Lettres à Mademoiselle Jodin
Lettres à Mademoiselle Jodin, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 392-393).
VII. 1767  ►


VI

À LA MÊME, À VARSOVIE.
1767.

Il est fort difficile, mademoiselle, de vous donner un bon conseil ! Je vois presque égalité d’inconvénients aux différents partis que vous avez à prendre. Il est sûr qu’on se gâte à une mauvaise école, et qu’il n’y a que des vices à gagner avec des comédiens vicieux. Il ne l’est pas moins que vous profiteriez plus ici spectatrice, qu’en quelque endroit que ce soit de l’Europe, actrice. Cependant, c’est le jugement, c’est la raison, c’est l’étude, la réflexion, la passion, la sensibilité, l’imitation vraie de la nature, qui suggèrent les finesses de jeu ; et il y a des défauts grossiers dont on peut se corriger par toute la terre. Il suffit de se les avouer à soi-même et de vouloir s’en défaire. Je vous ai dit, avant votre départ pour Varsovie, que vous aviez contracté un hoquet habituel, qui revenait à chaque instant, et qui m’était insupportable, et j’apprends par de jeunes seigneurs qui vous ont entendue que vous ne savez pas vous tenir, et que vous vous laissez aller à un balancement de corps très-déplaisant. En effet, qu’est-ce que cela signifie ? cette action est sans dignité. Est-ce que, pour donner de la véhémence à son discours, il faut jeter son corps à la tête ? Il y a partout des femmes bien nées, bien élevées, qu’on peut consulter, et dont on peut apprendre la convenance du maintien et du geste. Je ne me soucierais de venir à Paris que dans le temps où j’aurais fait assez de progrès pour profiter des leçons des grands maîtres. Tant que je me reconnaîtrais des défauts essentiels, je resterais ignorée et loin de la capitale. Si l’intérêt se joignait encore à ces considérations, si, par une absence de quelques mois, je pouvais me promettre plus d’aisance, une vie plus tranquille et plus retirée, des études moins interrompues, plus suivies, moins distraites ; si j’avais des préventions à détruire, des fautes à faire oublier, un caractère à établir, ces avantages achèveraient de me déterminer. Songez, mademoiselle, qu’il n’y aura que le plus grand talent qui rassure les comédiens de Paris sur les épines qu’ils redoutent de votre commerce ; et puis le public, qui semble perdre de jour en jour de son goût pour la tragédie, est une difficulté également effrayante et pour les acteurs et pour les auteurs. Rien n’est plus commun que les débuts malheureux. Étudiez-vous, travaillez, acquérez quelque argent ; défaites-vous des gros défauts de votre jeu, et puis venez ici voir la scène, et passez les jours et les nuits à vous conformer aux bons modèles. Vous trouverez bien quelques hommes de lettres, quelques gens du monde, prêts à vous conseiller ; mais n’attendez rien des acteurs et des actrices. N’en est-ce pas assez pour elles du dégoût de leur état, sans y ajouter celui des leçons, au sortir du théâtre, dans les moments qu’elles ont destinés au plaisir ou au repos ? Votre mère a été sur le point d’acheter des meubles, elle a loué un logement, il ne lui reste plus qu’à se conformer à vos vues, selon le parti que vous suivrez. Elle n’ira point se réinstaller chez votre oncle ; cet homme est dans l’indigence, et serait plus à charge qu’utile. J’accepte vos souhaits, et j’en fais de très-sincères pour votre bonheur et vos succès.