance civile ? et si cet exemple eût été donné une fois, croyez-vous qu’il n’eût pas été suivi ? — C’est-à-dire, père Hoop, que le roi aurait dit la messe et fait le prône ? — Oui, madame, tout comme un autre. Le souverain ordonné eût fait ordonner son fils ; les princes du sang se seraient fait ordonner eux et leurs enfants. Vous verriez aujourd’hui tous les grands engagés dans les ordres ; la nation divisée en deux classes : l’une noble et l’autre sacerdotale, qui aurait rempli les fonctions importantes de la société, et qui aurait attiré vers elle le respect que l’on doit à la dignité, à la naissance et aux talents ; l’autre imbécile, stupide, esclave, avilie, qui aurait été condamnée aux travaux mécaniques et que la double autorité des lois et de la superstition aurait tenue sans cesse courbée sous le joug. Bientôt la science se serait retirée dans le sein des familles nobles et sacerdotales ; pontifes et juges de la nation, les grands auraient encore été ses médecins, ses astronomes, ses théologiens, ses jurisconsultes, ses historiens, ses poëtes, ses géomètres, ses chimistes, ses naturalistes, ses musiciens. Jaloux de la lumière qu’ils n’auraient pas manqué d’envier à la multitude, ils n’auraient trouvé de moyen plus sûr de la réserver à leurs enfants que par la langue secrète et l’écriture sacrée ; l’hiéroglyphe aurait reparu avec le silence et le mystère des collèges anciens ; l’imbécillité nationale s’accroissant avec le temps, l’hiéroglyphe, qui n’eût été dans le commencement qu’un symbole, serait devenu une idole pour le peuple, qui serait descendu peu à peu dans les absurdités de la superstition égyptienne, et Dieu sait quand il en serait sorti. Il y a des révolutions qui ont eu des causes moins importantes et des suites plus étranges. Quoi qu’il en soit, le magianisme des Perses n’a peut-être pas eu d’autre commencement. — Et si tout cela avait eu lieu, ma fille, tu coucherais avec un prêtre et tu ferais des petits clercs. »

Combien de choses, pour et contre cette idée, n’aurais-je pas dites, si j’avais été capable d’attention ! Mais une inquiétude a saisi mon esprit, et je ne saurais l’en délivrer..... Arrivez donc, lettres de mon amie ; venez me rendre à mes amis, à leur entretien et aux autres amusements de la maison où je suis.

Ils conviennent tous deux que le gouvernement sacerdotal est le pire de tous ; et les raisons qu’ils en apportent me frappent. « Point de commandement plus dur et plus absolu que celui qui s’exerce de la part des dieux. La masse des préjugés et des superstitions s’accroissant au gré de la cupidité du prêtre, elle devient énorme à la fin ; c’est un fardeau sous lequel la liberté et la raison sont également étouffées. Plus celui qui commande met de disproportion et de distance entre lui et celui qui lui obéit, moins le sang et la sueur de celui-ci lui sont précieux, plus la servitude est cruelle. Partout où les prêtres ont été souverains, il reste dans la vénération que les peuples leur portent encore, quoiqu’ils n’aient plus que le titre de prêtres, des vestiges qui ne montrent que trop à quel indigne excès elle était portée lorsqu’ils marchaient le sceptre dans une main et l’encensoir dans l’autre, et qu’ils allaient s’asseoir sur le trône et sur l’autel à côté du dieu. Dans plusieurs contrées de l’Asie, des espèces de cénobites sortent encore aujourd’hui de leur retraite et se montrent dans les villes ; ils sont tout nus ; ils se promènent dans les rues en sonnant une clochette ; et les femmes de tout état accourent en foule autour d’eux, se prosternent à leurs pieds, et leur baisent dévotement cette partie du corps que l’honnêteté ne permet pas de nommer. — Et vous croyez, père Hoop, que, si j’étais dans ce pays-là, j’irais aussi ! — Si vous iriez, madame ! par Dieu ! je le crois : la reine y va bien. » Et puis voilà notre Écossais et Mme d’Aine qui s’arrachent les yeux et qui se disent les choses les plus folles. « Un vilain marsouin comme cela, plus vieux, plus laid, plus ridé, plus crasseux ! Et qui sait où cela s’est fourré ? — La piété ne fait pas ces réflexions-là. — Oh ! je les ferais, moi, s’il fallait en passer par là ; je vous promets que je l’aurais fait échauder préalablement par ma femme de chambre comme un cochon de lait. — Madame ! un prêtre, échaudé comme un cochon de lait ! — Oui, oui. — Mais, sans aller si loin, a ajouté le père Hoop, interrogez un petit sous-vicaire de Saint-Roch, qui prétend sept fois la semaine attirer le Dieu du ciel sur la terre, s’en nourrir et le donner à manger à Pâques à dix mille personnes, et demandez-lui ce qu’il pense de son sublime ministère, en comparaison de la fonction du magistrat, et de la dignité de prince et de souverain. Son tribunal n’est pas magnifique ; c’est une boîte chétive adossée contre le pilier froid d’une église ; mais quand il y est renfermé, il se regarde comme le représentant de celui qui doit juger un jour les vivants et les morts ; c’est à lui qu’il a été donné de délier ou de lier, d’absoudre ou de retenir ; le ciel ratifie l’arrêt qu’il a prononcé, et les portes en sont ouvertes ou fermées à son gré. Lorsqu’il voit à ses pieds le monarque humilié confesser ses fautes, implorer sa médiation, accepter l’expiation qu’il lui plaît de prescrire, quelle idée trop haute peut-il concevoir de lui-même ? Et si à l’orgueil de tant de prérogatives extraordinaires il joignait celui d’imposer des lois, de commander à des années, et de gouverner ; simples mortels, que serions-nous devant lui ? Voyez les Jésuites, souverains et pontifes au Paraguay, comme ils en usent avec leurs sujets ! Ces misérables travaillent sans relâche et ne possèdent rien. Ont-ils commis la plus petite faute ? le Père les appelle : il leur fait signe ; ils se déculottent, s’étendent à terre, reçoivent cent coups d’étrivières, se relèvent, remettent leurs culottes, remercient le bon Père, le saluent très-humblement, baisent le bout de sa manche, et s’en vont contents et gais, s’ils le peuvent. »

Mais voilà un orage terrible, mêlé de pluie, de grêle et de neige ; et, au milieu de cet orage, une colonie qui nous vient de Sussy. Ils sont au nombre de dix à douze, tant bêtes que gens. Le premier moment a été fort tumultueux ; mais, après les caresses qu’il est d’usage que les femmes et les chiens se fassent quand ils se revoient, on s’est rassis, on a causé de mille choses indifférentes. À propos d’emplettes et de meubles, le Baron a dit qu’il voyait la corruption de nos mœurs et le goût diminuant de la nation jusque dans cette multitude de meubles à secret de toute espèce. J’ai dit, moi, que je n’y voyais qu’une chose : c’est que l’on s’aimait autant que jadis, et qu’on se l’écrivait un peu davantage….. Une demoiselle d’Ette[1], belle autrefois comme un ange, et à qui il ne reste plus que l’esprit d’un démon, a répondu que pour s’aimer bien on était trop distrait. J’ai répliqué qu’autrefois on buvait plus qu’on ne fait, on ne jouait guère moins, on chassait, on montait à cheval, on tirait des armes ; on s’exerçait à la paume, on vivait en famille, on avait des coteries, on fréquentait le cabaret, on n’admettait point les jeunes gens en bonne compagnie ; les filles étaient presque séquestrées ; à peine apercevait-on les mères ; les hommes étaient d’un côté, les femmes de l’autre ; à présent on vit pêle-mêle, on admet en cercle un jeune homme de dix-huit ans ; on joue d’ennui, on vit séparés ; les petits ont des lits jumeaux, les grands des appartements différents ; la vie est partagée en deux occupations, la galanterie et les affaires. On est dans son cabinet ou dans sa petite maison avec ses clients ou chez une maîtresse. Or, imaginez qu’une nation fût tout à coup saisie d’un goût général pour la musique : il est sûr qu’on n’y aurait jamais tant fait de mauvais airs, tant chanté faux, tant mal joué des instruments ; mais en revanche tous ceux qui auraient eu du talent, soit pour la composition, soit pour l’exécution, ayant été à portée de le montrer, jamais on n’aurait si bien joué des instruments, jamais si bien chanté, jamais fait autant et de si beaux airs. À l’application, l’esprit de la galanterie étant général, s’il y a aujourd’hui plus de fourberie, plus de fausseté, plus de dissolution que jamais, il y a aussi plus de sincérité, plus de droiture, plus de véritable attachement, plus de sentiments, plus de délicatesse, plus de passion durable qu’aux temps précédents. Ceux qui sont nés pour bien aimer et pour être bien aimés aiment bien et sont bien aimés. C’est ainsi qu’il en sera de toute autre chose : plus il y aura de gens qui s’en mêleront, plus il y en aura qui la feront mal, et plus qui la feront bien.

Lorsque le législateur publie une loi, qu’en arrive-t-il ? Il donne lieu à cinquante méchants de l’enfreindre, et à dix honnêtes gens de l’observer. Les dix honnêtes gens en sont un peu meilleur ; et l’espèce humaine en mérite un peu plus de blâme et d’éloge. Donner des mœurs à un peuple, c’est augmenter son énergie pour le bien et pour le mal ; c’est l’encourager, s’il est permis de parler ainsi, aux grands crimes et aux grandes vertus. Il ne se fait aucune action forte chez un peuple faible. Un Sybarite est également incapable d’assassiner son voisin et d’emporter sa maîtresse au travers de la flamme. Qu’il y ait eu parmi nous un homme qui ait osé attenter à la vie de son souverain[2] ; qu’il ait été pris ; qu’on l’ait condamné à être déchiré avec des ongles de fer, arrosé d’un métal bouillant, trempé dans le bitume enflammé, étendu sur un chevalet, démembré par des chevaux ; qu’on lui ait lu cette sentence terrible, et qu’après l’avoir entendue, il ait dit froidement : La journée sera rude, à l’instant j’imagine aussi qu’il respire à côté de moi une âme de la trempe de celle de Régulus, un homme qui, si quelque grand intérêt, général ou particulier, l’exigeait, entrerait sans pâlir dans le tonneau hérissé de pointes. Quoi donc ! le crime serait-il capable d’un enthousiasme que la vertu ne pourrait concevoir ! ou plutôt y a-t-il sous le ciel quelque autre chose que la vertu qui puisse inspirer un enthousiasme durable et vrai ? Sous le nom de vertu, je comprends, comme vous imaginez bien, la gloire, l’amour, le patriotisme, en un mot tous les motifs des âmes grandes et généreuses. Au reste, les hommes destinés par la nature aux tentatives hardies ne sont peut-être jetés les uns du côté de l’honneur, les autres du côté de l’ignominie, que par des causes bien indépendantes d’eux. Qu’est-ce qui fait notre sort ? Qui est-ce qui connaît la destinée ?…

Cette demoiselle d’Ette a été autrefois l’amie intime de Mme de...... ; c’est à présent son ennemie déclarée. « Il me semble, ajouta-t-elle, qu’il n’y a plus guère de passions fortes. — C’est que de tout temps les hommes à passions fortes ont été rares. — Cependant il n’y a qu’elles qui donnent de grands plaisirs. — Et de grandes peines. »

Quand on fait tant que d’aimer une femme, il en faut être éperdu, mon amie, comme je le suis de vous… Mais j’attends toujours une de vos lettres, et il n’en vient point. Mes fenêtres donnent sur le chemin ; je jette les yeux au loin, et si quelqu’un s’avance de ce côté, je le prends tout de suite pour le commissionnaire de Damilaville. Combien y serai-je encore trompé de fois ?… Le mauvais temps a fort allongé la visite de nos habitants de Sussy. On a dit que celle qui n’aurait pas été aimée d’un homme faible ignorerait les caresses de l’amour. Autre thèse : Qu’il y avait plus de rapport qu’on ne croyait entre la dévotion et la tendresse : que la dévotion, tout bien pesé, consistait à se priver des choses qui ne nous plaisaient plus et qui nous échappaient, et à expier par des sacrifices qui ne coûtent rien la jouissance de celles qu’on aimait encore et qu’on se pouvait procurer. Il m’a semblé que cela avait été mieux dit que je ne vous l’écris. Cependant les voilà partis, et nous revenus à notre première conversation.

Il y a plusieurs contrées où les premières nuits d’une nouvelle mariée appartiennent aux prêtres, à condition cependant que la nouvelle mariée sera d’une famille illustre. Les Nambouris, c’est ainsi que l’on appelle ce clergé, n’accordent pas cette faveur à tous les maris. Là on croit ces hommes impeccables, tout ce qu’ils font est bien ; c’est-à-dire qu’ils disposent de tout comme il leur plaît, sans avoir à répondre de leurs actions. Les Juifs, qui avaient vécu longtemps sous la théocratie, n’étaient pas exempts de ce préjugé. Le prophète Osée disait à une courtisane : L’amie, couchez-vous là, et que je vous fasse un enfant de fornication, et personne n’était scandalisé ni du propos ni de la chose. Le péché irrémissible, c’est de frapper un prêtre ; celui qui le tuerait, par accident serait condamné à mendier toute sa vie, le crâne du prêtre à la main.

Ah ! chère amie, où est cette sérénité d’âme que j’avais l’an passé ? Mme d’Holbach a la même finesse, Mme d’Aine la même gaieté ; le Baron est aussi aimable, l’Écossais aussi original, mais je n’ai plus le pinceau avec lequel je vous les peignais… Le ciel continue de se résoudre en eau, et moi de me désoler. Mes lettres sont arrêtées à Charenton. Quand arriveront-elles ici ? Quand aurez-vous celle-ci ? En attendant, vous souffrirez beaucoup ! la même peine que moi ! Cette idée double la mienne. Vous vous plaindrez à votre sœur, et elle, qui ne demande pas mieux que de me trouver des torts, m’en supposera, et ses discours iront me chercher jusqu’au fond de votre cœur, et m’y blesser. Ce sont des coups d’épingle qui, réitérés, font mourir… je vous en avertis… Notre piquet est fait. Le Baron peut essuyer deux quatre-vingt-dix de suite sans se fâcher. Nous avons soupé. Nos femmes sont étendues sur un même canapé, et nous autres nous sommes rassemblés autour du foyer. Encore un mot de nos Chinois. Ils ne savent ce que c’est que la promenade. Celui qui sortirait de chez lui sans affaire et qu’on verrait aller et venir sous des arbres passerait pour un fou. On les accoutume dès leur plus tendre enfance à durer des heures entières dans la même attitude ; dans un âge plus avancé, semblables à des statues, ils restent un temps incroyable, le corps, la tête, les pieds, les mains, les jambes, les bras, les sourcils, les paupières immobiles. Ils doivent en contracter la facilité de méditer profondément. Il est incroyable jusqu’où ils se possèdent. On a beau faire, on ne les tire point de leur assiette tranquille. Fripons entre eux et avec l’étranger, ils disent que ce sont leurs dupes qui sont des sots ou des étourdis. « Une fois, dit le père Hoop, je fus un de ces sots, de ces étourdis-là ; c’est-à-dire que je fus trompé par un commerçant chinois et fripon. J’allai lui représenter combien il m’avait lésé : « Cela est vrai, me répondit-il, vous l’êtes beaucoup, mais il faut payer. — Mais où est la bonne foi, la droiture ? — Je n’en sais rien, mais il faut payer. « Après avoir essayé les paroles douces, j’en vins aux gros mots, je l’appelai coquin, maraud, fripon. Tout ce qui vous plaira, mais il faut payer. » Je n’en pus jamais tirer autre chose, et je payai. En recevant mon argent : « Étranger, me dit-il, tu vois bien que tu n’as pas gagné un sou à te mettre en colère. Eh ! que ne payais-tu tout de suite, sans te fâcher ? cela eût été beaucoup mieux. » Mais ne vous ai-je pas écrit, ou parlé d’une bizarrerie de toute cette nation ? En regardant les meubles et les porcelaines peintes qui nous viennent de ce pays, il n’est pas que l’extravagance des figures ne vous ait frappée. Savez-vous d’où cela vient ? C’est que, loin de prendre la nature pour modèle, ils cherchent à s’en écarter le plus qu’ils peuvent ; ils disent pour leur raison qu’on la voit sans cesse, et quelque talent qu’on ait, quelque peine qu’on se donne, qu’on n’en approche pas ; d’où ils concluent que tout ouvrage exécuté dans ce genre d’imitation doit dégoûter et faire pitié, au lieu qu’en s’abandonnant au délire de l’imagination, les plantes, les animaux, les hommes, les êtres qu’on crée, ne ressemblant à rien, ne peuvent être accusés de défaut. Mais, dirais-je à un Chinois, je voudrais bien savoir quelle perfection on y peut louer. On assure cependant qu’ils font d’après nature des choses prodigieuses, quand on l’exige d’eux, et qu’ils saisissent singulièrement la ressemblance. Pour moi, j’aurai toujours peine à croire que la vérité de la couleur, la correction du dessin, et l’intelligence des ombres et des lumières soient portées jusqu’à un certain point chez un peuple qui méprise ces qualités ; à moins que la perfection du travail ne soit le résultat de l’abondance dont il jouit et de la patience de son caractère.

Chère amie, je vais laisser là notre radotage philosophique, pour vous entretenir de sujets plus familiers… Comme nous étions occupés une de ces après-midi, le père Hoop, le Baron et moi, à faire une partie de billard, on entend le bruit d’une voiture légère sur la chaussée ; la porte de la salle de billard s’ouvre subitement. C’est Mme d’Holbach qui entre, et qui nous demande avec une joie qui rayonnait autour de son visage comme une auréole : « Devinez la visite qui nous vient ? » Comme nous ne devinions personne qui nous aimât assez pour venir s’enfermer avec nous par le temps qu’il faisait : « C’est M. Le Roy[3] », nous dit-elle. Nous allâmes tous l’embrasser. Si vous savez combien je l’aime, vous saurez aussi combien il m’a été doux de le voir. Il y avait près de trois mois que j’en avais besoin. Il avait passé tout ce temps à jouir d’une petite retraite qu’il s’est faite dans la forêt. Cette retraite s’appelle les Loges. Malheur aux paysannes innocentes et jeunes qui s’amuseront aux environs des Loges ! Paysannes innocentes et jeunes, fuyez les Loges ! C’est là que le satyre habita. Malheur à celle que le satyre aura rencontrée auprès de sa demeure ! C’est en vain qu’elle tendra ses mains au ciel, et qu’elle appellera sa mère ; le ciel ni sa mère ne l’entendront plus ; ses cris seront perdus dans la forêt ; personne ne viendra qui la délivre du satyre ; et quand le satyre l’aura surprise une fois aux environs de sa demeure, elle y retournera pour en être surprise encore. Si le hasard conduit encore les pas du satyre vers elle, elle s’enfuira connue auparavant, mais plus lentement, et peut-être retournera-t-elle la tête en fuyant ; et quand le satyre l’atteindra, elle ne l’égratignera plus ; elle dira qu’elle va crier, mais elle ne criera plus ; elle n’appellera plus sa mère. Mais le satyre ne la cherchera pas longtemps ; car il est plus inconstant encore que libertin. Le bélier qui paît l’herbe qui croît autour de sa cabane n’est pas plus libertin ; le vent qui agite la feuille du lierre qui la tapisse est moins changeant. Celles qu’il ne recherchera plus et qui se seront amusées inutilement autour de sa cabane, et il y en aura beaucoup, s’en retourneront tristes et chagrines en disant au dedans d’elles-mêmes : méchant satyre ! ô satyre inconstant ! si je l’avais su ! Et leurs compagnes, qui verront leur tristesse, leur en demanderont la cause ; et elles ne la diront pas : et les autres bergères innocentes et jeunes continueront de s’amuser autour de la cabane du satyre ; et lui de les surprendre, de les surprendre encore une fois, de ne les surprendre plus ; et elles de se taire. Voilà, mon amie, ce qu’on appelle une idylle que je vous fais, tandis que le satyre, l’oreille dressée, se réjouit à dire des contes à nos femmes. À propos de beaux yeux, il leur dit qu’un jour Saint-Évremond s’endormit entre deux femmes qui se disputaient sur ce qu’il faut appeler de beaux yeux. La matière était importante ; chacune avait la prétention. On allégua beaucoup de choses fines et profondes ; on en allégua beaucoup de brillantes, et de réfléchies. Cependant Saint-Évremond, qui goûtait au milieu de la dispute le sommeil le plus doux, fut pris pour juge. Une des deux femmes, le tirant par le bras, lui dit : « À votre avis, monsieur, quels sont les plus beaux ? » Saint-Évremond se frottant les yeux, leur dit : « Les plus beaux !… Ce sont les petits et ridés. — Les yeux petits et ridés sont les plus beaux ! y pensez-vous ? — Ah ! ah ! vous parlez d’yeux ! Ma foi, j’ai cru que deux femmes de cour s’entretenaient d’autre chose. » Et voilà Mme  d’Holbach qui baisse les yeux et qui joue l’inattention, et Mme  d’Aine qui se met à rire comme une folle, en disant : « C’est une bonne connaissance à voir. — Mais pourquoi si bonne ? Il est toujours trop tard pour s’en servir. » Voilà encore un endroit qu’il ne faut pas lire à notre sœur Uranie.

Mais puisque je suis en train de vous écrire toutes nos minuties, il ne faut pas que j’oublie de vous raconter comme quoi Pouf, le fils de Thisbé, qui avait fait concevoir de lui de si grandes espérances, a jeté la division parmi nous. Thisbé est une élégante, Sibéli la vit et l’aima. Sibéli a été élevé à la cour des rois. D’abord Thisbé fit la coquette, Sibéli se piqua de constance, et au bout de trois heures Thisbé couronna ses feux : trois heures de coquetterie pour des êtres dont la passion ne dure que quelques jours, c’est beaucoup. Je dis cela, parce que je serais fâché qu’on prît une idée défavorable des mœurs de Thisbé. Thisbé mit au monde au temps prescrit deux jumeaux charmants ; Pouf en fut un. Plusieurs grandes dames demandèrent Pouf ; la dame D..... fut préférée, et voilà Pouf installé dans son château, et maître de ses oreillers et de ses coussins dont il usait peu discrètement, lorsqu’un ami de la dame regarda Pouf entre les deux yeux, et prononça que malgré tout l’esprit du père et toute la gentillesse de la mère, cet enfant ne serait jamais qu’un sot. Aussitôt la dame D..... qui ne voit que par les yeux de son ami, comme cela se pratique, se met à répéter que Pouf, malgré toute la gentillesse de sa mère et tout l’esprit de son père, ne sera jamais qu’un sot, quoiqu’elle eût dit auparavant qu’on en pouvait espérer beaucoup ; et puis elle écrit une lettre qu’elle remet à un de ses gens, avec un panier qui renferme Pouf, et Pouf, porté par le domestique, n’a pas sitôt fait quatorze lieues dans son panier qu’il est remis aux lieux de sa naissance. Avec quelles démonstrations de joie n’y est-il pas reçu ! Ah ! c’est toi, mon pauvre Pouf, mon petit ami ; et quand on l’a bien fêté, bien baisé, bien caressé, on lit la lettre de renvoi où l’on ne trouve que faussetés, injures, détours et calomnies ; et l’on dit beaucoup de mal de la dame D..... et l’on félicite Pouf de ne plus appartenir à une aussi méchante maîtresse. J’ai voulu défendre la dame D.....

(Le reste manque.)



  1. Voir sur Mlle d’Ette les Confessions de Rousseau (livre VII) et les Mémoires de Mme d’Épinay.
  2. Damiens.
  3. Ch. Georges Le Roy (1723-1789), lieutenant des chasses des parcs de Versailles et de Marly, collaborateur de l’Encyclopédie. La dernière édition de ses Lettres sur les animaux a été donnée en 1862, par M. le docteur Robinet, chez M. Poulet-Malassis, qui a également réimprimé de Le Roy Louis XV et Mme de Pompadour (Baur, 1875, in-12), étude dont Sainte-Beuve avait signalé la valeur.