Lettres à Lucilius/Lettre 26

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 63-64).
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LETTRE XXVI.

Éloge de la vieillesse.

Naguère je te disais que j’étais en présence de la vieillesse : j’ai déjà peur de l’avoir laissée derrière moi. Ce n’est déjà plus le nom qui convient à mon âge ou du moins à mon être physique ; car on appelle vieillesse l’époque de la lassitude, non celle où la force est brisée. Compte-moi parmi les décrépits, parmi ceux qui touchent à leur fin. Toutefois, entre nous, je me rends grâce ; au moral je ne sens point l’injure des ans, bien que mon corps la ressente ; je n’ai de vieilli que mes vices et leurs organes. Mon âme, dans toute sa force, et ravie de n’avoir plus grand démêlé avec le corps, a déposé une bonne partie de son fardeau : elle est allègre et me conteste ma vieillesse : c’est pour elle la fleur de l’âge. Croyons-la donc ; qu’elle jouisse de son beau moment.

Entrons dans l’examen de ce phénomène : distinguons, dans ce calme et cette retenue de mœurs, ce que je dois à la sagesse, ce que je dois à l’âge ; rendons-nous bien compte de ce que je ne puis plus comme de ce que je ne veux plus faire, et si je puis encore certaines choses que je ne veux pas. Car pour ce que je[1] ne puis plus, je m’applaudis de mon impuissance. Quel motif de plainte en effet, quel désagrément y a-t-il, si ce qui doit cesser est tombé de soi-même ? « Le pire désagrément, dis-tu, c’est de décroître, de dépérir et, à proprement parler, de se voir fondre. Au lieu d’un choc soudain qui nous terrasse, c’est l’âge qui nous mine ; et chaque jour nous vole quelque chose de nos forces. » Peut-on mieux sortir de la vie que quand la nature en dénoue la chaîne et nous laisse glisser vers le terme ? Non que ce soit un mal d’être enlevé d’une façon brusque et imprévue ; mais c’est une allure commode de se sentir doucement emmené.

Pour moi, comme si je touchais au moment de l’épreuve, et que le jour qui doit juger toutes mes années23 fût déjà venu, je m’examine et dis à part moi : « Non, jusqu’ici tes actes ni tes paroles n’ont rien prouvé. Légers et trompeurs garants de ta valeur morale, trop d’illusions les enveloppèrent : tes vrais progrès, la mort me les certifiera. » Je me dispose donc, sans le craindre, à ce jour où, dépouillant tout fard et tout subterfuge, je vais, juge de moi-même, savoir si mon courage est de paroles ou de sentiment ; s’il n’y avait que feintes et mots de théâtre dans tous ces défis dont j’apostrophais la Fortune. Arrière l’opinion des hommes, toujours problématique et partagée en deux camps. Arrière ces études cultivées durant toute ta vie : la mort va prononcer sur toi. Il faut le dire : ni discussions philosophiques, ni entretiens littéraires, ni mots empruntés aux maximes des sages, ni langage érudit ne montrent la vraie force de l’âme : souvent les plus timides parlent avec le plus d’audace. On saura quels combats tu auras rendus, quand tu rendras[2] le dernier souffle. « J’accepte la condition et n’ai point peur de comparaître[3]. » Voilà ce que je me dis ; prends que je te l’ai dit à toi-même. Tu es plus jeune ? Qu’importe ? La mort ne compte pas les années. Ne sachant pas où elle t’attend, c’est partout que tu dois l’attendre.

Je voulais finir ma lettre, et ma main s’apprêtait à la fermer, mais il faut que le rite s’accomplisse jusqu’au bout et que ma missive ait de quoi faire sa route. Quand je ne te dirais pas d’où je tirerai mon emprunt, tu sais dans quel coffre je puise. Attends quelque peu, et je te payerai sur mes fonds ; d’ici là j’ai pour prêteur Épicure : « Cherche bien, dit-il, lequel est plus commode, que la mort vienne à nous, ou nous à elle. » Sa pensée est claire : il est beau de s’étudier à mourir. Tu jugeras superflu peut-être d’apprendre un secret qui ne sert qu’une fois ; c’est pour cela même qu’on doit l’approfondir : il faut apprendre constamment ce qu’on ne peut s’assurer de bien savoir. Étudie-toi à mourir ! c’est me dire : « Étudie-toi à être libre. » Qui sait mourir ne sait plus être esclave : il se place au-dessus ou du moins hors de tout pouvoir. Que lui font les prisons, les gardes, les barreaux ? Il a toujours une porte libre. Une seule chaîne nous retient captifs, l’amour de la vie24. Il faut non pas le répudier, mais tellement le restreindre qu’au besoin rien ne nous arrête et ne nous empêche de faire résolument et sur l’heure ce que tôt ou tard il faut faire.


LETTRE XXVI.

23. Alius dealio judicat die, tamen supremus de omnibus. (Pline, Hist. nat., VII, XL.) « À ce dernier rôle de nous il n’y a plus à feindre ; il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot. » (Montaigne.) « C’est le maistre jour, c’est le jour juge de tous les autres. » (Id., I, XVIII.) Voir Lettre CII de Sénèque.

24. « La crainte de la mort est une anse par où l’homme est saisi et contraint d’obéir au plus fort. » (Arrien.) Nimium timemus exsilium, paupertatem , mortem, écrivait Brutus à Cicéron.

  1. Texte altéré. Je lis comme Ruhkopf : possim-ne aliquid quod nolim. Nam si quid non possum…
  2. Quid egeris apparebit quum animam ages.
  3. Paroles admirables quand on songe à la mort de l’auteur.