Lettres à Lucilius/Lettre 69

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 170-171).
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LETTRE LXIX.

Que les fréquents voyages sont un obstacle à la sagesse.

Je n’aime pas à te voir changer de lieux et voltiger de l’un à l’autre. D’abord de si fréquentes migrations sont la marque d’un esprit peu stable. La retraite ne lui donnera de consistance que s’il cesse d’égarer au loin ses vues et ses pensées. Pour contenir l’esprit, commence par fixer le corps, autre fugitif ; et puis c’est la continuité des remèdes qui les rend surtout efficaces ; n’interromps point ce calme et cet oubli de ta vie antérieure. Laisse à tes yeux le temps de désapprendre, et à tes oreilles de se faire au langage de la raison. Dans chacune de tes excursions, ne fût-ce qu’en passant, quelque objet propre à réveiller tes passions viendra t’assaillir. L’homme qui s’efforcera d’arracher l’amour de son cœur évitera tout ce qui rappellerait la personne aimée ; car rien n’est plus sujet que l’amour aux recrudescences ; de même pour bannir tout regret des choses qui enflammèrent nos désirs on détournera ses yeux et ses oreilles de ce qu’on aura quitté. La passion est prompte à la révolte ; n’importe où elle se tourne, quelque chose se présente qui intéresse ses préoccupations. Point de mauvais penchant qui n’ait à offrir son appât. L’avarice promet de l’argent ; la mollesse, mille voluptés diverses ; l’ambition, la pourpre et les applaudissements et par suite la puissance et tout ce que peut la puissance. Chaque vice te sollicite par un salaire : la retraite veut des sacrifices gratuits. Un siècle entier suffirait à peine pour que des vices enhardis par une longue licence pussent se réduire et accepter le joug ; que sera-ce si le court espace qui nous reste est morcelé par des lacunes ? Pour amener une œuvre quelconque à la perfection il faut la vigilance et l’attention les plus soutenues. Si tu me veux croire, médite bien ces vérités : exerce-toi, soit à bien accueillir la mort, soit à la prévenir, si la raison t’y engage. Il n’importe qu’elle vienne à nous, ou que nous allions à elle. Persuade-toi de la fausseté du mot que répètent tous les ignorants : Heureux qui meurt de sa belle mort ! Et puis tu peux te dire : nul ne meurt qu’à son jour. Tu ne perds rien de ta part de temps : qu’abandonnes-tu ? Ce qui n’est pas à toi.