Lettres à Lucilius/Lettre 21

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 48-50).
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LETTRE XXI.

Vraie gloire du philosophe. – Éloge d’Épicure.

Tu as fort à faire, penses-tu, contre les obstacles dont parle ta lettre ? Ta plus grande affaire est avec toi-même, c’est toi qui te fais obstacle. Incertain de ce que tu veux, tu sais mieux approuver ce qui est honorable que le suivre : tu vois où réside la félicité, mais tu n’oses aller jusqu’à elle. Ce qui t’arrête, tu ne t’en rends pas bien compte ; je vais te le dire. Tu trouves grand le sacrifice que tu vas faire ; et quand tu t’es donné pour but la sécurité à laquelle tu es près de passer, tu es retenu par tout cet éclat d’une vie qui va recevoir tes adieux, comme si de là tu devais tomber dans une obscure abjection. Erreur ! Lucilius : de ta vie à la vie du sage on ne peut que monter. Comme la lumière se distingue de ses reflets, car elle émane d’un foyer certain qui lui est propre, et ceux-ci ont un éclat d’emprunt ; ainsi la vie dont je parle diffère de la tienne. Ce qui brille en la tienne, c’est du dehors qu’elle l’a reçu ; la moindre interposition l’éclipse et l’obscurcit soudain : la vie du sage resplendit de ses seuls rayons. De tes études en sagesse viendra ton vrai lustre, ton anoblissement. Rapportons ici un mot d’Épicure. Dans une lettre à Idoménée, que des vaines pompes de sa charge il rappelait à la fidèle et solide gloire, il disait à ce ministre d’un pouvoir inflexible, à cet homme qui tenait les rênes d’un grand empire. « Si c’est la gloire qui te touche, tu seras plus connu par ma correspondance que par toutes ces grandeurs que tu courtises, et pour lesquelles tu es courtisé. » Et n’a-t-il pas dit vrai ? Qui connaîtrait Idoménée, si Épicure n’avait buriné ce nom dans ses lettres ? Tous ces grands, ces satrapes et le grand roi lui-même duquel Idoménée empruntait son relief, un profond oubli les a dévorés5. Les lettres de Cicéron ne permettent pas que le nom d’Atticus périsse : il ne servait de rien à Atticus d’avoir eu pour gendre Agrippa, pour mari de sa petite-fille Tibère, Drusus César pour arrière-petit-fils ; au milieu de ces noms célèbres nul ne parlait de lui, si le grand orateur ne se l’était associé. L’océan des âges viendra s’amonceler sur nous ; quelques génies élèveront leurs têtes, et avant de mourir un jour ou l’autre dans le même silence, lutteront contre l’oubli et sauront longtemps se défendre6. Ce qu’Épicure a pu promettre à son ami, je te le promets à toi, Lucilius. J’aurai crédit chez la postérité : il m’est donné de faire durer les noms que j’emporte avec moi7. Notre Virgile a promis à deux jeunes hommes une mémoire impérissable et il tient parole :

Couple heureux ! si mes vers sont faits pour l’avenir,
Jamais ne s’éteindra votre doux souvenir,
Tant que le Capitole à sa roche immortelle
Enchaînera le monde et la ville éternelle[1].

Tous les hommes que la Fortune a poussés sur la scène, tous ceux qui furent les dépositaires et les bras du pouvoir ont vu leur crédit prospère, leurs palais hantés de flatteurs tant qu’eux-mêmes sont restés debout ; après eux leur mémoire s’est promptement éteinte. Mais le génie ! sa gloire croît sans cesse ; et en outre de nos hommages que lui-même recueille, tout ce qui se rattache à sa mémoire est bienvenu. Il ne faut pas qu’Idoménée soit gratuitement arrivé sous ma plume ; il payera le port de ma lettre. C’est à lui qu’Épicure adresse cette remarquable pensée, pour le dissuader d’enrichir Pythoclès par la voie ordinaire, toujours douteuse : « Si tu veux enrichir Pythoclès, n’ajoute point à son avoir, retranche à ses désirs. » Pensée trop claire pour qu’on l’interprète, trop bien rendue pour qu’on l’appuie de réflexions. Je ne te ferai qu’une observation : ne crois pas que ce mot soit dit seulement pour les richesses ; à quoi qu’on l’applique, il aura la même force. Veux-tu rendre Pythoclès honorable, n’ajoute point à ses honneurs, retranche à ses désirs. Veux-tu que Pythoclès jouisse perpétuellement, n’ajoute pas à ses jouissances, retranche à ses désirs. Veux-tu que Pythoclès arrive à la vieillesse et à une vie pleine, n’ajoute point à ses années, retranche à ses désirs. Ne crois pas que ces maximes appartiennent en propre à Épicure : elles sont à tout le monde. Ce qui se fait souvent au sénat doit se faire aussi, ce me semble, dans la philosophie. Quelqu’un ouvre-t-il un avis que je goûte en partie : « Divisez-le, lui dis-je, et je suis pour vous quant au point que j’approuve. » Si je cite volontiers toute noble parole d’Épicure, c’est surtout pour les gens qui se réfugient dans sa doctrine séduits par un coupable espoir, s’imaginant trouver là un voile à leurs vices[2] : je veux leur prouver que, n’importe le camp où ils passent, il leur faut vivre vertueusement. Lorsqu’ils approcheront de ces modestes jardins, de l’inscription qui les annonce : « Passant, tu feras bien de rester ici ; ici le suprême bonheur est la volupté ! » il sera obligeant le gardien de cette demeure, hospitalier, affable ; c’est avec de la bouillie qu’il te recevra ; l’eau te sera largement versée, et il te demandera si tu te trouves bien traité. « Ces jardins, dira-t-il, n’excitent pas la faim, ils l’apaisent ; ils n’allument pas une soif plus grande que les moyens de la satisfaire : ils l’éteignent par un calmant naturel et qui ne coûte rien. Voilà dans quelle volupté j’ai vieilli. » Je ne parle ici que de ces désirs qui n’admettent point de palliatif, auxquels il faut quelque concession pour qu’ils cessent. Pour ceux qui sortent de la règle, qu’on peut remettre à plus tard, ou corriger et étouffer, je ne dirai qu’un mot : cette volupté, bien que dans la nature, n’est point dans la nécessité ; tu ne lui dois rien : si tu lui fais quelque sacrifice, il sera bénévole. L’estomac est sourd aux remontrances : il réclame, il exige son dû ; ce n’est pas toutefois un intraitable créancier ; pour peu de chose il nous tient quittes : qu’on lui donne seulement ce qu’on doit, non tout ce qu’on peut.


LETTRE XXI.

5. « Il faut l’avouer, le présent est pour les riches, l’avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore, et sera toujours : les receveurs de droits, les publicains ne sont plus, ont-ils été ? etc. » (La Bruyère, Biens de fortune.)


6.

Tu sais de quel linceul le temps couvre les hommes ;
Tu sais que tôt ou tard dans l’ombre de l’oubli
Siècles, peuples, héros, tout dort enseveli ;
Qu’à cette épaisse nuit qui descend d’âge en âge
À peine un nom par siècle obscurément surnage,
Que le reste, éclairé d’un moins haut souvenir.
Disparaît par étage à l’œil de l’avenir.

(Lamartine, Souven. d’enf.)

7. Voy. Properce, III, Éleg. I.

Je pourrais sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu’il me plaira de vous.
Chez cette race nouvelle
Où j’aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit. (Corneille, Stances.)

Et Lamartine, IIIe Méditat. :

Heureuse la beauté que le poète adore !
       Heureux le nom qu’il a chanté !…

  1. Nisus et Euryale, Énéide, IX, 446
  2. Voy. La Vie heureuse, XII, XIII ; et Cic. in Pisonem XXVIII.