Lettres à Mademoiselle Jodin
Lettres à Mademoiselle Jodin, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 391-392).
VI. 1767  ►


V

À LA MÊME, À VARSOVIE.


Nous sommes toujours également disposés, mademoiselle, à servir madame votre mère, et nous n’avons point changé de sentiments pour vous. Madame votre mère est une bonne créature née pour être la dupe de tous ceux en qui elle se confie, pour se confier au premier venu et pour être toujours étonnée que le premier qui lui vient ne soit pas le plus honnête homme du monde. Nous nous épuisons avec elle en bons conseils qu’elle reçoit avec toute la reconnaissance qu’elle nous devrait peut-être, s’ils lui étaient de quelque utilité ; mais heureusement les contre-temps qui feraient tourner la tête à une autre ne prennent ni sur sa bonne humeur, ni sur sa santé. Elle jouit du plus bel embonpoint, et mourra à cent ans avec toute l’expérience de ce monde qu’elle avait à huit ans ; mais ceux qui la trompent sont toujours plus à plaindre qu’elle.

Mais vous, est-ce que vous n’apprendrez jamais à bien connaître ceux en qui vous aurez à placer votre confiance ? N’espérez pas trouver des amis parmi les hommes de votre état. Traitez vos compagnes avec honnêteté ; mais ne vous liez avec aucune.

Lorsqu’on réfléchit aux raisons qui ont déterminé un homme à se faire acteur, une femme à se faire actrice, au lieu où le sort les a pris, aux circonstances bizarres qui les ont portés sur la scène, on n’est plus étonné que le talent, les mœurs et la probité soient également rares parmi les comédiens.

Voilà qui est bien décidé ; Mlle  Clairon ne remonte pas. Le public vient d’être un peu dédommagé de sa perte par une jeune fille hideuse de visage, qui est de la laideur la plus amère, dont la voix est sépulcrale, qui grimace, mais qui se laisse de temps en temps si profondément pénétrer de son rôle, qu’elle fait oublier ses défauts et qu’elle entraîne tous les applaudissements.

Comme je fréquente peu, très-peu les spectacles, je ne l’ai point encore vue. Je serais porté à croire qu’elle pourrait bien devoir une partie de son succès à la haine qu’on porte à Mlle  Clairon. C’est moins une justice que l’on rend à l’une qu’une mortification qu’on veut donner à l’autre ; mais tout ceci n’est qu’une conjecture.

Exercez-vous, perfectionnez-vous, il y a quelque apparence qu’à votre retour vous trouverez le public disposé à vous accueillir, et la scène sans aucune rivale que vous ayez à redouter.

Bonjour, mademoiselle, portez-vous bien, et songez que les mœurs, l’honnêteté, l’élévation des sentiments ne se perdent point sans quelque conséquence pour les progrès et la perfection dans tous les genres d’imitation. Il y a bien de la différence entre jouer et sentir. C’est la différence de la courtisane qui séduit, à la femme tendre qui aime, et qui s’enivre elle-même et un autre.

Madame votre mère n’a pas voulu fermer sa lettre sans y enfermer un petit mot de moi, et je ne me suis pas fait presser. Je m’acquitte, par l’intérêt que je prends à vous, de tout ce que je devais à monsieur votre père.