Lettres à Lucilius/Lettre 68

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 168-170).
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LETTRE LXVIII.

La retraite : n’en point faire vanité.

J’approuve ta résolution : cache-toi au sein du repos, et cache même ton repos50. Si tu ne le fais d’après les maximes des stoïciens, tu suivras pourtant leurs exemples, sache-le bien ; mais tu le feras aussi d’après leurs maximes, et pour peu que tu le veuilles, tu les trouveras raisonnables. Nous ne poussons point le sage à prendre part à tout gouvernement, ni en toute occurrence, ni sans relâche ; d’ailleurs, en lui donnant une République digne de lui, c’est-à-dire le monde, nous ne le plaçons pas en dehors de l’autre, lors même qu’il s’en est retiré. Peut-être même il n’abandonne un coin de terre obscur que pour passer sur un plus vaste et plus noble théâtre ; peut-être, du ciel où il est assis, reconnaît-il qu’une chaise curule ou un tribunal ici-bas étaient pour lui de bien humbles sièges. Je te confie ici ma pensée : jamais le sage n’est moins inoccupé que quand les choses divines et humaines se dévoilent à ses yeux.

Revenons au conseil que je te donnais : que ton repos soit ignoré. Garde-toi d’afficher la philosophie et la retraite ; couvre d’autres prétextes ta détermination ; dis que c’est faiblesse de santé, de tempérament, que c’est paresse. Mettre sa gloire à ne rien faire est une lâche ambition. Certains animaux, pour qu’on ne puisse les découvrir, brouillent leurs voies à l’entour de leur gîte ; il te faut faire de même, ou il ne manquera pas de gens pour te relancer. Habituellement on dédaigne les endroits découverts, on fouille ce qui est mystère et obscurité : les choses scellées tentent le voleur. Il ne fait point cas de ce qu’on n’enferme point ; devant une maison ouverte il passe outre51. Telle est la pente du vulgaire, de l’ignorance, avide de pénétrer tous les secrets. Le mieux est donc de ne pas faire sonner trop haut sa retraite, or c’est le faire en quelque sorte que de se trop celer, de s’exiler trop loin de la vue des hommes. L’un s’est confiné à Tarente ; l’autre s’est enterré à Naples ; celui-ci depuis longues années n’a point passé le seuil de sa porte. C’est convoquer la foule autour de sa retraite que d’en faire le texte d’une histoire quelconque.

Une fois dans la solitude, il ne faut point tâcher que52 le monde s’entretienne de toi ; il faut t’entretenir avec ta conscience. Et de quoi ? De ce qu’on répète si volontiers sur le compte des autres, du mal que tu dois penser de toi-même ; tu en prendras l’habitude et de dire la vérité et de l’entendre. Mais soigne surtout la partie que tu sentiras en toi la plus faible. Chacun connaît ses infirmités corporelles ; ainsi tel soulage son estomac par le vomissement, tel autre le soutient par une fréquente nourriture ; un troisième coupe son régime par la diète qui débarrasse et purge son corps. Ceux qui sont sujets à la goutte s’abstiennent soit de vin soit de bains : insouciants sur tout le reste, ils ne songent qu’au mal qui les attaque habituellement. Notre âme aussi a des parties malades auxquelles doivent s’appliquer nos soins. Que fais-je dans ma retraite ? Je panse mon ulcère. Si je te montrais un pied gonflé, une main livide, ou une jambe raccourcie par le dessèchement des nerfs, tu me permettrais de rester en place et de tout mettre en œuvre pour me guérir : j’ai un mal plus grand que tout cela, mais je ne puis te le montrer. C’est dans mon âme qu’est le gonflement, la masse d’humeurs, l’abcès impur. Ne va pas me louer, ne va pas dire : « Ô le grand homme ! Il a tout dédaigné, il a condamné les folies de la vie humaine, il a tout fui. » Je n’ai rien condamné que moi. Ce n’est pas à moi qu’il faut vouloir venir pour profiter à mon exemple. Tu te trompes, si tu comptes tirer d’ici quelque secours : ce n’est pas un médecin, c’est un malade qui y demeure. J’aime mieux qu’en me quittant tu dises : « Je croyais cet homme riche de bonheur et de science, j’avais soif de l’entendre ; je suis déchu de mon espoir, je n’ai rien vu, rien entendu qui piquât ma curiosité, qui m’invitât à revenir. » Si tel est ton sentiment, ton langage, tu auras gagné à me voir. J’aime mieux que ma retraite excite ta compassion que ton envie.

« La retraite ! diras-tu ; toi, Sénèque, tu me la conseilles ! Tu te laisses aller aux phrases d’Épicure ! » Oui, je te prêche le repos ; mais un repos où tu fasses de plus grandes et de plus belles choses que celles que tu quitteras. Frapper aux portes orgueilleuses des grands, tenir registre des vieillards sans héritiers, avoir grand crédit sur la place, sont des avantages en butte à l’envie, éphémères, et, à vrai dire, ignobles. Tel l’emporte beaucoup sur moi par son influence sur les juges, tel autre par son temps de service militaire et le haut rang qu’il lui a valu, un autre par la foule de ses clients. Cette foule, que je ne puis avoir, lui donne plus de crédit. Est-ce un grand mal que les hommes triomphent de moi, si à ce prix je triomphe de la Fortune ? Plût aux dieux que cette détermination eût été de bonne heure embrassée par toi, et que ce ne fût pas en présence de la mort que nous songeassions à vivre heureusement ! Aujourd’hui même tarderons-nous encore ? Car que de choses sur la frivolité, sur le danger desquelles la raison devait nous convaincre et que l’expérience nous dévoile maintenant ! Faisons comme ceux qui quittent les derniers la barrière et qui forcent de vitesse pour regagner le temps perdu : que l’éperon redouble ses coups. Nous sommes dans l’âge qui se prête le mieux aux études de la sagesse ; la vie a jeté son écume, les passions indomptées d’une ardente jeunesse sont bien amorties ; peu s’en faut qu’elles ne soient éteintes. « Mais ce que tu apprends au moment du départ, quand te servira-t-il et à quoi ? » À partir meilleur ! Au reste, n’en doute pas, aucun âge n’est plus propre à la sagesse que celui où des épreuves multipliées et de longues et fréquentes souffrances ont dompté la nature et qui arrive aux salutaires pratiques par l’épuisement des passions. Cette heureuse saison est la nôtre : quiconque dans la vieillesse est parvenu à être sage le doit à ses années.


LETTRE LXVIII.

Quand on se vante de t’avoir (le bonheur),
On en est privé par l’envie ;
Pour te garder il faut savoir
Te cacher, et cacher sa vie.

(Volt., Thélème et Macare.)

51. « La deffense attire l’entreprise, et la deffense l’offense… Je leur rends la conqueste de ma maison lasche et traistresse. Elle n’est close à personne qui y heurte. » (Montaigne, II, xv.) Voir Manuel d’Épictète. ch. xxii.

52. « Tous les hommes sont tellement dépendants les uns des autres, que je ne sais si les grandes retraites du monde que nous voyons quelquefois ne sont pas faites pour le monde même : le désespoir a sa recherche, et la solitude sa coquetterie. On prétend que les plus sombres ermites n’ont pu se retenir de s’informer de ce qu’on disait d’eux. » (De Vigny, Cinq-Mars.)