Lettres à Lucilius/Lettre 118

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 424-427).
◄  Lettre 117
Lettre 119  ►

Lettre CXVIII.

Des élections à Rome. Du bien et de l’honnête.

Tu réclames de moi des lettres plus fréquentes. Comptons ensemble : tu ne seras pas au pair. Il était convenu que tu commencerais ; tu devais m’écrire, et moi te répondre ; mais je ne serai pas exigeant. Je sais qu’on peut te faire crédit : je te livrerai donc mes avances. Je ne ferai pas comme Cicéron, le plus fécond des beaux parleurs, qui engageait Atticus « à lui écrire, à défaut même de tout sujet, ce qui lui viendrait à l’esprit. » Les sujets ne me manqueront jamais, dussé-je omettre tous ces détails qui remplissent les lettres de Cicéron : quel candidat périclite ; quel autre lutte par auxiliaires ou de ses seules forces ; qui, pour le consulat, se repose sur César ; qui sur Pompée, qui sur son coffre-fort[1] ; quel âpre usurier c’est que Cécilius, dont ses proches même ne peuvent tirer un écu à moins d’un pour cent par mois[2]. Parlons de nos misères plutôt que de celles d’autrui : sondons notre cœur, voyons de combien de choses il se fait candidat et refusons-lui notre voix. La vraie grandeur, ô Lucilius, la sécurité, l’indépendance consistent à ne rien solliciter et à s’éloigner de tous comices où préside la Fortune.

N’est-il pas bien doux, dis-moi, quand les tribus sont convoquées, les candidats guindés au haut de leurs tribunes ; que l’un promet telle somme, que l’autre en fait l’authentique dépôt ; qu’un troisième accable de baisers la main de l’homme auquel, une fois nommé, il ne laissera pas toucher la sienne ; que tous attendent dans l’anxiété la voix qui proclame les élus, n’est-il pas bien doux de rester à l’écart, et de regarder ces marchés publics sans acheter ni vendre quoi que ce soit ? Mais combien plus vive est la joie de celui qui voit d’un œil calme non plus l’étroite enceinte où se font des préteurs et des consuls, mais ces comices universels où se postulent soit des honneurs annuels, soit de perpétuels pouvoirs, soit des guerres heureuses, et des triomphes, soit encore des richesses, des mariages, une postérité, la santé pour soi et les siens ! Qu’elle est grande l’âme qui seule ne fait nulle demande, ne courtise personne, et qui dit : « Je n’ai pas affaire à toi, ô Fortune ! Je ne me mets pas à ta merci. Je sais que tes exclusions sont pour les Catons, tes choix pour les Vatinius ; je ne te prie de rien. » Voilà détrôner l’aveugle déesse.

Je puis bien correspondre ainsi avec toi, et exploiter une matière toujours neuve, quand de toutes parts nous voyons s’agiter ces milliers d’ambitieux qui, pour emporter quelque désastreux avantage, courent à travers tant de maux à un nouveau mal, convoitent ce qu’ils vont fuir tout à l’heure, ou du moins dédaigner. Car quel homme eut jamais assez d’un succès dont le désir même lui avait semblé téméraire ? Non que la prospérité soit, autant qu’on se le figure, avide de jouissances : c’est qu’elle en est pauvre ; aussi ne rassasie-t-elle personne. Tu crois tel homme fort élevé, parce que tu rampes loin de lui ; mais ce point où il est parvenu est, ce lui semble, bien bas. Ou je me trompe, ou il cherche à monter encore ; et ce que tu prends pour le plus haut terme n’est à ses yeux qu’un échelon. Tous se perdent par l’ignorance du vrai : ils s’imaginent voler au bonheur, déçus qu’ils sont par de vains bruits ; puis des maux réels, ou le déchet ou le néant de leurs espérances ressortent pour eux d’une possession hérissée d’épines. Presque toujours le lointain nous abuse et nous admirons1 : grandeur est, pour le vulgaire, synonyme de bonheur.

Pour ne point donner dans la même méprise, recherchons « quel est le vrai bien. » On l’a compris diversement : les uns l’ont défini ou décrit d’une manière, les autres d’une autre. Quelques-uns disent : « Le bien, c’est ce qui invite l’esprit et l’appelle à soi. » D’autres aussitôt de répondre : « Comment ! même s’il invite l’homme à sa perte ? » Tu sais : il y a bien des maux qui séduisent. Le vrai et le vraisemblable diffèrent entre eux. Ainsi, le bien se joint au vrai ; car il n’est de bien que le vrai, mais ce qui invite, ce qui allèche, n’est que vraisemblable : il dérobe, il sollicite, il entraîne. Voici une autre définition : « Le bien est une chose qui excite l’appétit d’elle-même, ou le mouvement et la tendance de l’âme vers elle. » À quoi on réplique également que ce mouvement de l’âme est excité par beaucoup de choses dont la poursuite perd le poursuivant. Une meilleure définition est celle-ci : « Le bien est ce qui attire vers soi le mouvement de l’âme conformément à la nature : celui-là seul est digne d’être recherché. » Dès qu’il mérite nos recherches, il est honnête, chose à rechercher par excellence. Ceci m’avertit d’expliquer en quoi diffèrent le bien et l’honnête. Ils ont quelque chose entre eux de mixte et d’indivisible ; et il ne peut exister de bien qui ne renferme de l’honnête, comme à son tour l’honnête est toujours bien. En quoi donc diffèrent-ils ? L’honnête est le bien parfait, le complément de la vie heureuse, qui change en biens tout ce qu’il touche. Expliquons ma pensée : Il y a des choses qui ne sont ni biens ni maux, comme le métier des armes, les ambassades, les magistratures. Ces fonctions, honnêtement remplies, arrivent à être des biens, et de douteuses deviennent bonnes. Le bien a lieu par l’alliance de l’honnête : l’honnête est bien de sa nature. Le bien découle de l’honnête ; l’honnête existe par lui-même. Ce qui est bien a pu être mal ; ce qui est honnête n’a pu être que bien.

On a encore défini le bien « ce qui est conforme à la nature. » Or ici prête-moi ton attention : Ce qui est bien est selon la nature ; il ne s’ensuit pas que tout ce qui est selon la nature soit bien. Beaucoup de choses, conformes à cette nature, sont de si mince importance que le nom de bien ne leur convient pas. Elles sont trop futiles, trop dignes de dédain : or jamais bien, même le moindre, n’est à dédaigner. N’est-il encore qu’en germe, ce n’est pas un bien ; dès qu’il commence à être un bien, il n’est plus petit. À quoi le bien se reconnaît-il ? S’il est par excellence selon la nature. « Vous avouez, dira-t-on, que ce qui est bien est selon la nature ; voilà son caractère, et vous avouez aussi qu’il est des choses conformes à la nature qui ne sont pas des biens. Comment donc l’un est-il bien, les autres ne l’étant pas ? Comment prend-il un caractère différent, les autres ayant comme lui le privilège d’être conformes à la nature ? » Par sa grandeur même. Il n’est pas nouveau de voir certaines choses changer en s’accroissant. C’était un enfant, c’est maintenant un homme ; son caractère devient autre : car l’enfant n’avait pas de raison, l’homme est raisonnable. Il y a des choses qui par l’accroissement deviennent non-seulement plus grandes, mais tout autres. On répond : « ce qui grandit ne devient pas autre ; qu’on remplisse de vin une bouteille ou un tonneau, il n’importe : dans les deux vases le vin conserve sa propriété vineuse ; une petite quantité de miel, ou une grande, ne diffère pas de saveur. » Il n’y a point d’analogie dans les exemples qu’on me pose : dans le vin et dans le miel la qualité est et reste la même, quoique la quantité augmente. Certaines choses en s’augmentant ne perdent ni leur genre ni leur propriété ; certaines autres, après beaucoup d’accroissements, changent en dernier lieu de nature, et subissent une condition d’existence nouvelle et autre que la première. Une seule pierre a fait la voûte : c’est celle qui presse comme un coin les deux flancs inclinés, celle dont l’insertion les réunit. Pourquoi cette dernière addition produit-elle tant d’effet pour son peu de volume ? Ce n’est pas qu’elle augmente, c’est qu’elle complète. Certaines choses ne font de progrès qu’en dépouillant leur première forme pour en recevoir une nouvelle. Que l’on recule longtemps par la pensée les bornes d’un objet, et qu’on en suive l’extension jusqu’à la lassitude, il prend dès lors le nom d’infini, il est bien autre qu’il n’était lorsqu’il paraissait grand, mais fini. C’est ainsi que, si nous songeons à une chose difficile à diviser, la difficulté croissante nous amène enfin au non divisible. Ainsi encore, d’un corps lourd et qu’on meut avec peine, nous arrivons à l’immobile. De même une chose d’abord conforme à la nature a pu, par un accroissement de grandeur, prendre une autre propriété et devenir un bien.


LETTRE CXVIII.

1 Major e longiquo reverentia. (Tacite.)

  1. Je lis arcæ comme Fickert et un Mss. Lemaire : arte. Un autre abs se.
  2. Voir Des bienfaits, VII, x. Et Cic., Attic., V, XXI.