Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 449-452).


XXXV


Le 10 septembre 1760.


N’imaginez point cela, ma chère amie, ce n’est ni la faute des postes, ni la mienne ; je suis exact et les courriers vont leur train. Mais mes lettres traînent des trois ou quatre jours sur le bureau de M. le substitut, et cependant vous vous plaignez, et je me désespère. Je crois que vous auriez été bien contente dimanche au soir, si vous m’eussiez entendu maudire le contre-seing de M. de Courteilles, et tenir à M. Damilaville des propos d’une extravagance qui en aurait offensé tout autre, mais qui ne lui faisaient que pitié, parce qu’il connaît un peu ma folie. Voilà, par exemple, de ces choses qui sont mal, et dont je ne saurais me repentir ; quand je reviens de sang-froid sur ce qu’ils appellent des emportements déplacés, je me trouve comme je dois être, et je leur dirais volontiers : Rompez tout commerce avec les hommes passionnés, ou attendez-vous à ces incartades : il faut ou se renfermer, ou s’attendre à avoir de la poussière dans les yeux, si l’on se promène quand il fait du vent.

Je suis à la Chevrette où je reçois votre numéro 11. Je devais y arriver samedi au soir ; j’en avais fait une promesse solennelle ; mais le moyen de fuir devant le mot que j’attendais dimanche ? Je restai. Le mot vint ; j’y répondis, et lundi au soir je me rendis ici, où l’on ne m’espérait plus. Nous nous croisâmes, Grimm et moi, sur la route. J’ai donc passé les deux jours suivants en tête-à-tête avec son amie. Voici quelle a été notre vie. Des conversations tantôt badines, tantôt sérieuses, un peu de jeu ; un peu de promenade ensemble ou séparés beaucoup de lecture, de méditations, de silence, de solitude et de repos. Mercredi, Grimm revint à onze heures du soir ; nous eûmes deux heures d’inquiétude ; la nuit était très-obscure, et nous craignions qu’il ne lui fût arrivé quelque chose : nous voilà trois pour jusqu’à lundi prochain. Que fais-je ? que font-ils ? Le matin, il est seul chez lui où il travaille. Elle est seule chez elle où elle rêve à lui. Je suis seul chez moi où je vous écris ; nous nous voyons avant dîner un moment. Nous dînons. Après le dîner, la partie d’échecs ; après la partie d’échecs, la promenade ; après la promenade, la retraite ; après la retraite, la conversation ; après la conversation, le souper ; après le souper, encore un peu de conversation ; et c’est ainsi que finira une journée innocente et douce, où l’on se sera amusé et occupé, où l’on aura pensé, où l’on se sera instruit, estimé et aimé, et où l’on se sera dit : Mais vous aurez donc toujours de la peine, et il ne dépendra pas de moi de vous rendre heureuse ? Une chose me plaît-elle et me la proposé-je, il faut absolument qu’il survienne un contre-temps qui la gâte. J’avais une certaine joie à penser que vous lisiez Tancrède tandis que je le verrais. Je me disais : Quel plaisir elle aura dans cet endroit ! Elle n’entendra jamais cet Eh bien ! mon père ? sans fondre en larmes. J’unissais mes sensations aux vôtres ; j’étais enchanté que, séparés par une distance de soixante lieues, nous éprouvassions un plaisir commun ; et voilà que vous n’avez pas encore reçu cet envoi. Je trouve du courage dans les aveux et les réponses que vous faites à madame votre mère. Peut-être si vous eussiez osé plus tôt, en aurions-nous été mieux. On laisse aller ce qu’on désespère d’arrêter.

Un paquet que M. Gillet avait reçu le matin ! le matin ! ah ! chère amie, cela ne se peut, je ne veux faire injure à personne ; mais il me vient, malgré que j’en aie, des soupçons d’infidélité. Je vous prie de voir si les cachets sont entiers. En vérité, nos fripons de Paris sont, dans le courant des procédés, plus droits que nos honnêtes gens de province ; une misérable petite curiosité suffit à ceux-ci pour les porter à une action vile que les premiers ne feraient que par quelque grand intérêt qu’on a rarement. Si je vous en ai écrit bien d’autres ? en doutez-vous ? Vous en avez trois ou quatre à recevoir, sans compter celle-ci. Mais comment puis-je remédier aux délais qui vous affligent ? Mon rôle est de ne laisser aller aucun courrier à vide, et vous y pouvez compter.

Ce que je pense de cette épître[1] ? que c’est un tissu d’atrocités écrites avec facilité. À la place de Voltaire, vous en sentiriez toute la platitude ; mais vous en seriez mortifiée. Il y a par-ci et par-là des reproches qu’on n’entend pas de sang-froid. Au reste ne craignez aucune suite fâcheuse de ces papiers-là. Qui est-ce qui les lit ? et puis l’idole est si décriée ! Les enfants lui crachent au visage.

M. Gaschon envoya samedi savoir ce que je faisais ; je ne l’ai point vu et je me le reproche ; c’est un très-galant homme qui se jette beaucoup en avant, mais qui ne recule jamais.

Vous l’aurez incessamment, votre boîte ; mais que je sache à qui je l’adresserai.

Mon amie, ne me louez pas trop votre sœur, je vous en prie, cela me fait du mal ; je ne sais pas pourquoi, mais cela est.

J’ai passé la journée du samedi à mettre un peu d’ordre dans mon coffret. J’ai emporté ici la Religieuse, que j’avancerai, si j’en ai le temps. J’y trouverai le Joueur, qu’ils m’exhortent tous à ajuster à nos mœurs. C’est une grande affaire. M. Grimm l’a lu enfin, et il en est transporté.

Nous avons eu mercredi M. de Saint-Lambert et Mme d’Houdetot. M. de Saint-Lambert est un homme d’un sens exquis ; on n’a ni plus de finesse ni plus de sensibilité que Mme d’Houdetot. Ces heures-là se sont échappées. Mme d’Houdetot me disait, à propos d’une tête de Platon que j’ai donnée pour une tête de Sapho, que j’étais bien vieux et qu’à dix-huit ans je n’aurais pas fait cet échange-là.

Ma sœur garde le silence avec moi ; elle est honteuse ou fâchée. Est-ce contre elle ou contre moi qu’elle boude ? Mme Diderot en reçoit de temps en temps des lettres qu’elle serre. On crie tous les jours aux oreilles de l’abbé convalescent que, sans les soins de sa sœur, il ne serait plus ; il faut espérer qu’il rougira d’en user mal avec elle, du moins jusqu’à ce que les services rendus soient assez éloignés pour que l’humeur puisse se montrer sans l’ingratitude.

Mes collègues[2] me font sécher ; ils ne me rendent rien, et je ne travaille point. Mais dites-moi donc, M. Gaschon vous a-t-il écrit ? Ira-t-il, n’ira-t-il pas à Isle ? Est-ce que vous n’avez pas encore vu l’abbé Dumoncet ? Le général et le procureur de son ordre viennent de perdre, contre un simple religieux, un procès qui les déshonore. J’aurais une infinité de choses à vous dire de Grimm, de Mme d’Épinay, de Saurin, du Baron, de Damilaville, de M. de Saint-Gény, de Voltaire ; mais je n’en ai ni le temps ni la place. Ce dernier vient de publier le Recueil des satires du jour, revu, corrigé et augmenté[3] ; je vous l’enverrai aussitôt que nous l’aurons. Je n’ai point encore vu Mlle Boileau. Je rencontrai hier dans nos jardins M. l’échevin, qui me dit qu’elle avait toujours été à la campagne. Mais si je continue, je finirai sans avoir dit que je vous aime. Le détail que je vous fais de mes instants prouve bien que je sens tout l’intérêt que vous prenez à moi ; mais il ne montre pas autant celui que je prends à vous. Chère amie, supposez-le tel qu’il vous plaira, et craignez encore de demeurer au-dessous de ce qu’il est. Adieu.



  1. L’Épître du Diable à M. de V…, dont il est question dans la lettre xxxii.
  2. De l’Encyclopédie.
  3. Recueil des facéties parisiennes pour les six premiers mois de l’année 1760, Genève, 1760, in-8. Voir dans la France littéraire (art. Voltaire, n° 224) la liste des pièces composant ce volume et rassemblées par les soins de Morellet.