Lettres à Lucilius/Lettre 70

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 171-176).
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LETTRE LXX.

Du suicide. Quand peut-on y recourir ? Exemples mémorables.

Après un long intervalle, j’ai revu ton cher Pompéï ; je me suis retrouvé en présence de ma jeunesse. Tout ce que j’y avais fait alors, il me semblait que je le pouvais recommencer, que je l’avais fait peu auparavant. Nous avons côtoyé la vie, Lucilius ; et de même que sur mer, comme dit notre Virgile,

On voit la terre et les cités s’enfuir[1],


ainsi, dans cette course si rapide du temps, s’efface d’abord notre enfance, puis notre adolescence, puis, n’importe comme on l’appelle, la saison intermédiaire du jeune homme au vieillard, frontière des deux âges, puis les meilleures années de notre vieillesse même, et enfin commence à nous apparaître le terme commun du genre humain. Nous y voyons l’écueil, insensés que nous sommes, et c’est le port, souvent désirable, jamais à fuir. Celui qui dès ses premiers ans s’y voit déposé n’a pas plus à se plaindre qu’un passager dont la traversée a été prompte. Car tantôt, tu le sais, la paresse des vents se joue de lui et le retient dans un calme indolent qui ennuie et qui lasse ; tantôt un souffle opiniâtre le porte avec une extrême vitesse à sa destination. Ainsi de nous, crois-moi : la vie a mené rapidement les uns au but où il faut bien qu’arrivent même les retardataires ; elle a miné et consumé lentement les autres ; et tu n’ignores pas qu’il ne faut point se cramponner à elle ; car ce n’est pas de vivre qui est désirable, c’est de vivre bien. Aussi le sage vit autant qu’il le doit, non autant qu’il le peut. Il décidera où il lui faut vivre, avec qui, comment, dans quel rôle : ce qui l’occupe, c’est quelle sera sa vie, jamais ce qu’elle durera. Est-il assailli de disgrâces qui bouleversent son repos, il quitte la place, et n’attend pas pour le faire que la nécessité soit extrême ; mais du jour où la Fortune lui devient suspecte, il examine, non sans scrupule, s’il ne doit pas dès lors cesser d’être. « Qu’importe, dit-il, que je me donne la mort ou que je la reçoive, que je finisse plus tôt ou plus tard ? je n’ai pas là grand dommage à craindre. » On ne perd pas grand’chose à voir fuir tout d’un coup ce qui échappait goutte à goutte. Mourir plus tôt ou plus tard est indifférent ; bien ou mal mourir ne l’est pas. Or, bien mourir, c’est nous soustraire au danger de mal vivre. Aussi regardé-je comme des plus pusillanimes le mot de ce Rhodien[2] qui, jeté par un tyran dans une fosse et nourri là comme une bête sauvage, dit à quelqu’un qui lui conseillait de se laisser mourir de faim : « Tant que la vie lui reste, l’homme peut tout espérer. » Cela fût-il vrai, la vie doit-elle s’acheter à tout prix ? L’avantage le plus grand et le mieux assuré, je ne voudrais pas l’obtenir par un indigne aveu de lâcheté. Irai-je songer que la Fortune peut tout pour celui qui vit encore ? Pensons plutôt qu’elle ne peut rien contre qui sait mourir.

Il est des cas pourtant où, sa mort fût-elle sûre, imminente, et fût-il instruit que la peine capitale l’attend, la main du sage ne se prêtera point à exécuter l’arrêt. C’est folie de mourir par crainte de la mort. Voici venir celui qui tue : attends-le. Pourquoi le devancer ? Pourquoi te faire l’agent de la cruauté d’autrui ? Es-tu jaloux du bourreau, ou plains-tu sa peine ? Socrate pouvait finir sa vie en s’interdisant toute nourriture et préférer la faim au poison ; cependant il passa trente jours en prison et dans l’attente du supplice, non avec l’idée que tout était possible, qu’un si long délai ouvrait le champ à beaucoup d’espérances, mais il voulait satisfaire aux lois et que ses amis pussent jouir de Socrate à ses derniers instants. Qu’y eût-il eu de plus absurde que l’homme qui méprisait la mort redoutât la ciguë ? Scribonia, femme d’un haut mérite, était la tante de Drusus Libo, jeune homme aussi stupide que noble, et à prétentions plus élevées qu’on ne les eût permises à qui que ce fût en ce temps-là, ou à lui-même en aucun temps. Au sortir du sénat, rapporté malade dans sa litière qui certes n’était pas suivie d’un nombreux convoi, car tous ses proches avaient indignement abandonné celui qui pour eux n’était déjà plus un accusé, mais un cadavre, il délibéra s’il se donnerait la mort ou s’il l’attendrait. « Quel plaisir auras-tu, lui dit Scribonia, à faire la besogne d’autrui ? » Elle ne le persuada pas, il se tua et fit bien ; car devant mourir trois ou quatre jours après, au gré de son ennemi, vivre c’était préparer à cet ennemi une jouissance. Tu ne saurais donc décider en thèse générale s’il faut prévenir ou attendre la mort quand une violence étrangère nous y condamne ; une foule de circonstances peuvent déterminer pour ou contre. Si je puis opter entre une mort compliquée de tortures et une mort simple et douce, pourquoi ne prendrais-je pas cette dernière ? Tout comme je fais choix du navire, si je veux naviguer ; de la maison, s’il me faut un logis, ainsi du genre de mort par où je voudrais sortir d’ici. Et de même que la vie n’en est pas meilleure pour être plus longue, la mort la plus longue est la pire de toutes. La mort est la chose où l’on doit le plus agir à sa fantaisie : l’âme n’a qu’à suivre son premier élan : préfère-t-elle le glaive, le lacet ou quelque breuvage propre à glacer les veines, qu’elle achève son œuvre et brise les derniers liens de sa servitude. On doit compte de sa vie aux autres, de sa mort à soi seul. La meilleure est celle qu’on choisit53.

Il est absurde de se dire : « On prétendra que j’ai montré peu de courage, ou trop d’irréflexion, ou qu’il y avait des genres de mort plus dignes d’un grand cœur. » Dis-toi plutôt que tu as en main la décision d’une chose où l’opinion n’a rien à voir. N’envisage qu’un but : te tirer des mains de la Fortune au plus vite ; sinon il ne manquera pas de gens qui interpréteront mal ta résolution. Tu trouveras même des hommes professant la sagesse qui nient qu’on doive attenter à ses jours, qui tiennent que le suicide est impie et qu’il faut attendre le terme que la nature nous a prescrit. Ceux qui parlent ainsi ne sentent pas qu’ils ferment les voies à la liberté. Un des plus grands bienfaits de l’éternelle loi, c’est que pour un seul moyen d’entrer dans la vie, il y en a mille d’en sortir. Attendrai-je les rigueurs de la maladie ou des hommes, quand je puis me faire jour à travers les tourments et balayer les obstacles ? Le grand motif pour ne pas nous plaindre de la vie, c’est qu’elle ne retient personne. Tout est bien dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureux que par sa faute. Vous plaît-il de vivre ? vivez ; sinon, vous êtes libres : retournez au lieu d’où vous êtes venus. Pour calmer une douleur de tête vous vous êtes mainte fois fait tirer du sang ; pour diminuer une pléthore, on vous perce la veine ; or il n’est pas besoin qu’une large blessure partage vos entrailles pour vous ouvrir les vastes champs de la liberté : une lancette suffit ; la sécurité est au prix d’une piqûre54.

D’où nous vient donc tant d’apathie et d’hésitation ? Nul de nous ne songe qu’il devra un jour quitter ce domicile. Comme d’anciens locataires, trop attachés aux lieux et à leurs habitudes, les incommodités qui nous pressent ne peuvent nous en chasser55. Veux-tu être indépendant de ton corps ? Ne l’habite que comme un lieu de passage. Considère-le comme une tente dont tôt ou tard il faudra te passer : tu subiras avec plus de courage la nécessité d’en sortir. Mais comment la pensée de finir viendrait-elle à qui désire tout et sans fin ? Rien au monde n’est plus nécessaire à méditer que cette question du départ ; car pour les autres épreuves, on s’y aguerrit peut-être en pure perte. Nous aurons préparé notre âme à la pauvreté ; et nos richesses nous seront restées. Nous l’aurons armée de mépris contre la douleur ; et, grâce à une santé ferme et inaltérable, jamais l’essai de cette vertu ne nous sera demandé. Nous nous serons fait une loi de supporter avec constance la perte des êtres les plus regrettables ; et tous ceux que nous aimons auront survécu respectés par le sort. Savoir mourir est la seule chose qu’un jour on exigera forcément de nous.

Ne va pas croire que les grands hommes seuls ont eu la force de rompre les barrières de l’humaine servitude. Ne prétends pas qu’il a fallu être Caton pour arracher de sa main cette âme que le glaive n’avait pu faire sortir. Des hommes de la condition la plus vile se sont, par un généreux effort, mis hors de tous périls : n’étant pas maîtres de mourir à leur guise, ni de choisir tel qu’ils l’eussent voulu l’instrument de leur trépas, ils se sont saisis du premier objet venu ; et ce qui de sa nature était inoffensif, leurs mains courageuses en ont fait une arme mortelle. Naguère, au cirque des animaux, un des Germains commandés pour le spectacle du matin se retira, sous prétexte d’un besoin naturel, dans le seul endroit où les gardiens le laissaient libre ; là il prit le morceau de bois où était fixée l’éponge nécessaire à la propreté du corps, se l’enfonça tout entier dans la gorge, et interceptant le passage de l’air parvint à s’étouffer. « C’était traiter la mort avec peu de respect ! » Sans contredit. « Et d’une façon bien sale et bien peu noble ! » Eh ! quoi de plus sot, quand on veut mourir, que de faire le délicat sur les moyens ? Voilà un homme de cœur ! Qu’il méritait bien qu’on lui laissât le choix de sa mort ! Quel noble usage il eût fait d’un glaive ! Qu’il se serait intrépidement jeté dans les profondeurs de la mer ou sur les pointes aiguës d’un rocher ! Privé de toute ressource, il sut ne devoir qu’à lui-même la mort et l’arme qui la lui donna : il nous apprit que pour mourir rien ne nous arrête que la volonté. Qu’on juge comme on voudra l’action de cet homme énergique ; mais qu’on reconnaisse que le trépas le plus immonde est préférable à la plus élégante servitude. J’ai commencé à citer des hommes de la classe la plus abjecte, je vais poursuivre, car on exigera davantage de soi en voyant ceux qu’on méprise le plus s’élever au mépris de la mort. Les Catons, les Scipions, et d’autres dont les noms sont pour nous l’objet d’une admiration traditionnelle, nous les croyons trop grands pour être imités ; eh bien ! nous allons voir le même courage offrir d’aussi nombreux exemples dans une ignoble arène que chez nos héros de guerre civile. Tout récemment un malheureux, conduit sur un chariot entouré de gardes pour servir au spectacle du matin, feignit d’être accablé de sommeil, laissa glisser sa tête vacillante jusque entre les rayons de la roue, et attendit, ferme sur son siège, qu’en tournant elle lui rompît le cou ; le chariot même qui le menait au supplice servit à l’y soustraire.

Il n’est plus d’obstacles pour qui veut les rompre et sortir de la vie. Le lieu où la nature nous garde est ouvert de toutes parts. Tant que le permet la nécessité, voyons à trouver une issue plus douce ; avons-nous sous la main plus d’un moyen d’affranchissement, faisons notre choix, examinons lequel réussira le mieux : l’occasion est-elle difficile, la première venue sera la meilleure, saisissons-la, fût-elle inouïe et sans exemple. Les expédients ne sauraient manquer pour mourir là où le courage ne manque pas. Vois les derniers des esclaves : quand l’aiguillon du désespoir les presse, comme leur génie s’éveille et met en défaut toute la vigilance de leurs gardiens ! Celui-là est grand qui s’impose pour loi le trépas et qui sait le trouver.

Je t’ai promis plusieurs exemples de gladiateurs. Voici le dernier. Lors de la seconde naumachie, un Barbare se plongea dans la gorge la lance qu’il avait reçue pour combattre. « Pourquoi, se dit-il, ne pas me soustraire à l’instant même à tous ces supplices, à toutes ces risées ? J’ai une arme, attendrai-je la mort ? » Ce fut là une scène d’autant plus belle à voir qu’il est plus noble à l’homme d’apprendre à mourir qu’à tuer. Eh quoi ! L’énergie qu’ont des âmes dégradées et des malfaiteurs, ne l’aurons-nous pas, nous qui pour braver les mêmes crises sommes armés par de longues études et par le grand maître de toutes choses, la raison ? Nous savons par elle que le terme fatal a diverses avenues, mais est le même pour tous, et qu’il n’importe par où commence ce qui aboutit à même fin. Par elle nous savons mourir, si le sort le permet, sans douleur, sinon, par tout moyen possible, et nous saisir du premier objet propre à trancher nos jours. Il est inique de vivre de vol[3] ; mais voler sa mort est sublime.



LETTRE LXX.

53. « La plus volontaire mort, c’est la plus belle.» (Montaigne, II, III.)

54. « Le commun train de la guérison se conduict aux dépens de la vie : on nous incise, on nous cautérise, on nous détranche les membres, on nous soustrait l’aliment et le sang : un pas plus outre, nous voylà guéris tout à fait. » (Montaigne, II, III.)


Tant notre esprit esclave en son obscurité
Ressemble au vieux captif qu’on met en liberté ;
À force d’habiter l’ombre fétide et noire,
Des splendeurs du soleil il n’a plus la mémoire.
Sa prison exiguë est un monde à ses yeux.

(Reboul, L’esprit et les sens.)

  1. Énéide, III, 72.
  2. Télesphore. Voir De la colère. III, XVII
  3. Comme les malfaiteurs dont il vient de parler.