Lettres à Lucilius/Lettre 27

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 65-66).
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LETTRE XXVII.

Il n’est de bonheur que dans la vertu. – Ridicules de Sabinus.

Ces avis que je te donne, tu demandes si moi-même je me les suis donnés. Me suis-je corrigé, moi, pour avoir le droit et le loisir de réformer autrui ? — Je n’ai pas la présomption, malade que je suis, d’aller me mêlant de la cure des autres ; mais couché comme toi dans la salle de douleurs, je t’entretiens de nos infirmités communes et te communique mes recettes. Écoute-moi donc comme si je me parlais à moi-même : je t’initie aux secrets de mon âme et t’appelle en tiers à mon interrogatoire. « Fais le calcul de tes années, m’écrié-je, et rougis de vouloir encore ce que tu voulais enfant, de faire les mêmes projets. Ose enfin t’être utile avant de mourir ; que tes vices meurent avant toi. Congédie ces plaisirs désordonnés que tu expieras chèrement : ils ne sont pas venus qu’ils nuisent déjà, ils sont partis qu’ils nuisent encore. Tout comme les angoisses du crime, ne l’eût-on pas pris sur le fait, ne passent point avec le crime même, ainsi, aux plaisirs déshonnêtes survit encore le repentir. Ils ne sont point solides, point fidèles, et, lors même qu’ils ne nous nuisent pas, ils nous délaissent. Ah ! plutôt cherche autour de toi quelque bien qui dure ; et en est-il d’autre que celui que l’âme tire d’elle-même ? La vertu seule donne une joie constante et libre de crainte : les obstacles qui lui surviennent sont des nuages qui glissent au-dessous d’elle et n’éclipsent jamais sa lumière. Quand te sera-t-il donné d’atteindre à cette félicité ? Tu n’as point encore ralenti le pas, mais hâte-toi[1]. Il te reste beaucoup à faire, et il te faut y consacrer tes veilles, tes travaux, et payer de ta personne, si tu veux réussir. Ce n’est pas chose qui se laisse faire par délégués. Ailleurs, en littérature, les substituts sont admis. Il y eut de nos jours un Calvisius Sabinus25, un richard, qui avec la fortune d’un affranchi en avait le caractère. Je ne vis jamais homme d’une richesse plus impertinente. Sa mémoire était si mauvaise qu’il oubliait tantôt le nom d’Ulysse, tantôt celui d’Achille, tantôt celui de Priam, gens qu’il prétendait connaître comme l’enfant son pédagogue. Jamais vieux nomenclateur, forgeant les noms au lieu de les dire, ne qualifia tout de travers ses tribus de visiteurs, comme celui-ci les Troyens et les Grecs. Avec cela se donnant des airs d’érudit ; et voici quel moyen expéditif il imagina. Il acheta à poids d’or des esclaves dont l’un savait par cœur Homère, l’autre Hésiode, neuf autres eurent les lyriques pour département. J’ai dit à poids d’or, et que cela ne te surprenne : ne les trouvant pas tout faits, il les avait commandés. Quand sa troupe fut toute recrutée, il se mit à harceler ses convives. Il la tenait postée à ses pieds pour qu’elle lui fournît de temps en temps des citations de vers, mais souvent il restait court au milieu d’un mot. Satellius Quadratus, l’un de ces rongeurs qui vivent de la sottise des riches, par conséquent leurs rieurs et, à ce double titre, aussi leurs railleurs, l’engageait à prendre des grammairiens pour lui ramasser les paroles. « Mais, dit Sabinus, ceux-ci me coûtent déjà cent mille sesterces[2] pièce ! — Vous auriez eu à moins, reprit l’autre, autant d’étuis à manuscrits. » Néanmoins notre homme s’était mis en tête qu’il savait ce que savaient tous ses gens. Le même Satellius lui conseillait de s’exercer à la lutte, lui maladif, pâle, tout grêle : « Et le moyen ? objecta Sabinus ; à peine ai-je le souffle. — Ne dites point cela, je vous prie ; voyez tous ces robustes valets : leur vigueur n’est-elle pas à vous ? »

Le bon sens ne se prête, ni ne s’achète ; et, je pense, il serait à vendre qu’il n’aurait point d’acheteur. La folie en trouve tous les jours.

Reçois maintenant ce que je te dois, et je prends congé. « C’est une richesse que la pauvreté qui se règle sur la loi de la nature26. » Voilà ce que répète Épicure de mille et mille manières ; mais on ne saurait assez redire ce qu’on ne peut assez retenir27. Aux uns il suffit d’indiquer les remèdes ; à d’autres il faut les faire prendre de force.



LETTRE XXVII.

25. Ce Calvisius Sabinus est un des types comiques qui ont fourni à Pétrone certains traits de la physionomie de son Trimalchion, (Satyricon, c. LIX et passim.)

26. De mon peu de besoins je forme mon trésor.

(Delille, Imagin.)

27. « Comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de le leur reprocher ; ils seroient peut-être pires, s’ils venoient à manquer de censeurs ou de critiques : c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit. » (La Bruyère, ch. I.)

  1. Les Mss. et Lemaire : festinatur. Je lis avec Ruhkopf: festinetur.
  2. 20 379 francs.