Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 320-322).


XXVII


J’ai reçu, mon ami, la lettre que vous avez confiée à M. Shwartz. Je vois que mes réponses à vos précédentes se sont encore égarées ; sans ces contre-temps qui me dépitent, vous sauriez que j’ai touché la dernière lettre de change de Mlle Collot, et que je me suis acquitté, avec exactitude, de toutes les petites commissions que vous m’avez données. Je n’entrerai ici dans aucun détail là-dessus. Je renvoie tout ce que j’ai à vous dire au retour de M. Shwartz. Je vous suis obligé des égards que vous avez à mes recommandations. Je tâche de ne pas les multiplier, non que je craigne d’être importun, mais on sait que je suis votre ami ; on sait que vous jouissez de quelque faveur auprès de l’impératrice ; on croit que je puis quelque chose auprès de vous. Jugez combien un refus aurait mauvaise grâce. Je m’exposerais à laisser croire qu’un sentiment dont nous nous honorons réciproquement se serait affaibli. On nous regarderait l’un et l’autre comme deux êtres personnels, ou l’on s’imaginerait que vous auriez encouru quelque disgrâce qui vous rendrait inutile. Et puis, il y a des occasions où je suis faible, et où le plaisir d’obliger me tyrannise ; et quelques autres où l’amitié, la reconnaissance, des liaisons qui me sont chères, disposent absolument de ma bonne volonté, et celle qui se présente dans ce moment est précisément une des dernières. Il s’agit de M. de Romilly[1] que j’aime, que j’estime, et que vous avez connu. Il vous expose lui-même dans sa lettre, où celle-ci sera renfermée, la sorte de service qu’il espère de vous. C’est un galant homme qui mérite à tous égards que je me mêle de son affaire, et que je vous prie de vous en mêler. Voyez donc ce que vous pouvez faire pour lui et pour son parent. On est satisfait de lui. Il désirerait de suivre ses élèves à Leipsick ou de retrouver à Pétersbourg une place équivalente à celle qui va lui manquer.

Si vous réussissez à l’une ou l’autre de ces deux choses, je vous réponds d’une double reconnaissance : celle de M. de Romilly et la mienne. Il me semble que je vous vois d’ici, si par hasard ce billet vous arrive à contre-temps, et vous surprenne en verve, la tête chaude, l’ébauchoir à la main et les yeux attachés sur la tête ou la jambe de votre cheval. Vous jurerez, vous sauterez, vous trépignerez, vous direz : « Que maudits soient les amis de Paris, leurs protecteurs et leurs protégés qui viennent me faire perdre un moment heureux que je ne retrouverai plus ! » Je sais tout cela, et si j’étais à Pétersbourg, je me garerais de la faute que je commets ; je m’avancerais tout doucement vers la porte de l’atelier, j’ouvrirais cette porte plus doucement encore, et si je voyais mon ami agité du démon qui vient quelquefois sans qu’on l’appelle et qu’on a beau appeler quelquefois sans qu’il vienne, je m’en retournerais comme je serais venu.

M. de Romilly, s’il m’en croit, recommandera à son parent d’attendre le soir pour vous remettre nos lettres, le moment où mon ami, content du travail de la journée, se repose et se félicite. C’est le moment de la faveur. Il sera accueilli, nous serons lus avec plaisir, mon ami promettra tout ce qu’on lui demandera en mon nom, et comme il est homme de parole, il fera tout ce qu’il aura promis, et il aura obligé trois personnes, ce qui n’est pas d’un petit mérite à ses yeux. Encore un mot d’autre chose, puisque j’en ai la place. Le diable ne trouverait pas un Le Brun de chevalet. Pour des Vandermeulen, voici la troisième fois que je vous écris que j’en ai deux superbes, sous la main. Ce sont deux sujets de batailles idéales. Ils ont été peints en Hollande. Ce sont deux Teniers pour la touche. Ils appartiennent à Michel Van Loo de qui je les obtiendrais. Ils ont été appréciés, pour la veuve, à l’inventaire de Carle, 16,000. Michel en veut 24. Ils ont chacun 5 pieds 4 pouces 6 lignes de largeur sur 3 pieds 6 pouces et 6 lignes de hauteur. J’attendrai là-dessus votre agrément et les ordres de Sa Majesté. J’ai encore à ma disposition un très-beau tableau de l’école italienne. Vous n’avez qu’à me faire signe. Nous sommes gueux comme des rats d’église. Nous vendons nos diamants, et nous dépouillons nos galeries pour réparer les ravages du contrôleur général Terray. Voici le moment des heureux hasards. Eh bien, vous assommez donc des Turcs tant que vous voulez ? Il faut que cela soit bien vrai, puisque notre Gazette en convient. Oh ! le bel empire à foncier ! Je voudrais voir ce prodige avant de mourir. Bonjour, mon ami, servez M. de Romilly et son parent.



  1. Sans doute Jean-Edme Romilly, pasteur, mort en 1779, auteur des articles Tolérance et Vertu dans l’Encyclopédie.