Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 452-457).


XXXVI


15 septembre 1760.


C’était hier la fête de la Chevrette. Je crains la cohue. J’avais résolu d’aller à Paris passer la journée ; mais M. Grimm et Mme d’Épinay m’arrêtèrent. Lorsque je vois les yeux de mes amis se couvrir et leurs visages s’allonger, il n’y a répugnance qui tienne et l’on fait de moi ce qu’on veut.

Dès le samedi au soir, les marchands forains s’étaient établis dans l’avenue, sous de grandes toiles tendues d’arbre en arbre. Le matin, les habitants des environs s’y étaient rassemblés ; on entendait des violons ; l’après-midi on jouait, on buvait, on chantait, on dansait, c’était une foule mêlée de jeunes paysannes proprement accoutrées, et de grandes dames de la ville avec du rouge et des mouches, la canne de roseau à la main, le chapeau de paille sur la tête et l’écuyer sous le bras. Sur les dix heures les hommes du château étaient montes en calèche, et s’en étaient allés dans la plaine. À midi, M. de Villeneuve[1] arriva.

Nous étions alors dans le triste et magnifique salon, et nous y formions, diversement occupés, un tableau très-agréable.

Vers la fenêtre qui donne sur les jardins, M. Grimm se faisait peindre et Mme d’Épinay était appuyée sur le dos de la chaise de la personne qui le peignait.

Un dessinateur assis plus bas, sur un placet[2], faisait son profil au crayon. Il est charmant, ce profil ; il n’y a point de femme qui ne fût tentée de voir s’il ressemble[3].

M. de Saint-Lambert lisait dans un coin la dernière brochure que je vous ai envoyée.

Je jouais aux échecs avec Mme d’Houdetot.

La vieille et bonne Mme d’Esclavelles, mère de Mme d’Épinay, avait autour d’elle tous ses enfants, et causait avec eux et avec leur gouverneur.

Deux sœurs de la personne qui peignait mon ami brodaient, l’une à la main, l’autre au tambour.

Et une troisième essayait au clavecin une pièce de Scarlatti.

M. de Villleneuve fit son compliment à la maîtresse de la maison et vint se placer à côté de moi. Nous nous dîmes un mot. Mme d’Houdetot et lui se reconnaissaient. Sur quelques propos jetés lestement, j’ai même conçu qu’il avait quelque tort avec elle.

L’heure du dîner vint. Au milieu de la table était d’un côté Mme d’Épinay et de l’autre M. de Villeneuve ; ils prirent toute la peine et de la meilleure grâce du monde. Nous dînâmes splendidement, gaiement et longtemps. Des glaces ; ah ! mes amies, quelles glaces ! c’est là qu’il fallait être pour en prendre de bonnes, vous qui les aimez.

Après dîner, on fit un peu de musique. La personne dont je vous ai déjà parlé qui touche si légèrement et si savamment du clavecin nous étonna tous, eux par la rareté de son talent, moi par le charme de sa jeunesse, de sa douceur, de sa modestie, de ses grâces et de son innocence. Sans exagérer, c’était Émilie à quinze ans. Les applaudissements qui s’élevèrent autour d’elle lui faisaient monter au visage une rougeur, et lui causaient un embarras charmant. On la fit chanter ; et elle chanta une chanson qui disait à peu près :


Je cède au penchant qui m’entraîne ;
Je ne puis conserver mon cœur.


Mais je veux mourir, si elle entendait rien à cela. Je la regardais, et je pensais au fond de mon cœur que c’était un ange, et qu’il faudrait être plus méchant que Satan pour en approcher avec une pensée déshonnête. Je disais à M. de Villeneuve : Qui est-ce qui oserait changer quelque chose à cet ouvrage-là ? Il est si bien. Mais nous n’avons pas, M. de Villeneuve et moi, les mêmes principes. S’il rencontrait des innocentes, lui, il aimerait assez à les instruire ; il dit que c’est un autre genre de beauté.

Il était assis à côté de moi, nous parlâmes de vous, de Mme votre mère, de Mme Le Gendre. Il m’apprit qu’il avait passé trois mois à la campagne où vous êtes. « Trois mois, c’est bien plus de temps qu’il n’en faut pour devenir fou de Mme Le Gendre. — Il est vrai, mais elle se communique si peu ! — Je ne connais guère de femmes qui se respectent autant qu’elle. — Elle a raison. — Mme Volland… est une femme d’un mérite rare. — Et sa fille aînée… — Elle a de l’esprit comme un démon. — Elle a beaucoup d’esprit ; mais c’est sa franchise surtout qui me plaît. Je gagerais presque qu’elle n’a pas fait un mensonge volontaire depuis qu’elle a l’âge de raison. »

Nos chasseurs revinrent sur les six heures. On fit entrer les violons et l’on dansa jusqu’à dix ; on sortit de table à minuit ; à deux heures au plus tard nous étions tous retirés ; et la journée se passa sans l’ennui que j’en redoutais. Cependant si j’avais été à Paris, une lettre de mon amie, que Damilaville m’aurait remise et que j’attends encore, m’aurait fait plus de plaisir mille fois. Il faut espérer que quelqu’un me l’apportera dans le jour ; ou qu’au pis-aller M. Grimm, qui part, me l’enverra ce soir.

Où êtes-vous ? Est-ce à Châlons ? M’oubliez-vous là dans le tumulte des fêtes et dans les bras de votre sœur ? Madame, ménagez un peu sa santé, et songez que le plaisir a aussi sa fatigue.

Combien de temps resterez-vous encore à Châlons ? Si par hasard cette lettre ne vous y trouvait plus, que deviendrait-elle ?

Eh bien, ils se sont vus ? Que se sont-ils dit ? De quoi sont-ils convenus ? Je vous avais priée d’excuser mon silence auprès de lui ; y aurez-vous pensé ?

Si vous trouvez un moment favorable, saisissez-le pour offrir tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre mère. Ne m’oubliez pas auprès de M. Le Gendre.

J’ai demandé à M de Villeneuve des nouvelles de M. de S…, et il m’a répondu qu’il se portait à merveille et qu’il attendait madame sur la fin d’octobre. Je lui disais de Mme B… « Il faut convenir que ces maris-là sont de gros butors. Aller faire un enfant à cette petite femme qui n’a qu’un souffle de vie ! cette aventure ne lui serait jamais arrivée avec un amant. » Cependant il me regardait avec attention ; mais j’étais du sérieux le plus ferme et le plus bête. Je suis sûr qu’il s’y est trompé, et qu’il en a ri.

Le Baron dut arriver hier soir à Paris ; et nous pourrions l’avoir à dîner aujourd’hui. S’il nous restait jusqu’à mercredi, je m’en retournerais avec lui, et nous passerions la grande ville sans mettre pied à terre. Au reste, les mesures sont prises, et vos lettres, toujours adressées à Damilaville, me parviendront sûrement au Grandval.

J’ai vu toute la famille d’Épinay. Avec quelques différences dans les caractères, ils ont plusieurs excellentes qualités communes. M. d’Épinay est l’affabilité même. Ce sera un jour bien triste pour Grimm et pour son amie que celui qui m’en séparera. Pour moi, je ne distingue plus ni les lieux, ni les temps, ni les circonstances ; votre absence a tout mis de niveau ; je porte partout sur la poitrine un poids qui me presse sans cesse et qui m’étouffe quelquefois. Ô mon amie ! si vous souffriez seulement la moitié de mon ennui, vous n’y résisteriez pas. Si c’est votre retour qui me doit soulager, quand donc revenez-vous ? Lorsque Daphnis revit sa Chloé, après un long et cruel hiver qui les avait séparés, la première fois sa vue se troubla, ses genoux se dérobèrent sous lui, il chancelait, il allait tomber, si Chloé ne lui avait tendu les bras pour le soutenir. Mon amie, si par quelque enchantement je vous retrouvais tout à coup à côté de moi, il y a des moments où j’en pourrais mourir de joie. Il est sûr que je ne connais ni bienséance, ni respect qui puisse m’arrêter. Je me précipiterais sur vous, je vous embrasserais de toute ma force, et je demeurerais le visage attaché sur le vôtre, jusqu’à ce que le battement fût revenu à mon cœur, et que j’eusse recouvré la force de m’éloigner pour vous regarder. Je vous regarderais longtemps avant que de pouvoir vous parler : je ne sais quand je retrouverais la voix, et quand je prendrais une de vos mains et que je la pourrais porter à ma bouche, à mes yeux, à mon cœur. J’éprouve, à vous entretenir de ce moment et à l’imaginer, un frissonnement dans toutes les parties de mon corps, et presque la défaillance. Ah ! chère amie, combien je vous aime, et combien vous le verrez lorsque nous serons rendus l’un à l’autre !

N’êtes-vous pas une cruelle femme ? Si j’étais à côté de vous, je crois — Eh bien ! que feriez-vous ? — Je devrais vous gronder, et je vous baiserais… Imaginez que ma dernière est à Châlons contre-signée Courteilles (c’est encore un paquet), et que celle-ci y allait aussi et que de quinze jours vous n’auriez entendu parler de moi, si M. Grimm n’avait été arrêté par l’envie d’entendre encore notre petite clavecinière ; d’où il est arrivé qu’il est parti tard, que j’ai reçu votre douzième, que je lui ai recommandé la mienne, et que la voilà qui, changeant d’enveloppe et d’adresse, s’en va chez M. Gillet. Ne faites plus de ces fautes-là, je vous en prie. Eh bien ! vous ne me dites rien, ni du Discours sur la Satire des philosophes, ni de la tragédie de Tancrède. Bonsoir, mon amie, bonsoir.



  1. M. Vallet de Villeneuve, qui épousa, en 1769, la fille de Dupin de Francueil, ami de Mme d’Épinay et grand’père de George Sand.
  2. Petit siège qui n’a ni bras ni dossier (Littré).
  3. Le portrait de Grimm fut peint par la jeune fille qui fit aussi celui de Diderot, dont il est question dans la lettre xxxviii. C’est probablement celui qu’une demoiselle Lechevalier exposa, en 1761, le jour de la Fête-Dieu, à la place Dauphine. Le « dessinateur assis plus bas » était Garand, qui peignit quelques jours après un portrait de Diderot, pour faire pendant à celui de Mme d’Épinay ; « c’est vous dire en un mot à qui ils sont destinés, » ajoute Diderot. « Un certain barbouilleur de la place Dauphine, nommé Garand, a fait pour moi un profil cent fois plus ressemblant », écrit Grimm, en 1767, à propos du dessin de Greuze, gravé par Saint-Aubin. On a vu (t. XI, p. 221) que c’était aussi l’opinion de Diderot lui-même.