Lettres à Herzen et Ogareff/Deux lettres de Bakounine

Lettres à Herzen et Ogareff
Deux lettres de Bakounine



DEUX LETTRES DE BAKOUNINE


5 avril 1871, Locarno.


1. À Jean.


Voici une lettre pour Varlin ; je m’empresse de te l’envoyer aujourd’hui même, au cas où, sur les instigations de notre impatient ami Ross[1] tu te serais décidé de partir pour Paris, avant que mes affaires et surtout mes ressources pécuniaires m’eussent permis de me rendre chez vous. Je vous en ai déjà parlé hier dans mes lettres à toi et à Ross. Tu devras remettre la lettre ci-jointe pour Varlin de la main à la main. Selon toutes probabilités, les Parisiens seront vaincus, mais ils ne périront pas inutilement, ils auront fait beaucoup de besogne. Qu’ils fassent sauter Paris même, s’il le faut ! Malheureusement, les villes de province comme Lyon, Marseille et autres, ne montrent pas plus de vaillance qu’au commencement, s’il faut en croire les nouvelles qui me parviennent. Les anciens Jacobins, les Delescluse, les Flourens, les Pyat, et Blanqui lui-même, devenus membres de la Commune ne laissent pas de me donner de nouvelles inquiétudes. Je crains qu’ils n’entraînent et ne maintiennent le mouvement dans l’ancienne voie de coupe-tête et d’économie des finances. Alors tout sera perdu. « Une et indivisible » va annuler tout et, surtout elle se perdra elle-même. Ce qui donne de la valeur à cette révolution, c’est précisément qu’elle a été faite par la classe ouvrière. Voilà ce que peut produire une organisation. Durant le siège de Paris, nos amis avaient eu le temps de s’organiser ; ils surent créer une force formidable, tandis que nos Lyonnais et nos Marseillais demeurèrent bredouilles. Les hommes de talent et d’énergie se concentrent en trop grand nombre à Paris ; je crains qu’ils ne s’entravent même les uns les autres. Mais alors, en province, les hommes manquent totalement. S’il n’est pas encore trop tard, il faut insister pour envoyer en province un nombre de délégués, de véritables révolutionnaires. Comment se fait-il que Cluseret soit du Comité ? Est-ce bien vrai ? S’il en est ainsi, c’est de la violence pure et simple. En effet, quelle diabolique situation ! d’un côté, l’entente policière du gouvernement français avec les Prussiens, de l’autre, la bêtise de la province. Ce n’est que par des mesures extrêmes, en prenant la résolution de se détruire soi-même pour entraîner la destruction complète de tous, qu’on pourrait sauver la cause. Je t’en prie écris-moi tout ce que tu sais sur Lyon, Marseille, de même que sur Paris. James est-il déjà parti ?

Pourquoi a-t-on imprimé mon livre sur d’aussi mauvais papier ? Il est tout gris et a l’air d’avoir été sali.

Je voudrais lui donner un autre titre :

L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale.

Si l’impression des premières feuilles n’est pas encore achevée, mettez ce nouveau titre. Dans le cas où elles vous seraient déjà parvenues de l’imprimerie, laissez celui que vous lui avez donné vous-mêmes.

Je te prie bien de m’envoyer toutes les feuilles, aussitôt qu’elles seraient sorties de la presse, au nombre de vingt exemplaires et d’en envoyer aussi un exemplaire aux adresses suivantes : Allerini, à Marseille ; à Lyon, à Ritter ou à Mme Blanc, si tu veux ; à Barcelone, à Saint-Invone et à Pelicer Feri. Tu demanderas à Jouk de te donner leurs adresses exactes.

Eh bien ! Jouk et Outine pensent-ils aller à Paris ? Envoie-moi l’Égalité. Et comment ça va-t-il à la Solidarité ?

Si toi-même, tu pars, notre ami Sacha, restera, bien entendu à Genève, au moins pendant le premier temps. J’attends ta réponse avec impatience.

Et Lazareff ? Dans quelles régions vole-t-il, avec sa machine ? N’as-tu pas eu des nouvelles de P. ?

L. affirme que la Russie aura bientôt plus de deux millions de soldats. À son dire, les troupes sont armées et disciplinées d’après le nouveau système prussien ; les officiers sont très instruits. Que fait donc Nétchaïeff et Comp. ?

Apprends à lire ma lettre pour Varlin et, si possible, lis-la lui en présence de quelques intimes… Il serait très désirable d’avoir une entrevue avec vous avant votre départ pour Paris. Envoyez-moi de l’argent et je viendrai chez vous après le 13 ou le 15 d’avril.


2. À Aga.


Eh bien ! mon ami, Aga. Veux-tu m’écrire au moins une ligne, toi aussi. Que penses-tu de ce mouvement désespéré des Parisiens ? Quel qu’en puisse être le résultat, il faut avouer cependant qu’ils sont bien braves. Cette force que nous avons vainement cherchée à Lyon et à Marseille, s’est trouvée à Paris ; il y a là une organisation et des hommes déterminés à marcher jusqu’au bout. Il est certain qu’ils seront vaincus. Mais il est certain aussi que désormais, il n’y aura pas d’autre existence pour la France que dans la Révolution sociale. « L’État français » est mort et ne pourra être ressuscité. Là-bas, les révolutionnaires sont plus formidables que les cinq milliards de contribution à payer aux Prussiens et quelle diversité d’éléments ! 1) les paysans, 2) les ouvriers, 3) la petite bourgeoisie, 4) la grande bourgeoisie, 5) les revenants de l’autre monde — les nobles, 6) les éternelles ombres — ces vampires de curés, 7) le monde bureaucratique, 8) le prolétariat de la presse. Entre tous ces éléments il n’existe pas le moindre lien si ce n’est celui de leur haine mutuelle et de leur prétendu patriotisme.

Je suis très content de L. Je retrouve en lui un ancien ami — c’est toujours le même chevalier, le dernier Mohican de la noblesse, seulement avec un nouveau souci de coopératives. Il s’adonne à mon affaire sincèrement, chaleureusement et de bonne grâce — il y a lieu à espérer qu’il va l’arranger. Et toi, vieil ami, écris-moi toujours. Je t’ai envoyé hier un télégramme en te priant de m’envoyer deux livres de thé contre remboursement. Que fait my Angel Marie ? Comment, se porte-t-elle ? Et toi-même comment vas-tu ? Écris-moi donc plus vite.


Ton M. B.


Lis ma lettre ci-jointe pour Varlin et dis-moi ton opinion là-dessus.


  1. Nom d’emprunt d’un révolutionnaire russe, élève et émule de Bakounine, qui, autrefois, joua un rôle considérable au milieu des réfugiés russes à Genève, et qui trahit l’amitié de Bakounine (Trad.).