Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 484-486).


XLIII


Le 8 octobre 1760.


Je pars demain pour aller au Grandval passer le reste de l’automne. Je ne saurais vous dire, chère amie, combien il m’en coûte pour m’arracher d’ici. Si cette force que les philosophes appellent d’inertie est commune à tous les êtres, j’en ai ma bonne part. Comment vos lettres me parviendront-elles ? Comment recevrez-vous les miennes ? Quel circuit ! Je me rendais ici les mardi, jeudi, dimanche au soir ; je vous lisais et je vous répondais sur-le-champ : cela était assez commode : mais il n’y a pas moyen de rester. J’aurais l’air d’abandonner Mme d’Aine, qui m’a si bien accueilli les vacances passées. Je ne suis bien avec moi-même que quand je fais ce que je dois. J’irai donc demain, jour de ma fête, où l’on ne m’attend peut-être plus et où l’on médit de moi. Vous savez que j’ai quelque affaire à l’Hôtel des Fermes ; j’y ai été appelé ce matin ; et par occasion je me suis rendu rue des Vieux-Augustins. J’ai demandé Mlle Boileau ; elle venait de partir pour Argenteuil avec M. Berger. J’ai laissé chez le portier un billet pour elle. On m’a dit que Mme de Solignac était arrivée ; je ne l’ai point vue, mais je me suis fait écrire pour monsieur qui était absent. Le portier, à qui j’ai demandé si M. de Villeneuve y était, m’a répondu que oui, et même seul. J’ai été tenté de monter ; et puis je me suis dit : Pourquoi monter ? et, ne sachant que me répondre, je m’en suis allé. Vous savez apparemment qu’il déloge le 15 de ce mois et qu’il va demeurer rue Sainte-Anne. C’est le portier qui m’a bavardé cela. Vous m’avez fait faire connaissance plus intime que jamais avec M. Damilaville. J’ai soupé plusieurs fois avec lui ; c’est un homme de bien. Hier, comme je m’en revenais de chez lui à minuit, par le plus affreux temps du monde, d’abord j’ai vu, rue des Boucheries, des amants qui se disaient des douceurs de fort près, au coin d’une porte, à minuit, le ciel fondant en eau ; cela m’a fort édifié ! Arrivé à ma porte, Jeanneton appelée, en attendant qu’elle descendît, mon fiacre m’a dit qu’un hôtel qui fait le coin de la rue des Saints-Pères, à côté de chez moi, habité par M. de Bacqueville, était en feu ; et le tocsin qui sonnait de tous côtés m’a confirmé qu’il disait vrai. Le feu y était depuis midi ; et aujourd’hui, quand j’ai passé sur le quai, il n’était pas encore éteint ; une grande aile de l’hôtel a été brûlée. Ce M. de Bacqueville était un fou, car il n’est plus. D’abord, il n’a pas voulu ouvrir ses portes, menaçant le premier qui mettrait le pied dans sa cour de lui brûler la cervelle d’un coup de pistolet. Il a cru qu’il n’y avait plus rien ; et, sur les cinq heures, il s’en est allé à l’Opéra. Là, on est venu l’avertir que l’incendie s’était renouvelé, et il a répondu : « Eh bien, ce sera une maison de brûlée ; qu’on me laisse en repos. » Après le spectacle, dont il n’a pas perdu un moment, il s’en est allé chez lui ; on voulait l’empêcher d’entrer ; inutilement ; il disait qu’il se souciait fort peu que ses meubles fussent brûlés, qu’il en achèterait d’autres ; moins encore que son or ou son argent fussent fondus, qu’on les retrouverait en lingots dans les décombres ; mais qu’il fallait qu’il sauvât ses papiers. « Mais, monsieur, vous périrez. — Je ne périrai point ; ma maison a des détours qui ne sont connus que de moi et par lesquels je m’échapperai. Si on ne me voit pas revenir, qu’on n’en soit pas inquiet ; je serai avec mes papiers dans un de mes caveaux. » On a visité les caveaux. On y a bien trouvé les papiers, mais point l’homme. Il se faisait une joie de tromper son fils. » Le coquin, disait-il, me croira brûlé ; il en sera au comble de la joie ; il attend ma mort, et je me fais un plaisir de lui apparaître au moment où il s’y attendra le moins. » On raconte de cet homme cent folies ; on dit qu’il a fait séduire sa femme par un de ses amis qui devait se laisser surprendre en flagrant délit avec elle : ce qui s’est fait. En conséquence la pauvre femme a été enfermée. On dit qu’il avait fait pendre un cheval vicieux dans son écurie, pour servir d’exemple aux autres. On dit qu’ayant voulu faire l’essai d’une machine à voler dans l’air qu’il avait inventée, il s’était cassé une cuisse : au demeurant, c’était un vilain avare, très-riche et qui a vécu jusqu’à quatre-vingts ans.

L’indisposition de ma fille est un mal de gorge accompagné d’une fièvre intermittente. Cela va mieux, point de fièvre aujourd’hui ; s’il y a fièvre demain, elle sera saignée. Adieu, mon amie, souvenez-vous quand vous serez arrivée, quatre ou cinq jours après, de me donner le baiser que j’aurais reçu ; je ne veux pas le perdre. Toujours commémoration de moi à madame votre mère et à madame votre sœur.

Voilà cette lettre, vraie ou supposée, du roi de Prusse au marquis d’Argens qui fait ici tant de bruit. Il est sûr qu’elle est de son style ; mais cette preuve suffira-t-elle contre un grand nombre d’autres qui semblent constater la supposition[1] ? Si vous faites de la politique, voilà un excellent sujet.

Je ne saurais m’en aller. Si je restais demain jusqu’au soir, j’aurais une lettre de vous. Combien ce voyage me peine ! Adieu. Ma première sera datée du Grand val, et peut-être sera-t-elle un peu moins vide que les précédentes, grâce à la compagnie que je vais trouver.


P. S. On reconnaîtra peut-être à l’écriture d’où vient cette lettre du roi de Prusse, et peut-être que le cœur en palpitera.

Il est certain que, sans m’en parler, il est enchanté de trouver de petites occasions de lui faire sa cour.

Il ne sait pas combien elle est fière, haute, difficile, capricieuse, peu sensible, peu passionnée, et tout le mal qu’il se prépare.

J’aimerais autant me prendre d’un sylphe ou d’un ange ou d’une idée honnête.



  1. Cette lettre, datée de Hermannsdorff, près de Breslau, le 27 août 1760, se trouve dans la Correspondance de Grimm du mois de septembre suivant.