Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 446-449).


XXXIV


Paris, le 5 septembre 1760.


Je ne sais comment cela se fait, mais vous avez encore trois ou quatre de mes lettres à recevoir, et toutes les vôtres me viennent deux à deux. Ce dérangement double mon plaisir quand on me les remet, et mon impatience quand je les attends. Je ne saurai donc jamais exactement comment ce voyage s’est fait ? Dites-moi de votre santé ce qu’il vous plaira, je n’y saurais avoir de foi ; ne lisais-je pas que vous êtes encore enrhumée, et que vous n’avez pas assez de voix pour lire haut ? Ne craignez rien de Damilaville, c’est un homme qui fait tout bien. Continuez de vous servir de cette voie ; mais rassurez-moi sur votre M. Gillet. Je n’ai pas encore été à portée de faire entendre à M. Bucheley qu’il avait été joué par ses collègues ; cela se fera. Je suis charmé que la situation de M. Desmarets ne soit pas aussi mauvaise que je me plaisais à la peindre. J’ai voulu vous faire entendre de M. de Saint-Gény que sa santé était déplorable, et que ses camarades dont il est aimé, et ses supérieurs qui l’estiment, le regrettent comme un sujet excellent qu’ils ont peu de temps à garder. Mon amie, ce sont les bons qui s’en vont et les méchants qui restent. Prenez garde à vous.

Voici un si que je n’entends pas ; il vient à la suite des soins que votre sœur a pris de vous ; achevez-moi cette phrase sans dissimuler.

Il y avait un temps infini que je n’avais vu ni Mme  d’Épinay ni M. Grimm, lorsque M. Grimm est venu pour voir Tancrède, et Mme  d’Épinay pour se faire arracher une dent. Le hasard a voulu que j’assistasse à l’opération le matin ; et la complaisance m’a conduit au spectacle l’après-midi. Je vous entretiendrai de cela, si j’en ai le temps.

Je n’ai plus d’idée ni des Fastes, ni des Tristes, ni des Héroïdes d’Ovide ; quant à ses Métamorphoses, elles m’ont toujours fait plaisir ; il y a du feu, de l’imagination, de la passion, et de temps en temps des choses sublimes. Voyez la dispute d’Ajax et d’Ulysse pour les armes d’Achille ; Euripide, Sophocle, Homère et Virgile n’auraient pas mieux fait. C’est aussi une belle chose que la tête d’Orphée portée sur les flots de l’Hèbre, sa langue qui fait encore des efforts pour prononcer le nom d’Eurydice, et les ondes qui frappent les cordes de sa lyre et qui en tirent je ne sais quoi de tendre et d’harmonieux que les rivages répètent et dont les forêts retentissent. Ne viendra-t-il jamais ce temps où je serai tout à ma Sophie et à ces hommes divins, alternativement occupé de vous aimer et de les lire ? Un beau morceau d’éloquence, un bel écart de poésie, un regard, un sourire, un mot doux de ma Sophie peuvent m’enivrer presque également, Tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fermeté, d’honnêteté me touche et me transporte.

Je vais reprendre mon journal depuis ma dernière lettre. J’étais venu ici, je vous avais écrit, il était tard. Damilaville m’invita à souper chez lui, j’acceptai ; je suis un glouton ; je mangeai une tourte entière ; je mis là-dessus trois ou quatre pêches, du vin ordinaire, du vin de Malaga, avec une grande tasse de café. Il était une heure du matin quand je m’en retournai ; je brûlais dans mon lit, je ne pus fermer l’œil. J’eus l’indigestion la mieux conditionnée. Je passai la journée à prendre du thé : le lendemain je me trouvai assez bien pour aller à Tancrède. Voici ce que j’en ai jugé. C’est un ouvrage fondé sur la pointe d’une aiguille, mais où les défauts de conduite sont rachetés par mille beautés de détail. Le premier acte est froid ; cependant on y conçoit le germe d’un grand intérêt. Le second est encore froid. Le troisième est une des plus belles choses que j’aie jamais vues : c’est une suite de tableaux grands et pathétiques ; il y a un moment où la scène est muette, et où le spectateur est désolé. C’est celui où Aménaïde, traînée au supplice par des bourreaux, reconnaît Tancrède ; elle pousse un cri perçant, ses genoux se dérobent sous elle, elle succombe, on la porte vers une pierre sur laquelle elle s’assied ; il faut y être pour concevoir l’effet de cette situation ; et puis imaginez quarante personnes sur la scène : Tancrède, Argire, les paladins, le peuple, Aménaïde et des bourreaux. Le quatrième est vide d’action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce que c’est que le cinquième ; il est long, froid, entortillé, excepté la dernière scène qui est encore très-belle. Je ne sais comment le poëte a pu se résoudre à faire mourir Tancrède, et à finir sa pièce par une catastrophe malheureuse. Il est sûr que j’aurais rendu tous ces gens-là heureux. M. Saurin me disait que ce n’aurait plus été une tragédie ; et Grimm lui répondit : « Qu’est-ce que cela fait ? » Il est sûr que cela eût été mieux. Damilaville n’aime pas qu’on cherche la mort, parce qu’on s’est attaché à une infidèle ; il médisait : « Si vous aimiez, et qu’on vous trompât, que feriez-vous ? — D’abord, lui répondis-je, j’aurais bien de la peine à le croire : quand j’en serais assuré, je crois que je renoncerais à tout ce qui me plaît, que je me retirerais au fond d’une campagne, et que j’irais attendre là ou la fin de ma vie ou l’oubli de l’injure qu’on m’aurait faite. La nature, qui nous a condamnés à éprouver toutes sortes de peines, a voulu que le temps les soulageât malgré nous : heureusement, pour la conservation de l’espèce malheureuse des hommes, presque rien ne résiste à la consolation du temps. C’est là ce qui quelquefois me fait désirer sans scrupule une grande maladie qui m’emporte. Je me dis à moi-même : Je cesserais de souffrir ; et au bout de quelques années (et c’est beaucoup donner à la douleur amère de mes amis), ils trouveraient une sorte de douceur à se ressouvenir de moi, à s’en entretenir et à me pleurer.

Je joins à cette lettre le Discours sur la Satire des philosophes[1]. On l’attribue à M. de Saint-Lambert ; c’est un ouvrage plein de modération et sur lequel il n’y a eu ici qu’un jugement. M. de Voltaire avait lu à M. Grimm son Tancrède, lorsque celui-ci était à Genève, et il lui disait à propos des choses simples et des tableaux : « Vous voyez, mon cher, que j’ai fait bon usage des préceptes de votre ami » ; et il lui disait la vérité. Je ne sais si je n’irai pas la semaine prochaine passer quelques jours à la Chevrette. Ils veulent tous que je raccommode le Joueur, et que je le donne aux Français[2]. Ce sera là mon occupation. Adieu, ma tendre amie. Je vous aime de toute mon âme ; c’est un sentiment que rien ne peut affaiblir ; au contraire, je le crois quelquefois susceptible d’accroissement. Quand je suis à côté de vous, quand je vous regarde, il me semble que je ne vous ai jamais tant aimée que dans ce moment. Mais c’est une illusion. Comment se pourrait-il faire que la mémoire du bonheur ne le cédât pas à la jouissance ? Quelle comparaison entre le transport passé et l’ivresse présente ? Je vous attends pour juger cela. Nous ne sommes qu’au 5 septembre. Que le temps me dure ! Adieu.



  1. Discours sur la Satire contre les philosophes, Athènes, 1760, in-12. Diderot, qui l’attribue ici à tort à Saint-Lambert, relève lui-même cette erreur dans la lettre xlviii, en la mettant sur le compte de l’abbé Coyer, son véritable auteur. (T.)
  2. Ce projet ne fut pas exécuté. Le Joueur, imprimé pour la première fois dans le Supplément aux Œuvres de Diderot, Paris, Belin, 1819, in-8, figure au t. VII de cette édition.