Lettres à Herzen et Ogareff/À Ogareff (19-11-1870)

Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Ogareff - 19 novembre 1870



LETTRE DE BAKOUNINE À OGAREFF


19 novembre 1870. Locarno.


Mon cher vieil ami Aga,


Tu n’es pas bien prodigue de tes lettres. Serait-ce donc toujours l’alcool qui en est la cause ? Eh ! mon vieux, il faut que tu t’en abstiennes quelque peu. Bois, si tu veux ; mais en gardant juste la mesure afin de ne pas négliger la cause, ni tes amis et de ne pas te perdre toi-même. Ta dernière lettre m’a fait conclure que tu ne lis que distraitement celles que je t’envoie ; probablement tu ne les suis pas jusqu’au bout. Tu me dis que tu as reçu la fin de ma brochure, tandis que, dans ma lettre accompagnant mon dernier envoi, je t’écrivais que tu allais recevoir encore beaucoup et beaucoup de ces feuillets, de sorte que cela ferait tout un volume. Il y en a encore une quarantaine de terminés. Si je ne te les envoie pas de suite, c’est que je dois les avoir sous la main, avant de finir mon exposé d’une question très délicate, et je suis encore bien loin de voir la fin de mon ouvrage. Je t’en prie, cher ami, occupe-toi sérieusement de cette affaire ; si tu y apportes de la négligence, tu la rendras inutile. En premier lieu, il faut que tu saches que je ne fais pas ce travail fiévreusement et que je ne m’empresse pas comme O. de le faire publier le plus vite possible. Si j’avais l’intention d’influencer l’opinion publique, actuellement ou dans un avenir prochain, j’aurais procédé comme lui. Mais je ne poursuis pas ce but ; pour le moment je ne me le pose pas, parce que je n’ai plus foi en ce qu’on puisse changer l’état actuel des choses en faisant des brochures, quelle que puisse être leur valeur, ni même par des actes et des faits immédiatement mis en pratique. À mon avis, aujourd’hui dans la politique française, le système inauguré par Gambetta, et qui est tout à fait faux, est en plein succès. Il a triomphé sur le nôtre et l’a supplanté, si bien, que Gambetta lui-même voulût-il en changer, il n’arriverait qu’à perdre la France. Son système a acquis plus de force que son action personnelle. Que ce système soit bon ou mauvais, il doit irrésistiblement, suivre sa marche et porter ses fruits, avant qu’il soit possible de le supprimer.

C’est pourquoi, je ne me hâte nullement, à propos de cette publication. Je fais une esquisse pathologique de la France actuelle et de l’Europe, qui devra servir d’enseignement aux hommes politiques de l’avenir prochain. Je veux donc que mon œuvre soit complète. Ce ne sera pas une brochure, mais bien un volume. Est-ce qu’on a notion de cela à l’imprimerie coopérative ? Cela devra changer complètement nos conditions ; j’en ai déjà parlé dans mes lettres précédentes et c’est précisément à toi que je m’adresse actuellement. O. m’écrit que tu te charges de la correction des épreuves. Je t’en prie, mon ami, demande à Jouk de t’aider. Je suis persuadé qu’il ne te refusera pas sa collaboration et en même temps qu’il me prêtera son concours. Une intelligence et deux yeux, surtout lorsque ce sont les tiens, valent déjà beaucoup, mais « deux intelligences valent mieux encore[1] ». S’il accepte, je serai tout à fait tranquille à ce sujet ; sinon, je te prierai de m’envoyer ici les deuxièmes épreuves, avant de mettre sous presse. Prie Jouk de te venir aussi en aide dans tes pourparlers avec l’imprimerie. Fais-donc tout cela, mon vieil Aga, je t’en prie, et remets immédiatement la lettre ci-jointe à Joukovski.

À propos où sont allés O. et sa femme ? Tu m’écris qu’ils sont partis, mais tu ne dis pas pour où, ni pourquoi faire, ni quand ils reviendront. Cependant, il m’est indispensable de le savoir. O. m’annonçait dans sa dernière lettre qu’il avait l’intention de venir chez moi. Je l’attends. Fais-moi part de tout ce que tu sais de lui et envoie-lui ma dernière lettre avec les deux autres que je t’avais écrites de Zurich et que, j’espère, tu n’as pas laissé s’égarer.

Réponds-moi au plus vite, mon vieil Aga. Pour notre amitié et notre honneur commun, pour notre cause elle-même, sois plus tempéré quant à la boisson, et surtout observe la juste mesure.


Toujours à toi M. B.


Tu as peine à déchiffrer mon écriture, de sorte que si tu te chargeais de corriger les épreuves de mon livre à toi seul, cela amènerait immanquablement des embrouillements. Tu me ferais parler un autre langage ce qui me jetterait dans le désespoir. Je tiens beaucoup à ce que ma brochure ou mon livre[2] soit correctement imprimé, c’est pourquoi, je te le répète encore une fois ; une intelligence vaut bien, deux en valent mieux.

Embrasse pour moi Marie.


  1. Proverbe russe (Trad.).
  2. « L’empire Knouto-germanique et la Révolution sociale », 1re partie, Genève, 1871 (Trad.).