Lettres à Lucilius/Lettre 19

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 43-45).
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LETTRE XIX.

Quitter les hauts emplois pour le repos.

Je tressaille de joie chaque fois que je reçois de tes lettres : elles me remplissent d’un bon espoir ; ce ne sont plus des promesses, ce sont des garanties. Persévère, je t’en prie, je t’en conjure : car qu’ai-je de mieux à demander à un ami que de le prier pour lui-même ? Dérobe-toi, s’il est possible, au tracas des affaires ; sinon, romps avec elles. Voilà bien assez de jours gaspillés : commençons, vieux que nous sommes, à plier bagage. Sera-ce faire ombrage à personne ? Nous avons vécu dans la tourmente, allons mourir au port1. Non que je te conseille la retraite comme moyen de renommée : il n’y faut mettre ni gloire ni mystère. Jamais en effet je ne te réduirai, tout en condamnant la folie des hommes, à chercher un antre et l’oubli : tâche que ton renoncement n’ait pas trop d’éclat, mais se laisse voir. D’autres, dont le choix à cet égard est libre et encore à faire, verront s’il leur convient de passer leur vie dans l’obscurité. Pour toi cela n’est plus possible : te voilà produit au grand jour par la vigueur de ton génie, par tes écrits si pleins de goût, par de nobles et illustres amitiés. La célébrité s’est emparée de toi ; fusses-tu plongé et comme perdu dans la retraite la plus reculée, tes premières traces te décèleraient encore. Tu ne peux plus jouir des ténèbres ; tu emporteras, n’importe où tu fuiras, presque tout l’éclat de ton passé. Tu peux prétendre au repos sans que personne t’en veuille, sans regrets ni remords de conscience. Que quitteras-tu dont l’abandon puisse être amer à ta pensée ? Tes clients ? Aucun ne te suit pour toi-même, tous pour quelque chose à tirer de toi. Tes amis ? Jadis on recherchait l’amitié ; maintenant on court à la proie. Des vieillards qui ne te verront plus changeront leurs testaments ? Tes flatteurs iront saluer d’autres seuils ? Un grand bien ne saurait coûter peu. Calcule à quoi tu veux renoncer : à toi-même, ou à une portion de ce qui est à toi ? Que ne te fut-il donné de vieillir dans la sphère modeste où tu pris naissance ; et pourquoi la Fortune t’a-t-elle porté si haut ? Tu as perdu de vue l’existence salutaire à l’âme, emporté par tes rapides avantages, gouvernement de province, intendance et tout ce que promettent ces titres ; de plus grandes charges encore t’invitent, et après celles-là, d’autres. Quel sera le terme ? Qu’attends-tu pour t’arrêter ? Ce moment n’arrivera jamais. Il est, disons-nous, une série de causes dont la trame forme le destin ; ainsi s’étend la chaîne des désirs : ils naissent de la fin l’un de l’autre2. Telle est la vie où tu es plongé, que jamais d’elle-même elle ne terminera tes misères et ta servitude. Dérobe au joug ta tête meurtrie ; mieux vaudrait qu’elle fût tranchée une fois qu’incessamment courbée. Si tu reviens à la vie privée, tout y sera sur une moindre échelle, mais te satisfera pleinement, ce que ne font pas aujourd’hui les torrents de jouissances qui affluent chez toi de toutes parts. Préfères-tu donc, à une pauvreté qui rassasie, une abondance famélique ? La prospérité est avide, et en butte à l’avidité d’autrui. Tant que rien ne t’aura suffi, toi-même tu ne suffiras point aux autres. « Comment sortir de cette position ? » Comme tu pourras. Songe combien de hasards l’argent, combien de travaux les honneurs t’auront fait braver ; ose enfin quelque chose pour le repos ; sinon, condamné aux soucis des gouvernements de provinces, puis des magistratures urbaines, tu vieilliras dans le tracas, dans des tourmentes toujours nouvelles ; il n’est réserve ni douceur de mœurs assez heureuses pour y échapper. Qu’importe en effet que tu veuilles le repos ? Ta fortune ne le veut pas. Et si tu lui permets de grandir encore ? À quelques progrès qu’elle s’élève, il y aura progrès dans ta crainte. Je veux ici te rapporter un mot de Mécène qui, dans les tortures de la grandeur, poussa ce cri de vérité : « Oui, leur hauteur même foudroie les sommets. » Tu demandes dans quel livre il a dit cela ? Dans celui qui a pour titre Prométhée. Il a voulu dire : « Les hauteurs ont leurs sommets foudroyés. » Est-il pouvoir au monde au prix duquel tu voulusses afficher une telle ivresse de style ? Mécène avait du génie ; il eût enrichi d’un grand modèle l’éloquence romaine si sa haute fortune ne lui eût ôté sa force, disons le mot : sa virilité[1]. Voilà ce qui t’attend, si tu ne te hâtes de plier la voile et, ce qu’il a voulu trop tard, de raser le rivage.

J’aurais pu, moyennant cette sentence de Mécène, balancer mes comptes avec toi ; mais tu me chercheras chicane, si je te connais bien ; tu ne voudras ton remboursement qu’en pièces de beau relief et de bon aloi. Selon l’usage, c’est sur Épicure que je dois tirer : « Examine bien, dit-il, avec qui tu dois manger et boire, avant de penser à ce que tu boiras et mangeras. Car manger la victime sans un ami, c’est vivre comme les lions et les loups. » Un ami ! Tu ne l’obtiendras que dans la retraite : ailleurs, tu auras des convives triés et classés par le nomenclateur dans la foule qui vient te saluer. Il se méprend fort celui qui cherche des amis dans son antichambre et qui les éprouve à sa table. Il n’est pire malheur pour l’homme obsédé d’occupations et de richesses que de croire à l’amitié de gens qui n’ont point la sienne, ou à l’efficacité de ses bienfaits pour se la concilier ; souvent plus on nous doit, plus on nous hait. Une légère dette fait un débiteur, une lourde somme un ennemi3. « Eh quoi ! les bienfaits n’engendrent pas l’amitié ! » Si fait, quand on peut choisir à qui l’on donne, quand on les place, qu’on ne les sème point au hasard. Ainsi, tandis que tu travailles à t’appartenir complètement, mets toujours à profit ce conseil des sages : attache plus d’importance au caractère de l’obligé qu’à la nature de l’obligation.


LETTRE XIX.

1. Admirablement imité par Racan :

Tircis, il faut songer à faire la retraite ;
La course de nos jours est plus qu’à demi faite ;
L’âge insensiblement nous conduit à la mort.
Nous avons assez vu sur la mer de ce monde
Errer au gré des vents notre nef vagabonde,
Il est temps de jouir des délices du port.

2. Voy. Brièveté de la vie, xvii. Spes spem excitat. « Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre. » (La Rochefoucauld., Max. x.)

3. Voir Lettres, xix, lxxxi, et des Bienfaits, VI, xxxiv, et Tacite, Ann., IV, xviii.

  1. Voy. sur Mécène la Providence, III; Lettres XCII et CXIV