Lettres à Lucilius/Lettre 20

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 45-48).
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LETTRE XX.

Même sujet. – Inconstance des hommes.

Si ta santé est bonne, et si tu te crois digne de devenir quelque jour ton maître, je m’en réjouis ; et ce sera ma gloire si j’ai pu te sauver de ce gouffre où tu flottais sans espoir d’en sortir. Mais je te prie d’une chose, cher Lucilius, et je t’y exhorte : ouvre à la philosophie les plus intimes parties de ton âme et prends pour mesure de tes progrès non tes discours ni tes écrits, mais l’affermissement de tes principes et la diminution de tes désirs. Prouve tes paroles par tes actes. Bien différent est le but de ces déclamateurs qui ne veulent que capter les suffrages d’une coterie, de ces ergoteurs qui amusent les oreilles de la jeunesse et des oisifs en voltigeant d’un sujet à l’autre avec une égale volubilité. La philosophie enseigne à faire non à parler : ce qu’elle exige, c’est que tous vivent d’après sa loi ; que la vie ne démente point les discours et que la teinte de toutes nos actions soit une[1]. Voilà le premier devoir de la sagesse et son plus sûr indice : la concordance du langage avec la conduite, et que l’homme soit partout égal et semblable à lui-même. Qui remplira cette tâche ? Peu d’hommes, mais enfin quelques-uns. La chose est difficile, et je ne dis point que le sage ira toujours du même pas : mais il tiendra la même route. Prends donc bien garde si ton costume ne contraste point avec ta demeure ; si, libéral pour toi-même, tu n’es point avare pour les tiens ; si, frugal dans tes repas, tu ne bâtis point somptueusement. Une fois pour toutes, fais choix de la règle où l’ensemble de ta vie doit s’adapter. Tel se restreint dans son particulier qui s’étend et représente largement au dehors, vicieuse disparate, symptôme d’un esprit vacillant qui n’a point encore son assiette. Un autre motif que je vais donner d’une telle inconséquence et de cette bigarrure entre les actes et les volontés, c’est que nul ne se propose bien ce qu’il veut ; ou, s’il le fait, il n’y persiste point et passe outre ; puis changer ne suffit plus : il revient sur ses pas et retombe dans ce qu’il vient de fuir et de condamner.

Laissant donc de côté les anciennes définitions, et pour embrasser tout le système de la vie humaine, je puis me borner à dire : En quoi consiste la sagesse ? À toujours vouloir ou ne vouloir pas la même chose. Il n’est pas besoin d’ajouter la brève condition : pourvu que nos vouloirs soient justes ; car la même chose ne peut toujours plaire au même homme, si elle n’est juste. Or le vulgaire ne sait ce qu’il veut qu’au moment où il le veut : nul n’a une bonne fois décidé ce qu’il voudra ou ne voudra pas. Nos jugements, d’un jour à l’autre, varient et se contredisent : chacun presque traite la vie comme un jeu de hasard. Tiens donc ferme à ton œuvre ébauchée, et peut-être atteindras-tu à la perfection ou à ce degré que toi seul sentiras ne pas être la perfection. Tu t’inquiètes de ce que deviendra la foule de tes familiers ! N’étant plus nourrie par toi, elle se nourrira elle-même ; et ce que tout seul tu ne démêlerais point, la pauvreté te l’apprendra. Elle retiendra près de toi les sûrs, les vrais amis, tandis que s’éloigneront tous ceux qui cherchaient en toi autre chose que toi. Et ne saurait-on aimer la pauvreté, même à ce seul titre qu’elle nous fait voir qui nous aime ? Oh ! quand viendra le jour où nul ne mentira plus pour te faire honneur ! Voici donc où doivent tendre tes réflexions, tes soins, tes souhaits, en quittant Dieu de tout le reste : vivre content de toi-même et des biens que tu puiseras en toi. Est-il un bonheur plus à ta portée ? Descends à l’humble rang d’où la chute n’est plus possible4, et pour que tu le fasses de meilleur cœur, je rattacherai à mon texte le tribut de cette lettre que j’acquitte à l’instant. Dusses-tu m’en vouloir, c’est encore Épicure qui se charge de l’avancer pour moi : « Tes discours imposeront bien plus, crois-moi, prononcés de ton grabat et sous les haillons : ce ne seront pas des mots seulement, mais des exemples. » Moi du moins je suis bien autrement frappé de ce que dit notre Démétrius, quand je le vois nu et couché sur ce qui n’est pas même un chétif matelas : il n’est plus précepteur de la vérité, il en est le vivant témoin. « Quoi ! ne suffit-il donc pas, quand on a les richesses, de les mépriser ? » Pourquoi non ? Celui-là aussi a l’âme grande qui, les voyant affluer autour de lui, frappé d’une longue surprise, ne peut que rire de ce qu’elles lui soient venues et entend dire qu’elles lui appartiennent plutôt qu’il ne s’en aperçoit. Il est beau de n’être pas gâté par la compagnie des richesses ; il y a de la grandeur à rester pauvre au milieu d’elles, mais plus de sécurité à ne les avoir pas. « Je ne sais, diras-tu, comment ce riche supportera la pauvreté, s’il y tombe. » Ni moi, comment ce pauvre, cet émule d’Épicure, s’il vient à tomber dans la richesse, la méprisera. C’est donc chez tous les deux l’âme qu’il faut apprécier : il faut démêler si l’un se complaît dans la pauvreté, si l’autre ne se complaît pas dans sa richesse. Autrement, faible preuve d’une résolution franche qu’un grabat ou des haillons, s’il n’est pas évident que c’est par choix, non par nécessité, qu’on s’y est réduit. Au reste il est d’une âme généreuse, sans y courir comme à un état meilleur, de s’y préparer comme à une chose facile. Oui, facile, cher Lucilius, agréable même quand on l’aborde après longue et mûre réflexion. Car là se trouve un bien sans lequel rien ne nous agrée, la sécurité. C’est pourquoi j’estime nécessaire, comme je t’ai écrit que de grands hommes l’ont fait, de prendre par intervalles quelques jours où, par une pauvreté fictive, on s’exerce à la véritable, ce qu’il faut pratiquer d’autant plus que la mollesse a détrempé tous nos ressorts, et nous fait tout juger dur et difficile. Ah ! réveillons-nous de notre sommeil, aiguillonnons notre âme et lui rappelons quel fonds modique la nature constitue à l’homme. Nul n’est riche en naissant : quiconque vient à la lumière est tenu de se contenter de lait et d’un lambeau de toile. Et après de tels commencements, des royaumes sont pour nous trop étroits !


LETTRE XX.

4. Charles Ier, condamné à mort, se consolait en répétant ce vers d’Alain Delisle :

Qui decumbit humi non habet unde cadat.
Couché par terre on n’a plus d’où tomber.

  1. Voy. Lettres X et CVIII, et Cie. Tusc. II, IV. Je lis avec Fickert et un Mss.: ut unus sit omnium actionum color . Lemaire : ut ipsa inter se vita unius, sine actionum dissensione, coloris sit.