Lettres à Lucilius/Lettre 119

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 428-431).
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Lettre CXIX.

Qu’on est riche quand on commande à ses désirs.

À chaque découverte que je fais, je n’attends pas que tu dises : Partageons ! je me le dis pour toi. Qu’ai je donc trouvé ? Tu veux l’apprendre ? Ouvre ta bourse : c’est tout profit. Je t’apprendrai le secret de devenir riche en un instant, secret dont tu es si curieux, et avec raison. Je te conduirai à la plus haute fortune par une voie expéditive. Il te faudra cependant un prêteur : car tout commerce nécessite des emprunts ; mais je ne veux pas que ce soit par entremetteur, ni que les courtiers aillent prônant ta signature. J’ai pour toi un créancier tout prêt, celui de Caton : « Emprunte à toi-même. » Quelque peu que ce soit suffira, si ce qui manque, nous ne le demandons qu’à nous. En effet, cher Lucilius, nulle différence entre ne pas désirer et posséder. Dans les deux cas le résultat est le même, des tourments de moins2. Et je ne prétends pas que tu refuses rien à la nature : elle est intraitable, on ne peut la vaincre, elle exige son dû ; je dis seulement que tout ce qui va au delà est purement volontaire, mais non point nécessité. Ai-je faim ? il faut manger. Que mon pain soit grossier ou de premier choix, cela ne fait rien à la nature. Elle veut, non que je délecte mon palais, mais que mon estomac soit rempli. Ai-je soif ? que mon eau soit puisée au lac voisin, ou que je l’aie enfermée sous une voûte de neige dont elle emprunte la fraîcheur, qu’importe à la nature ? Tout ce qu’elle me commande, c’est d’étancher ma soif. Sera-ce dans une coupe d’or ou de cristal, dans un vase murrhin ou de Tibur, ou dans le creux de ma main, qu’importe encore ? En toute chose considère le but, et laisse là ce qui n’y mène point. Je suis sommé par la faim : saisissons le premier aliment venu ; elle-même assaisonnera tout ce qui sera tombé sous ma main. La faim n’est jamais dédaigneuse.

Veux-tu donc savoir ce qui m’a plu si fort, ce qui me semble si bien dit ? « Le sage est le poursuivant le plus empressé des richesses naturelles. » Viande creuse dont tu me gratifies ! Qu’est-ce que cela ? J’avais déjà préparé mes coffres ; déjà je m’inquiétais sur quelle mer j’irais trafiquer et risquer mes jours, quelle branche d’impôts j’exploiterais, quelle denrée j’importerais. C’est une déception cela : me prêcher la pauvreté quand tu m’as promis des richesses !

Ainsi tu juges pauvre celui qui n’a faute de rien ? « Le mérite, dis-tu, en est à lui, à sa patience, non à sa situation. » C’est donc que tu ne le crois pas riche, par la raison qu’il ne saurait cesser de l’être ? Lequel vaut mieux d’avoir beaucoup ou d’avoir assez ? Qui a beaucoup désire davantage, preuve qu’il n’a point encore assez. Qui possède assez a obtenu ce que jamais riche n’a atteint, le terme du désir. Tu ne crois pas aux richesses du sage ! Est-ce parce qu’elles ne font proscrire personne ; parce qu’elles ne poussent point le fils à empoisonner son père, et la femme son mari ; parce que dans la guerre elles sont à l’abri, et dans la paix libres de soins ; parce qu’elles ne sont ni dangereuses à posséder, ni fatigantes à régir ? A-t-il peu l’homme qui, pour tout bien, ne souffre ni du froid, ni de la faim, ni de la soif ? Jupiter n’a pas plus. On n’a jamais peu dès qu’on a assez, jamais beaucoup dès qu’on n’est pas satisfait. Après Darius et les Indes vaincues, le Macédonien Alexandre est pauvre encore : il cherche encore à conquérir ; il fouille des mers inconnues, il lance les premières flottes qu’ait vues l’Océan ; il a forcé, faut-il le dire ? les barrières du monde. Ce qui suffit à la nature ne suffit pas à un mortel. Il s’en trouve un qui désire toujours après qu’il a tout. Tant sont aveugles nos esprits ! Tant l’homme, à mesure qu’il avance, oublie son point de départ ! Celui-ci, maître tout à l’heure d’un coin de terre obscur et maître contesté, vient de toucher le bout du monde, et n’ayant plus qu’à revenir par ce globe qu’il a tout conquis, il est triste3.

Jamais l’or ne fait riche ; au contraire il irrite davantage la soif de l’or. En veux-tu savoir la cause ? C’est que plus on a, plus il devient aisé d’avoir encore. Au surplus, fais venir ici qui tu voudras de ceux dont on accole les noms aux Crassus et aux Licinius ; qu’il apporte ses registres, qu’il suppute à la fois tout ce qu’il a et tout ce qu’il espère : à mon sens il est pauvre ; au tien même il peut l’être un jour. Mais l’homme qui s’accommode aux exigences de la seule nature, loin qu’il ressente la pauvreté, ne la craint même pas. Vois pourtant comme il est difficile de se réduire au pied de la nature : celui même que nous appelons l’homme de la nature et que tu nommes pauvre, celui-là aussi a du superflu. Mais l’opulence éblouit le peuple et attire vers elle tous les yeux, quand de grosses sommes sortent d’une maison, qu’on y voit jusqu’au plafond même couvert de dorures, quand une troupe d’esclaves choisis s’y fait remarquer par sa bonne mine ou par sa riche tenue. Félicité de parade que tout cela : celle de l’homme que nous avons soustrait aux influences du peuple comme de la Fortune est tout intérieure. Quant à ceux chez qui le nom d’opulence est mensongèrement usurpé par de laborieux besoins, ils ont des richesses comme on dit que nous avons la fièvre, quand c’est elle qui nous a. Par contre aussi nous disons : « La fièvre le tient ; » de même il faut dire : « Les richesses le possèdent4. » Voici donc le conseil que j’ai le plus à cœur de te donner, et qu’on ne donne jamais assez : règle toute chose suivant les désirs naturels, qu’on peut contenter ou sans qu’il en coûte, ou à peu de frais. Seulement n’allie point le vice avec le désir. Tu t’inquiètes sur quelle table, dans quelle argenterie paraîtront tes mets, si les esclaves servants sont bien appariés, ont la peau bien lisse. Les mets tout seuls, voilà ce que veut la nature.


Vas-tu, quand par la soif tu te sens dévorer,
Chercher un vase d’or pour te désaltérer ;
Et rien ne te plaît-il, lorsque la faim te presse,
Hors le paon, le turbot[1] ?


La faim n’a point ces exigences : il lui suffit qu’on la fasse cesser, elle ne se soucie guère avec quoi. Le reste est l’œuvre pénible d’une déplorable sensualité, qui s’ingénie pour que la faim dure après qu’elle est rassasiée ; pour que l’estomac soit, non pas rempli, mais comblé ; pour que la soif éteinte aux premières rasades se renouvelle encore. Horace a donc bien raison de dire que la soif ne s’inquiète point dans quelle coupe ou avec quelle grâce son eau lui est servie. Si tu crois que la chevelure plus ou moins belle de l’échanson ou le transparent du vase soit chose essentielle, tu n’as pas soif. La nature, en tout si bienveillante, nous a fait l’importante grâce d’ôter aux besoins le dégoût. C’est au superflu que va bien l’esprit d’exclusion : « Ceci n’est guère de mise ; cela est peu vanté ; voici qui choque mes yeux. » Le créateur de ce monde, en traçant à l’homme ses conditions d’existence, a voulu le conserver, non l’efféminer. Tout dans ce but est à sa portée, sous sa main : l’attirail de la délicatesse ne s’obtient qu’à grand’peine et à force d’art. Jouissons donc de ce bienfait de la nature, comptons-le pour un des plus grands ; et songeons qu’elle n’a sous aucun rapport mieux mérité de nous qu’en nous portant à satisfaire sans tant de répugnances les appétits qui naissent de la nécessité.


LETTRE CXIX.

2 Voir Lettre ii. Regnard semble avoir parodié cet endroit dans le Joueur :

 Que faut-il à la nature humaine ?
Moins on a de richesse et moins on a de peine :
C’est posséder les biens que savoir s’en passer.

3 Voir Lettre xci.

Æstuat infelix angusto in limite mundi. (Juvénal.)

Maître du monde entier s’y trouvait trop serré. (Boileau.)

4 « L’Écriture a grande raison de dire : les hommes des richesses, viri divitiarum, et non les richesses des hommes, pour montrer que l’avare n’est pas vraiment possesseur de sa fortune, mais qu’il est possédé par elle. » (Saint Ambr., sur Naboth.)

 Ce malheureux attendoit
Pour jouir de son bien une seconde vie,
Ne possédoit pas l’or, mais l’or le possédoit.

(La Fontaine, l’Avare.)

  1. Horace, I, Sat. II.