Lettres à Lucilius/Lettre 28

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 67-68).
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LETTRE XXVIII.

Inutilité des voyages pour guérir l’esprit.

Il n’est arrivé, penses-tu, qu’à toi seul, et tu t’en étonnes comme d’une chose étrange, qu’un voyage si long et des pays si variés n’aient pu dissiper la tristesse et l’abattement de ton esprit. C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat28. Vainement tu as franchi la vaste mer ; vainement, comme dit notre Virgile.

Terre et cités ont fui loin de tes yeux[1],

tes vices te suivront, n’importe où tu aborderas. À un homme qui faisait la même plainte Socrate répondit : « Pourquoi t’étonner que tes courses lointaines ne te servent de rien ? C’est toujours toi que tu promènes. Tu as en croupe l’ennemi qui t’a chassé. » Quel bien la nouveauté des sites peut-elle faire en soi, et le spectacle des villes ou des campagnes ? Tu es ballotté, hélas ! en pure perte. Tu veux savoir pourquoi rien ne te soulage dans ta triste fuite ? Tu fuis avec toi. Dépose le fardeau de ton âme : jusque-là point de lieu qui te plaise. Ton état, songes-y, est celui de la prêtresse que Virgile introduit déjà exaltée et sous l’aiguillon, et toute remplie d’un souffle étranger :

La prêtresse s’agite et tente, mais en vain,
De secouer le dieu qui fatigue son sein[2].

Tu cours çà et là pour rejeter le faix qui te pèse ; et l’agitation même le rend plus insupportable. Ainsi sur un navire une charge immobile est moins lourde : celle qui roule par mouvements inégaux fait plus tôt chavirer le côté où elle porte. Tous tes efforts tournent contre toi, et chaque déplacement te nuit : tu secoues un malade[3]. Mais, le mal extirpé, toute migration ne te sera plus qu’agréable. Qu’on t’exile alors aux extrémités de la terre ; n’importe en quel coin de pays barbare on t’aura cantonné, tout séjour te sera hospitalier. Le point est de savoir quel tu arriveras, non sur quels bords : et c’est pourquoi notre âme ne doit s’attacher exclusivement à aucun lieu. Il faut vivre dans cette conviction : « Je ne suis pas né pour un seul coin du globe ; ma patrie c’est le monde entier. » Cela nettement conçu, tu ne serais plus surpris de ne point trouver d’allégement dans la diversité des pays où te pousse incessamment l’ennui de ce que tu vis d’abord ; le premier endroit t’aurait su plaire, si tu voyais en tous une patrie. Mais tu ne voyages pas, tu te fais errant et passif, et d’un lieu tu passes à un autre quand l’objet tant cherché par toi, le bonheur, est placé partout. Y a-t-il quelque part si bruyant pèle-mêle qu’au forum ? Là encore on peut vivre en paix, si l’on est contraint d’y loger. Mais si le choix m’est laissé libre, je fuirai bien loin l’aspect même et le voisinage du forum. Comme en effet les lieux malsains attaquent le plus ferme tempérament ; ainsi pour l’âme bien constituée, mais qui n’a point encore atteint ou recouvré toute sa vigueur, il est des choses peu salubres[4]. Je ne pense point comme ceux qui s’élancent au milieu de la tourmente et qui, épris d’une vie tumultueuse, luttent quotidiennement d’un si grand courage contre les affaires et leurs difficultés. Le sage supporte ces choses, il ne les cherche pas : il préfère la paix à la mêlée. On ne gagne guère à s’être affranchi de ses vices, s’il faut guerroyer avec ceux d’autrui. « Trente tyrans, dis-tu, tenaient Socrate bloqué de toute part, et ils n’ont pu briser son courage. » Qu’importe le nombre des maîtres ? Il n’y a qu’une servitude ; et qui la brave, quelle que soit la foule des tyrans, est libre.

Il est temps de finir ma lettre, mais pas avant le port payé. « Le commencement du salut, c’est la connaissance de sa faute. » Excellente parole d’Épicure, à mon sens. Car si j’ignore que je fais mal, je ne désire pas me corriger ; et il faut se prendre en faute avant de s’amender. Certaines gens font gloire de leurs vices. Crois-tu qu’on songe le moins du monde à se guérir, quand on érige ses infirmités en vertus ? Donc, autant que tu pourras, prends-toi sur le fait : informe contre toi-même ; remplis d’abord l’office d’accusateur, puis de juge, enfin d’intercesseur, et sois quelquefois sans pitié.


LETTRE XXVIII.

28 Cœlum, non animum mutant, qui trans mare currunt.

(Horat.)

  1. Énéide, III, 71.
  2. Énéide, VI, 78.
  3. Voy. Lettres II et CIV.
  4. Voy. Lettre LI.