Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 269-304).


XVII


Paris, 6 septembre 1768.


Nous sommes de fort honnêtes gens, tous les deux ; nous avons les mêmes principes de morale et une conduite fort diverse. C’est que les principes sont une affaire de jugement, et que la conduite est une affaire de caractère. Mon ami, mon bon ami, prenez-y garde. Le bonheur de votre vie est abandonné à la discrétion des méchants. Il n’en est pas ainsi du mien. Je le tiens dans ma main, et je défie tous les ingrats, tous les médisants, tous les calomniateurs, tous les curieux, tous les scélérats de ce monde de me l’arracher. Le despote le plus puissant de la terre est le maître de ma vie, de ma fortune, de ma liberté ; mais non de mon honneur et de ma réputation. J’ai la plus haute confiance dans la vertu, le talent et la probité, et jusqu’à présent cette confiance n’a point été trompée ; et si un méchant pouvait jamais réussir à faire passer un habile homme pour un sot, un homme vertueux pour un de ses semblables, où en serait l’univers ? J’ai été attaqué dans ma famille, dans mes mœurs, dans mes liaisons, dans mes amis, dans mes ouvrages ; qu’ai-je fait ? Je me suis tu. J’en ai appelé de ma vie passée à ma conduite présente, à ma conduite à venir, et l’ignominie qu’on me jetait a rejailli d’elle-même sur mes amis, et ils en sont demeurés couverts. Rousseau, Jean-Jacques Rousseau, cet homme le plus honoré des gens de lettres pour sa prétendue probité, le plus dangereux par son éloquence, le plus adroit dans ses vengeances, le plus redoutable par la multitude de ses enthousiastes, le plus intime et le plus ancien de mes amis, par une perfidie aussi cruelle que lâche, se sert de l’aveu même des services de toute espèce que je lui ai rendus pendant un intervalle de vingt ans pour accréditer aux yeux du public des noirceurs dont il m’accuse contre le témoignage de sa conscience ; et il n’a garde de spécifier ces noirceurs ; mais par des expressions vagues et fortes, il abandonne à l’imagination échauffée du lecteur le soin de les exagérer. Il me connaît, il sait que quelque chose qu’il invente, qu’il controuve, qu’il dise, qu’il fasse, je ne donnerai jamais au public le scandaleux spectacle de deux amis qui se déchirent ; que je me respecterai moi-même ; que je respecterai d’honnêtes gens qui me sont chers, et que ma défense compromettrait. En un mot, plus lâche encore que cruel, il sait que je garderai le silence. Je l’ai gardé. Qu’en est-il arrivé ? Il a perdu tous nos amis communs. Je les ai tous conservés. Il me révère, malgré lui. Il ne peut même s’en taire ; il me regrette. Je le méprise, et je le plains. Il porte le remords et la honte le suit. Il mène une vie malheureuse et vagabonde. Il est seul avec lui-même. Au milieu des acclamations flatteuses qui se font encore entendre, il est obligé de s’avouer des indignités, de se détester. Je vis aimé, estimé, j’ose même dire honoré de mes concitoyens et des étrangers, tandis que sa querelle avec Hume le démasque et le montre. Les bienfaits de la grande impératrice font retentir avec transports mon nom, son éloge et le mien. Le bruit en vient aux oreilles du perfide, et il s’en mord les lèvres de rage. Ses jours sont tristes, ses nuits sont inquiètes. Je dors paisiblement tandis qu’il soupire, qu’il pleure peut-être et qu’il se tourmente et se ronge. C’est, mon ami, que la méchanceté n’a que son moment. C’est qu’il faut tôt ou tard que la peine boiteuse atteigne le coupable qui fuit devant elle. C’est que le temps suscite un vengeur à la vertu ; et ce vengeur, il est près de nous, il est loin, dans un grenier obscur, sur un trône, à Paris, à Saint-Pétersbourg, je ne sais où ; mais il ne manque jamais de paraître. Il ne s’agit que d’attendre. J’ai attendu, il a paru, et le même moment nous a vengés, toi des injustices de ton pays, moi de la perfidie d’un ami. Cher ami, profite de cette leçon, laisse faire les méchants ; fais le bien. Attends, et sois heureux. Si j’étais encore en lice avec Jean-Jacques, comme tu n’aurais pas manqué de faire à ma place, qu’en serait-il arrivé ? Que nous serions restés tous les deux sur le champ de bataille, criblés de blessures, tristes objets de la douleur d’un petit nombre de gens de bien amis de nos talents, passe-temps délicieux de la multitude jalouse de nos vertus, et toujours enchantée que le mérite soit dégradé et que l’opprobre s’étende. Si tu ne te méfies pas de ton premier mouvement, tu te trouveras engagé dans quelque misérable querelle qui disposera du bonheur de ta vie. Alors tu te souviendras de ma prédiction et tu t’écrieras : Diderot, Diderot, il ne faut jamais répondre que par des actions ! Les actions se remarquent. On s’enquiert, et le tort revient à celui qui l’a mérité.

Eh bien ! jeune amie, un Fontaine prétend qu’il a fait vos deux têtes ; enfermez-vous dans votre atelier, que le Fontaine n’y mette pas le pied. Faites une tête plus belle que celle qu’il s’approprie, et cette tête dira plus fortement que vous que Fontaine est un imposteur ; et qu’importe que vous ayez lu, admiré cent fois la fable des abeilles et des guêpes, si vous n’en profitez pas ! Lorsque mon Falconet écrit au Fontaine que son czar pourrait bien passer pour son ouvrage, sa bêtise me fait sourire ; et tu crois, mon ami, qu’il dépend de toi, de Fontaine, de quelques sots, d’un Russe, de toutes les Russies de faire le maître de l’écolier et l’écolier du maître. Tu me dis bien nettement que les Russes sont des brutes, tu les condamnes à rester brutes à jamais, et tu oublies que les vrais juges de Falconet sont ici, sont partout où tes ouvrages sont connus, partout où l’on prononce le mot ciseau, même à Pétersbourg. L’impératrice n’aurait eu qu’à faire de sa lèvre le mouvement du mépris, le Betzky hausser les épaules ; et le Fontaine s’en serait retourné tout doucement à sa place et à son tablier. Tu captes le moment, mon ami, tu embrasses la multitude ; tu es pourtant bien fait pour voir plus loin, et t’en rapporter à de meilleurs juges. C’était le Goldoni qui avait fait mon Fils naturel. Sans Grimm, mon ami, jamais je n’aurais fait le Père de Famille. Je serais écrasé sous le fardeau de l’Encyclopédie, si d’Alembert se retirait. Voilà ce qu’ils ont crié sur les toits. Qui est-ce qui les a crus ?

J’avais retiré de la misère un jeune littérateur qui n’était pas sans talent ; je l’avais nourri, logé, chauffé, vêtu pendant plusieurs années. Le premier essai de ce talent que j’avais cultivé, ce fut une satire contre les miens et moi. Le libraire, que je ne connaissais pas, plus honnête que l’auteur, m’envoya les épreuves et me proposa de supprimer l’ouvrage. Je n’eus garde d’accepter cette offre. La satire parut. L’auteur eut l’impudence de m’en apporter lui-même le premier exemplaire. Je me contentai de lui dire : « Vous êtes un ingrat. Un autre que moi vous ferait jeter par les fenêtres, mais je vous sais gré de m’avoir bien connu. Reprenez votre ouvrage et portez-le à mes ennemis, à ce vieux duc d’Orléans qui demeure de l’autre côté de ma rue. » J’habitais alors l’Estrapade. La fin de tout ceci, c’est que je lui adressai, moi-même contre moi, un placet au duc d’Orléans, que le vieux fanatique lui donna cinquante louis, que la chose se sut, et que le protecteur resta bien ridicule, et le protégé bien vil. Bonne amie, si Fontaine a fait votre buste de Falconet, il a fait aussi le mien et celui de Préville. Bon ami, si Fontaine a fait votre monument, il a donc fait aussi le mausolée de Le Moyne. Allez, vous êtes des enfants.

Concluez de là que je persiste à désapprouver votre conduite avec M. de la Rivière, même en lui supposant les sottises dont vous l’accusez, et que je n’approuve pas davantage la manière dont vous punissez l’indiscrétion, la puérilité fausse ou réelle de Fontaine. Le Moyne, qui vous aime presque aussi tendrement que moi, se démène, se tourmente, se désole et crie. Est-il possible qu’on se coupe un bras pour si peu de chose ! Je lui ai remis votre billet et une des copies de la lettre que vous avez écrite à Fontaine. Il ne conçoit pas comment, avec d’aussi fortes raisons de vous en plaindre, vous ayez gardé avec lui tant de modération. Tout bien considéré, il valait mieux s’expliquer de vive voix que de lui mettre en poche une apologie d’après laquelle on est autorisé à penser de vous, de Mlle Collot et de lui, tout ce qu’il lui plaira de débiter. Vous peuplez Pétersbourg d’idiots et de méchants, et vous croyez apparemment que deux ou trois hivers les ont tués à Paris comme des chenilles. La vivacité de votre billet et la douceur de votre lettre brouillent la tête de Le Moyne. En effet, c’est une contradiction qui ne s’explique pas.

C’est dans ces circonstances que je regrette vraiment de n’être pas à Pétersbourg. Combien de choses que j’ai la vanité, bien ou mal placée, de croire que vous ne feriez pas !

Encore un mot sur M. de la Rivière, pour n’y plus revenir. M. de la Rivière fait imprimer un ouvrage sur lequel la pusillanimité du magistrat, accrue de la diversité des jugements de ses censeurs, ne savait quel parti prendre. L’affaire est renvoyée clandestinement à mon quatrième étage. Je lis, j’approuve, et le livre paraît. M. de la Rivière m’était alors inconnu. Dans ces entrefaites, M. de Stakelberg, envoyé de la cour de Russie en Espagne, s’arrête à Paris. Il témoigne à l’abbé Raynal le désir de conférer avec quelque homme instruit des choses de politique, de gouvernement et d’administration. M. de la Rivière lui est présenté. Comme la nouveauté et le long enchaînement des principes du philosophe les rendaient difficiles à saisir pour l’ambassadeur, celui-ci demanda et obtint que son instituteur rédigerait ses leçons par écrit. Il en résulta un Mémoire qui fut envoyé à Pétersbourg, et sur lequel on y désira la présence de M. de la Rivière. Le prince de Galitzin entama cette négociation. Il y eut chez le ministre et dans la petite maison du sculpteur plusieurs entrevues secrètes à l’une desquelles j’assistai, et je vis M. de la Rivière pour la première fois de ma vie. Je ne dissimulerai pas la satisfaction que j’eus de me trouver avec l’auteur d’un ouvrage que j’avais approuvé, et d’une apologie de son administration de la Martinique, qui s’était répandue manuscrite, et qui avait fait un honneur infini à ses vues, à sa sagesse et à son intégrité.

J’ignorais encore ce qu’on voulait faire de cet homme ; mais, en attendant, je m’éclairais sur une infinité de questions dont je m’étais plusieurs fois occupé, dont j’avais entendu sans fruit disputer les meilleurs esprits, et que j’avais été tenté d’abandonner comme n’ayant ni rives ni fond. J’admirais la certitude et la fécondité de ses principes, la manière facile dont ils se pliaient aux plus fortes difficultés, et la simplicité avec laquelle mes objections se résolvaient. Tout est écrit dans son livre ; mais c’est pour ceux qui savent lire. Ce fut alors que le mystère de son voyage me fut révélé. J’encourageai le philosophe à partir, par intérêt pour lui-même, par attachement pour le prince, et par le dévouement le plus entier à tout ce qui porte le moindre caractère du désir de notre souveraine. M. de la Rivière devait prétexter le dessein de voyager et de s’instruire, aller seul, parcourir la Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suède, le Danemark, la Pologne et arriver fortuitement en Russie. Les choses s’arrangèrent tout autrement, au grand dépit du prince de Galitzin. Je présume que celui-ci n’a rien fait de son chef. Quant à moi, je n’ai d’autre part, soit au voyage de M. de la Rivière, soit aux arrangements qui l’ont précédé, que quelques lettres de recommandation que mon cœur et mon estime me dictèrent très-fortes. Un de mes souhaits, c’est que ces lettres passent à la postérité. Elles attesteront combien j’avais gagné mon siècle de vitesse. Falconet, souvenez-vous de ce que je vais vous dire. Tout ce qui se fera de bien, ici ou ailleurs, se fera d’après ses principes. Le Montesquieu a connu les maladies, celui-ci a indiqué les remèdes, et il n’y a de vrais remèdes que ceux qu’il indique. Ceux qui affectent de soutenir le contraire sont, ou des gens de mauvaise foi, ou des morveux qui prononcent sur tout, et n’ont profondément réfléchi sur rien. N’est-ce pas une honte que d’entendre des philosophes décrier l’évidence ? S’est-il fait dans aucun temps, chez aucune nation, chez aucun peuple quelque chose de bien que par la lumière ? Si l’évidence n’est rien, que sont les créateurs de l’évidence ? Des bavards importuns plus inutiles et plus méprisables que les derniers des citoyens ? En professant eux-mêmes leur nullité, craignent-ils que le magistrat ne soit pas suffisamment autorisé à les faire étrangler ? Ils disent que l’opinion est la reine du monde, et ils nient que la vérité, qui n’est que l’opinion démontrée, accrue de la force de l’expérience et de la raison, puisse quelque chose ! Ils oublient que ce n’est que par la lumière que les mauvais usages ont passé, que les mauvaises lois se sont abolies, que les préjugés se sont affaiblis, que les législations se sont rectifiées, que les nerfs de la superstition ont été coupés, que les fureurs du despotisme se sont tempérées ; en un mot que les nations barbares se sont avancées peu à peu à un état plus policé. Ils ne se sont jamais demandé pourquoi tant de révolutions, tant de troubles, tant d’épées tirées, tant de sang répandu, sans aucun avantage pour l’espèce humaine. Jamais ils ne se sont répondu : c’est qu’on était mal et qu’on ignorait comment se mettre mieux. Ils prêchent sans cesse la liberté de la presse, et ils ne voient pas que celui qui est en même temps défenseur de la liberté de la presse et détracteur de l’évidence est le plus absurde de tous les hommes. Ils ne voient pas, s’ils ont raison, que le philosophe est un imbécile de vouloir parler, et que le souverain qui l’en empêche est un autre imbécile de le faire taire. Ils ne voient pas que, dans cette contrée même, le géant à quatre cent mille bras reste immobile lorsqu’il redoute la réclamation générale. Ils ne savent ce que c’est que la force d’un corps de propriétaires maîtres de la subsistance d’un État, et d’une nation où il y aurait seulement dix mille hommes assez instruits et assez libres de publier leurs pensées, pour tirer cette dernière conséquence toujours réelle d’un mauvais édit : Donc tu nous ordonnes d’arracher nos vignes et de brûler nos moissons. Que le plus intrépide des despotes ordonne seulement la suspension des exercices publics religieux ! Ils n’ont pas la première idée d’une nation à qui l’on aurait fait sucer avec le lait le vrai catéchisme politique. Ce sont des aveugles qui parlent de la lumière, comme les esclaves de la liberté. Ils n’ont et ne peuvent avoir le sentiment de son énergie. Qu’ils traversent seulement la Manche, et ils apprécieront la différence d’un peuple qui connaît son intérêt général et d’un peuple qui l’ignore. Créateurs de l’évidence, ils se croient les vrais juges de sa force. C’est à celui qui est frappé et non à celui qui frappe qu’il appartient d’apprécier la violence du coup. Qu’ils jugent donc du coup par les cris des tyrans, des fauteurs de la tyrannie, des prédicateurs du mensonge, par leurs chaînes, leurs bûchers et leurs cachots ; chaînes, bûchers, cachots, avec lesquels ils n’ont jamais pu soutenir l’erreur, et ils détruiront la vérité ! et ils en arrêteront les effets ! Pardonnez-moi, mon ami, cette excursion. C’est que de tous les principes de M. de la Rivière, celui de l’évidence est le seul qu’ont ait jusqu’à présent attaqué… L’agresseur, l’abbé de Mably, est un grave personnage qu’un enfant, le fils de M. de Lavauguyon, a culbuté comme un capucin de cartes. Depuis ce moment les autres, ne hiscere quidem audent. Il ne s’agit pas de glisser furtivement un mot, une satire ; il faut se montrer. Si vous n’aviez rien de mieux à faire, je vous dirais : Prends le livre, lis, attaque, et, quoique je ne sois qu’un néophyte, je me charge de te répondre ; mais à la condition que celui des deux qui se jettera dans les généralités du scepticisme aura tort, ipso facto. Les hypotyposes de Sextus Empiricus ne sont bonnes qu’à amuser des enfants, et à provoquer l’expectoration sur les bancs de l’école, et surtout lorsqu’un homme vous soutiendra que les nations sont abandonnées sans ressource aux mensonges, à la force et aux passions, et que vous lui aurez demandé à quoi bon tant d’expériences, tant de méditations, tant d’écrits ; s’il vous répond : À policer les mœurs, riez-lui au nez ; car, sans s’en apercevoir, il vous accordera précisément ce que vous lui demandez, et comme l’instituteur des théatins, après avoir ordonné qu’ils seraient habillés de blanc, il écrira en marge : C’est-à-dire de noir. Bonne plaisanterie de l’homme de Genève.

À présent, rappelez-vous votre maxime : qu’il faut bien savoir pour bien juger, et ne m’accusez plus du voyage de M. de la Rivière à Pétersbourg. Quoi qu’il en soit, il est bien extraordinaire que cet homme ait eu une rétention d’impertinences de cinquante ans, qu’il soit allé évacuer à Pétersbourg. Il ne se plaint, ni de son séjour, ni de son renvoi, et il ne m’a jamais parlé de l’impératrice que dans les termes qu’il me convenait d’entendre, ceux du respect et de la vénération ; n’ayant d’autre regret que d’avoir été inutile. Cela est bien sage pour un fou, cela est bien modéré pour un mécontent. On a lieu de se croire honorablement traité, quand on reçoit plus qu’on ne croit avoir mérité. Nous en sommes là.

Après ce préambule, j’espère que je répondrai de suite à vos cinq ou six lettres, à commencer par celle du 31 mai.

Que je ne m’attende pas à vingt pages ? Je vois, mon ami, que le temps ne vous dure pas, quand vous m’écrivez. Depuis trois mois j’en ai reçu plus de quarante. Aimez-moi autant que je vous aime, écrivez-moi le plus souvent et le plus que vous pourrez. Je suis en fonds. J’ai de quoi m’acquitter. Il semble qu’on soit moins sûr de l’existence et des sentiments de ceux qui nous sont chers, à proportion de l’intervalle qui nous en sépare. La surprise entre pour quelque chose dans le plaisir de recevoir de leurs nouvelles. On se dit au fond du cœur : Il vit ! il pense à moi ! il m’écrit ! il m’aime toujours.

Vous ne lisez plus, et vous avez toujours la folie d’acquérir des livres. C’est que vous vous proposez de compenser un jour le temps perdu. Il y a vingt ans que je me repais de cette chimère. Ma bibliothèque, ou plutôt celle de l’impératrice, s’augmente de jour en jour ; et mes lumières ne s’étendent pas. Je m’en console quelquefois en imaginant qu’un homme de génie n’a presque pas besoin de lire.

Cela n’est peut-être pas si faux qu’il le paraît. Il n’y a de plat là dedans que la trop bonne opinion qu’on a de soi. Mais dans les occasions où il faut se dépriser à ses propres yeux ou se surfaire, le dernier parti est le plus doux.

C’est donc le Dévoilé, l’Imposture sacerdotale, la Théologie portative, les Prêtres démasqués, les Trois imposteurs, le Philosophe militaire, le Catéchumène, les Lettres à Séréna, les Lettres à Eugénie, le dîner de Boulainvilliers, la Contagion sacrée[1], qu’il vous faut ? Ne vous ai-je pas dit que, grâce à une intolérance ridicule et ruineuse, tous nos manuscrits passaient en Hollande et n’en revenaient imprimés qu’à des prix exorbitants ? C’est un plaisir comme on achemine les lettres et la librairie à leur totale extinction. Cela n’empêche pas qu’un grand homme d’État ne professe publiquement que les hommes ne sont malheureux que depuis qu’ils sont éclairés. Je ne crois pas que notre impératrice soit tout à fait de cet avis. En tout cas, si cet Omar projette un jour l’incendie de la Bibliothèque royale, je lui ferai proposer de nous la vendre.

Votre atelier est-il bien, mais bien fermé ? Mieux que vos livres ? Je vous en félicite, autant pour l’emploi de votre temps que pour la sécurité de votre repos. On a dit qu’un sot ouvrait quelquefois un avis important. Depuis que je suis au monde, je n’ai pas encore eu le bonheur de recevoir un de ces avis-là.

Autant les grands princes ont d’influence sur les sciences et les arts, aussi peu ils en ont sur les mœurs. Le progrès des sciences et des arts tient à l’encouragement, à l’éloge, aux honneurs et à la récompense. L’amélioration des mœurs tient à la bonne législation. Tout autre ressort n’est que momentané. Partout où la loi de nature, la loi civile et la loi religieuse seront en contradiction, ces lois successivement enfreintes seront toutes les trois méprisées ; il n’y aura ni hommes, ni citoyens, ni croyants. C’est de là que naît la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité de donner des mœurs à aucune contrée de l’Europe. Le pays où il y aura le moins de choses faites sera le plus avancé. J’aimerais mieux avoir à policer des sauvages que des Russes, et des Russes que des Anglais, des Français, des Espagnols ou des Portugais. Je trouverais au moins chez les premiers l’aire à peu près nettoyée.

Que Dieu bénisse le ministre qui seconde si bien l’intention de sa souveraine.

Courage, belle amie, donnez-lui bien du chagrin, vous n’avez pas affaire à un ingrat. Eh bien, bourreau, tu l’as donc entendue, cette voix ! Si tu aimais autant l’éloge que tu crains le blâme, tu serais aussi flatté de transmettre à la postérité une belle chose qu’effrayé de lui transmettre une sottise. Le concert lointain frapperait aussi délicieusement ton oreille qu’elle le fut cruellement du bruit des huées à venir. Conviens donc, mon ami, que j’ai deux puissants ressorts pour faire le bien et qu’il t’en manque un. Conviens que le reproche ne pénétrant pas plus le silence de la tombe que l’éloge, ton aveu renverse une bonne moitié de tes objections.

Les deux cahiers où je m’accusais d’avoir un peu oublié ma bonhomie sont les derniers que je vous remis en partant. J’ai tout dit, et vous avez essuyé le non plus ultra de ma méchanceté, qui n’est pas grande. Je tire quelquefois mes ongles, mais aussitôt ils rentrent dans leurs étuis, et je fais patte de velours. J’insérerai de mon mieux vos additions que Prault ne m’avait point remises, et que vous avez bien fait de m’envoyer.

Votre épître à Voltaire est fort bonne. La réponse est sèche et polie.

Celui que j’aime, celui qui a la mollesse des contours de la femme, et, quand il lui plaît, les muscles de l’homme ; ce composé rare de la Vénus de Médicis et du Gladiateur, mon Hermaphrodite, vous l’avez deviné, c’est Grimm.

Oh ! j’en conviens, rien n’était plus aisé que d’endormir et de bercer notre voyageur. Il est si simple ! Mais il me semble que si, laissant à part les ridicules de ses compagnons de voyage et même les siens, on lui eût enjoint de parcourir l’empire, de faire ses observations sur la population et la nature des provinces… Mais laissons cela. Cet homme est un homme rare ; c’est moi qui vous le dis. Il est à Paris. J’en fais plus de cas que du Montesquieu. Je vous en dirais les raisons, si le prince de Galitzin ne les avait exposées assez en détail, et aussi bien que je le saurais faire ; et ne croyez pas que je sois le seul de mon avis. Mon ami, vous n’avez pas assez lu son ouvrage. Ses principes seront adoptés par ceux mêmes qui les combattent le plus fortement, et nous sommes encore assez jeunes pour voir le mérite de ses sectateurs rabaissé par le reproche de plagiat qu’on ne manquera pas de leur faire.

Il s’agissait d’apprécier la dépense. Il écrivit à Moscou qu’ils étaient six maîtres ; vous voyez du reste que maîtres se prend ici en opposition à valet. Je n’entends rien à vos quarante mille écus. Je sais qu’on lui avait abandonné toute une colonie à dévaster, et qu’il est revenu les mains nettes, ce que nous appelons être un honnête homme, et ce qu’on appelle à la cour être un sot. Il pourra lui échapper de dire : un homme comme moi, parce que nous sommes bien tentés de nous surfaire, lorsqu’on ne nous apprécie pas ce que nous croyons valoir, et que rien ne révolte autant que le mépris ; c’est alors qu’il est difficile d’être modeste, et que Dieu ait en sa sainte garde ceux qui n’attendent pas toujours qu’on les rabaisse pour se redresser, à commencer par moi, et que le plus innocent d’entre nous lui jette la première pierre.

Qu’il ait jamais dit à quelqu’un : il faut être bien bête pour ne pas m’entendre, vous me permettrez de n’en rien croire, parce je ne l’ai pas entendu, ni vous non plus, et parce que celui qui aurait emboursé patiemment une injure pareille serait un lâche. Lorsque je conférai avec M. de la Rivière, je ne savais rien ; il m’échappa certainement bien des inepties ; je n’avais aucun titre qui lui en imposât, et je vous jure qu’il ne s’est jamais écarté des égards qu’on doit à tout galant homme.

L’auteur s’entend très-bien lorsqu’il réunit l’évidence et la législation ; parce que ce n’est pas assez que des lois soient bonnes, il faut encore que la raison en soit bien connue, et que des lois bonnes et dont la raison est bien connue exigent un pouvoir coarctif qui s’oppose aux passions. Video meliora proboque, deteriora sequor. C’est le langage de Médée, c’est le vôtre, c’est le mien, c’est celui plus ou moins fréquemment de tout homme. Les lois sont plus souvent enfreintes par la méchanceté que par l’ignorance.

Mais supposons l’homme coupable de toutes les maladresses, puérilités, gaucheries, impertinences, méchancetés dont vous l’accusez. Croyez-vous qu’il soit bien d’ajouter l’amertume de vos conseils et de vos reproches à celle de mon imprudence ? Le ton pédantesque et dur n’est point celui de l’amitié. Je m’arrête pour ne pas donner moi-même dans le défaut dont je me plains ; et si j’en croyais mon cœur, j’effacerais ces deux dernières lignes.

Encore une fois, vous vous trompez. Il ne nous peint sa vision ni en noir ni en blanc. Il raconte les choses comme elles se sont passées sans manquer au respect qu’il doit à Sa Majesté Impériale, ni à la présence d’un homme comblé de ses bienfaits.

Je n’entends rien à l’histoire de M. Gleboff, à qui on va dire de vous des horreurs, pour prix d’un service rendu. Mon ami, je ne crois point aux invraisemblances. Qu’il soit échappé à une femme légère un mot indiscret, offensant, déplacé, cela se peut. Que ce mot ait été étendu, commenté, paraphrasé par une autre femme, et que pour donner plus d’importance à la chose on y ait fourré l’ami de la première, voilà qui est de tout pays, et ce que je ne refuse point de croire.

Cher Falconet, si le la Rivière est un serpent mâle ou femelle, je ne me connais pas en serpent, et le plus court est de ne vous adresser personne. Si quelqu’un donc se présente à votre porte de ma part, fût-ce le pape, dites-lui qu’il en impose.

Flatter la vanité, flatter la cupidité ; mais, mon ami, est-ce que vous ne connaissez plus la valeur des termes? Je sais dire une chose honnête et douce ; mais je ne flatte point. Nous avons pu faire concevoir à M. de la Rivière quelques espérances fondées sur son mérite et la bienfaisance de l’impératrice. Rien n’est plus simple. Du mérite il en a, et beaucoup. On le dit ici. Des services ; on n’entreprend pas un voyage de plus de sept cents lieues, sans se croire utile.

Quant à la bienfaisance de l’impératrice, il était assez superflu d’en entretenir un homme qui me voyait.

Mon ami, ombrageux comme vous l’êtes, je ne connais personne au monde pour qui l’approche d’un méchant soit plus dangereuse que pour vous. Vous croyez le mal facilement. Votre sensibilité vous l’exagère. Un méchant vous brouillerait avec une capitale entière. Vous avez besoin dans le commerce habituel d’un ami très-indulgent, et vous l’avez trouvé. Je garde vos lettres. Quelque jour, je les mettrai sous vos yeux, et vous verrez jusqu’où vous avez étendu le privilège de l’amitié. Il me semble que quand on est de chair, il ne faut pas croire que les autres sont de marbre.

Je ne serais point étonné qu’un homme poussât la complaisance un peu loin pour une femme qui se met au-dessus des propos, de la fatigue d’un voyage, des incertitudes du succès, de la faiblesse de son sexe, pour suivre sous le pôle celui qu’elle aime. C’est une marque de tendresse qu’il est difficile d’acquitter.

Je ne sais si Mme Baurand est une mauvaise tête, une âme dépravée ; mais elle a des amis honnêtes, et ses amis sont d’ancienne date.

Lui, jaloux de votre souveraine ! et pourquoi ? plus la souveraine vous honorait de ses bontés, plus il vous était facile de le servir.

L’impératrice faire venir M. de la Rivière par ostentation ! C’est ce propos qui serait d’une vanité bien plate et bien ridicule ; mais est-ce à Paris, est-ce à Pétersbourg qu’on le lui a prêté ? À Paris, mon philosophe s’est renfermé dans son cabinet et s’est tu. À Pétersbourg, sous un ministre un peu violent, c’était à se faire envoyer à l’hôpital des fous, ou en Sibérie.

Nous voulions, nous, qu’il allât à Pétersbourg. Mais songez donc que son voyage était décidé, que j’ignorais qu’il y eût un M. de la Rivière au monde. Pour le ministre d’ici, j’ai bien de la peine à me persuader qu’il ait entamé cette affaire de son propre mouvement, sans y être autorisé. Il n’y a qu’un sot qui puisse se proposer d’emmaillotter des enfants de cette venue-là. Je ne parlerai point des grandes choses que l’impératrice exécute dans l’intérieur de ses États ; mais on ne va pas donner des leçons à celle qui sait dominer cinq ou six cours : la Prusse, la Suède, le Danemark, la Pologne. Jamais avant Catherine seconde aucun souverain des Russes n’a fait un aussi grand rôle en Europe.

Si ces fanatiques de Polonais n’y prennent garde, il pourrait bien ne rester que la mémoire des Palatins et des Starottes.

Appelé ou non appelé, M. de la Rivière part, il voyage à grands frais ; il séjourne à grands frais ; il est magnifiquement gratifié ; il coûte, en neuf ou dix mois, quinze, vingt, trente, quarante, cinquante mille roubles à l’impératrice. Que manquerait-il à l’apologie du ministère, s’il en avait besoin ?

Il est bien sûr que si je vais en Russie, et que l’impératrice soit à Moscou, je n’attendrai pas son retour à Pétersbourg. Il est bien sûr que si elle me demandait comment je me trouve des fatigues du voyage, je lui répondrais qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, et qu’il est bien loin pour m’en souvenir. Il est bien sûr que je serais moi, et que n’allant que reconnaître et admirer, quand j’aurais satisfait à ces deux sentiments, le reste serait comme il pourrait être. Mais, mon ami, laisse-moi me débarrasser d’une entreprise de vingt-cinq ans, qui ne souffre point d’interruption, et je pars.

Monsieur l’associé libre honoraire a préparé son remercîment à l’Académie. Vous en serez, s’il vous plaît, le lecteur, le commentateur, quand il vous sera parvenu.

M. Diderot a reçu le buste, les médailles d’or, et en a remercié.

Tout est à peu près en règle.

Je n’ai jamais rien vu qui m’ait autant surpris, autant touché que l’amitié de M. de la Fermière et de M. de Nicolaï. Pas la moindre prétention personnelle. L’un n’interrompant jamais l’autre ; bien mieux encore, pressé de se recommander ou de se faire valoir à son désavantage. Il est certain que ce sont d’honnêtes gens, d’un goût et d’une délicatesse de sentiment peu commune. Je ne sais lequel j’aurais aimé le plus. M. de la Fermière a du jugement, de la raison de la fermeté. M. de Nicolaï, lui, a reçu de la sensibilité et de la douceur. Ils ont tous deux de l’urbanité et des connaissances. Mais M. de la Fermière appartient à M. Panin et au grand-duc ; vous appartenez, vous, au général Betzky et à l’impératrice. Voilà des positions qui vous engagent réciproquement à la plus grande circonspection. Laissez subsister la glace, rompez-la, je n’ai rien à vous conseiller là-dessus. Mais, mon ami, prenez garde qu’on ne vous fasse parler l’un et l’autre. Les méchants ont tant de moyens de désunir les gens de bien, et celui de supposer des propos est un des plus usités et des plus sûrs.

Ah ! mademoiselle Victoire, si j’étais à côté de vous et à portée de juger par mes yeux des progrès que vous avez faits, comme je vous embrasserais ; en cédant, sans m’en apercevoir, à un sentiment fort doux (celui de l’amitié, sans doute), comme je croirais m’acquitter seulement de l’hommage dû au talent ! Courage, jeune amie, cherchez votre satisfaction en vous-même. Lorsque vous avez obtenu l’éloge de votre maître, tout est bien. Et que signifie l’approbation des autres, si celle-là vous manque ? Méritez les bienfaits de l’impératrice, méritez ses récompenses, et lorsque votre âme se flétrira, tournez vos yeux vers le midi où des applaudissements flatteurs vous attendent. Mes amis, nous nous reverrons !

J’attends vos derniers bustes, mademoiselle. Vous dégagerez sans doute la promesse que l’on m’en fait. Le Moyne vous aime à la folie.

J’ai été malade, mais je ne le suis plus, mes amis. Depuis le mois d’octobre passé, du lait le matin, du lait le soir ; ni vin, ni liqueurs, ni café, ni femmes. Voudriez-vous de la santé à ce prix-là ? Je ne boude point. J’écris rarement, mais quand je m’y mets, je ne finis point ; et vous m’êtes toujours également chers, soit que je me taise, soit que je m’entretienne avec vous. Aimez-vous tous les deux, aimez-moi bien tendrement. Qui est-ce qui vous consolera de vos peines, à qui confierez-vous vos plaisirs, si vous ne vous aimez-pas ? Rendez vos amusements communs ; ayez vos âmes ouvertes l’un à l’autre ; pensez tout haut, soyez plus jaloux de vous connaître que de vous estimer ; montrez-vous mal plutôt que mieux que vous êtes. Tant qu’il y aura quelque chose de secret dans votre commerce, il perdra quelque chose de sa douceur et de son utilité. Ne vous épargnez pas la vérité. Vous aurez fait tout le chemin que j’exige lorsque vous vous avouerez tout sans rougir. L’histoire fidèle de vos cœurs sera toujours assez belle, sans qu’il soit besoin d’en altérer la vérité. Si vous vous livrez à cette intimité sans réserve, vous saurez bientôt ce que l’un doit attendre de l’autre. Vos petits défauts privés vous déplairont moins ; vous prendrez plus de confiance réciproque dans vos bonnes qualités ; vous ne pourrez plus vous offenser de la diversité de vos goûts ; ils deviendront même un fonds de plaisanterie utile et douce. Les points sur lesquels chacun de vous prétend être libre vous seront connus, et vous trouverez que la vie cénobitique à laquelle vous êtes condamnés peut avoir aussi ses délices.

Mme Diderot est toute à votre service, mademoiselle, envoyez toujours votre mémoire ; après, l’argent viendra quand il pourra.

Nous ne sommes toujours que trois ; nous vous embrassons tous les trois et nous nous laissons embrasser tout à votre aise. Mon compère l’ours, donnez la patte à mademoiselle, l’autre patte à madame, et approchez votre museau. Mais, mademoiselle, voyez donc comme il entend, comme il obéit, comme il est galant.

Mais votre tête n’est pas si ingrate à faire que vous croiriez bien. Vous n’êtes pas beau ; mais vous avez du caractère et de la finesse. Vous devez ressembler beaucoup, si elle vous a fait en marbre, comme elle vous connaît en chair et en os.

Je vous aime de toute mon âme ; je crois que vous m’aimez, et toutes vos ruades ne me désabuseront jamais. N’allez pas partir de cet aveu pour en devenir plus hargneux. La dose est honnête, et j’en suis content.

Je ne saurais faire la moindre tournée dans les environs du Louvre sans rencontrer des : Comment se porte-t-il ? comment se porte-t-elle ? avec une pacotille de souhaits, d’amitiés, de marques d’intérêt à vous envoyer.

Les échafauds sont toujours autour de votre saint Ambroise, et je crains bien que vous ne les y trouviez à votre retour. Arrangez cela, comme vous pourrez, avec l’amitié chaude et sincère qu’il vous porte. Mais où serait l’inconvénient d’en écrire un mot, bien doux, bien honnête au Marigny ? Voyez pourtant.

J’ai entrevu une fois ou deux M. de Bourlamaque ; mais il y a longtemps. Dites-moi à qui je dois m’adresser, si vous voulez savoir ce qu’il est devenu.

La réserve de M. de la Fermière ne me surprend point ; elle est de son caractère et de sa position. Quel que soit le motif de ses visites, il est honnête. Il n’est pas homme à mauvais rôle ; il vous aime peut-être (ou Mlle Collot).

La femme qui peint rue d’Anjou est une Berlinoise, la meilleure créature du monde. Elle a été reçue à l’Académie sur un tableau de nuit qui n’est pas sans mérite. C’est un auto-da-fé, et son faire, qui n’est de personne, ne permet pas d’en douter. Je lui ai lu l’endroit de votre lettre qui la concerne, et elle en tombe à vos genoux. Vous êtes trop poli, mon cher ours, pour ne pas la relever.

J’attends votre Hirmenioff ; mais que diable voulez-vous qu’il fasse ici, sans y être pensionné ?

Je ne sais comment j’annoncerai la mauvaise nouvelle à ce pauvre Simon. Si vous le voyiez, mon ami ! mais enfin nous sommes quittes avec nous et avec lui. C’est pourtant un bon diable qui a le malheur d’avoir vécu trop longtemps, et qui ne demande pas ce qui ne lui est pas dû. Depuis la date de sa créance, il s’est adressé à tous les envoyés de Russie qui l’ont apparemment éconduit par de belles promesses. Si la demande verbale suffisait pour arrêter la prescription, il serait à peu près en règle.

Vous avez donc fermé votre atelier, mais bien fermé ; encore une fois, mieux que vos livres ? Je vous en fais mon compliment. Encore une fois, on a dit qu’un sot ouvrait quelquefois un avis important ; mais encore une fois, il faut que le cas soit très-rare ; car j’ai trouvé beaucoup de sots, mais pas un de ces avis-là.

Courage, mon ami, fais une belle chose ; car tu le peux. Fais-la si belle qu’après en avoir éprouvé tout le transport de l’admiration, je me rejette sur mon ami qui l’a faite, que je le serre entre mes bras, et que j’en pleure de joie. Voilà la récompense que tu ne peux jamais obtenir de la souveraine la plus puissante. J’ai cet avantage sur elle. Elle peut te combler d’honneurs et de richesses ; mais elle ne saurait t’enivrer comme moi. Tu auras bien de la peine à convenir de cette vérité, maudit courtisan que tu es. On dit pourtant qu’une de nos reines, trouvant un bel esprit de son temps endormi, c’était, je crois, Alain Chartier, baisa une bouche qui avait dit tant de belles choses. Mais cela n’est arrivé qu’une fois ; encore le poëte dormait-il.

Tu nous crois donc bien loin de loi, quand tu travailles ? Non, mon ami, non. Nous sommes à tes côtés. C’est nous que tu vois. C’est notre éloge que tu ambitionnes, et tu pourrais t’écrier aussi à Pétersbourg : Ô Athéniens, combien je me donne de peine pour obtenir de vous un signe d’approbation ! Tu as pincé ma corde, et voilà ma folie qui me reprend ; et j’ai répondu à votre lettre du 21 mai, passons à celle du 3 juillet.

Quelque chose que je fasse, quoi qu’il arrive, vous ne cesserez jamais de m’aimer. Voilà qui est nouveau ! Je ne serai pas un brigand. On ne le devient pas à mon âge, et vous ne punirez pas une inadvertance, la seule faute que je puisse commettre, du châtiment d’une perfidie.

Mlle Collot a été insultée. Le coup de poignard d’un homme et le mépris d’une femme sont les deux vengeances de l’insulte. Il faut tuer, mépriser, ou se taire. J’aime mieux le dernier qui m’a toujours réussi.

Je ne vous ai cité toutes les merveilleuses qualités de mon cheval que dans la surprise d’apprendre qu’il s’était mis un beau jour à ruer et à mordre.

Vous n’êtes point marié ! Eh bien, tant pis pour vous, mon ami, car je connais bien la seule femme que vous eussiez épousée. Il y a deux ans qu’on vous croit époux, et qu’on me le dit ; et il y a deux ans que je réponds que je le saurais.

Pourquoi je vous charge de l’affaire Rulhières et non le général Betzky ; c’est que les lettres que je vous écris sont moins sujettes à être ouvertes que celles que je lui écrirais. C’est que j’ai pensé en écrire directement à Sa Majesté Impériale ; c’est que, puisqu’il devait y avoir un intermédiaire, j’ai mieux aimé que vous le fussiez que personne. C’est que c’était une affaire à traiter de littérateur à littérateur, et non de littérateur à ministre. C’est qu’on a tout gâté, et que je me doutais qu’il en serait ainsi.

L’argent s’accepte ou se refuse, selon l’homme qui le propose.

C’était à vous que j’adressais le mémoire de Simon. J’ai peu compté sur le succès de cette négociation. C’est comme un Russe qui répéterait ici une dette de la minorité de Louis XIV. Le créancier n’en tirât-il qu’un écu, ce serait toujours de quoi vivre un jour.

L’histoire de votre maison ne finirait point. Vous n’avez point fait de sottise ; mais peu s’en est fallu. Il faudra bien que les choses s’arrangent à votre gré.

L’histoire de l’artiste qui l’occupera jusqu’à la fin de ce mois serait encore fort longue, et vous la trouverez dans mon remercîment à l’Académie.

Si vous m’eussiez renvoyé ma lettre, c’eût été défendre crûment à votre ami de vous dire jamais ce qu’il croyait la vérité.

Ce n’était pas la peine de rêver si longtemps pour prendre le parti le moins digne (vous voyez que vos menaces ne me font rien), ou l’impératrice aurait méprisé cette calomnie, ou si elle y eût attaché quelque importance, elle n’aurait pas dédaigné de s’en éclaircir. Et puis, je m’en réfère aux premières pages de cette lettre ; ce sont mes principes, et j’ai juré de n’en pas changer.

Lorsque je vous ai dit que vous aviez manqué à votre nation, et que les Russes scandalisés s’étaient écriés : Voilà donc les franxouski manières ! c’est que ce sont les propres expressions dont on en a écrit à Paris.

Si la souveraine a bien voulu s’occuper d’une misère à laquelle vous mettiez tant d’intérêt, c’est par une faveur spéciale. Voilà qui est bien pour une fois ; mais je ne crois pas qu’il fallût y revenir. Je n’entends pas comment j’ai pu manquer à toutes les Russies, et moins encore à mon auguste bienfaitrice, lorsque j’ai supposé que des caquets tels que ceux dont toutes les maisons retentissent ici et ailleurs n’étaient pas faits pour arriver à ses oreilles. Belle affaire à discuter devant ou après les troubles de la Pologne !

Et puis vous ajoutez avec une douceur, une aménité toute particulière : D’où vous vient donc ce vertige ? Informez-vous mieux ou renfermez-vous dans un très-profond silence. Savez-vous qu’on en serait bien tenté ? Ne parlez de ce ton-là, à qui que ce soit sous le ciel, qu’à moi. Il faut, pour le pardonner, une dose d’estime et d’amitié que tous les autres n’ont pas. Vous me rendez sérieux ; mais cela ne durera pas.

Si j’ai trouvé M. de la Rivière affligé, ce n’est pas d’avoir fait le mal, c’est de n’avoir pu faire le bien. J’ai vu la réponse modérée qu’il a faite à votre atroce libelle. Et vous ne vous contentez pas de l’avoir écrit, et de l’avoir écrit contre un homme dont vous savez l’âme flétrie d’ailleurs ; vous le publiez ! Tenez, mon ami, ne parlons plus de cela, je me sens affligé.

Mademoiselle Victoire, vous êtes jeune. Votre talent et vos qualités personnelles vous exposeront encore à d’autres mortifications, et cela est à peu près juste ; car à qui voulez-vous donc que l’envie s’adresse, si ce n’est au mérite dont l’éclat le blesse ? Fermez l’oreille, ne répondez jamais. Continuez d’être honnête. Devenez, s’il se peut, de jour en jour plus habile, et laissez à votre conduite et à vos ouvrages le soin de vous défendre. Les méchants ne sont forts que contre ceux qui leur ressemblent.

Je vous prie, mon ami, de remercier M. Gleboff de l’honneur qu’il m’a fait de me traduire.

Eh ! vraiment oui, le buste est tout à fait gâté ; ce qui n’a pas empêché M. de la Rivière de le retrouver ressemblant. Je recevrai, comme une marque singulière de l’amitié de Mlle Collot, le nouveau don qu’elle se charge de m’obtenir de la bonté de l’impératrice ; et pour m’ acquitter avec elle, je lui promets un compte exact de tout le mal que j’entendrai de ses quatre autres têtes, et du bien aussi, cela va sans dire. Mais, pour Dieu, faites en sorte qu’elles nous parviennent entières. Je n’aime pas les reliques.

M. King a-t-il bien fait d’écrire contre l’allégorie en peinture et en sculpture ? J’en ai dit un mot dans mon Salon de cette année, que vous aurez lorsque Grimm me l’aura restitué. Vous ne manquerez pas de témoigner à M. King tout le respect que je dois à un honnête pasteur qui ne s’en tient pas, pour toute lecture, au saint Évangile. Il est certain qu’une allégorie qui n’est pas rare et sublime est une mauvaise chose. Il est certain qu’il est difficile d’en écarter l’obscurité. Il y a pourtant une exception en faveur de celles qui ont été consacrées par la poésie, et qui rentrent presque dans la classe de l’histoire. Et puis c’est la source de mille bizarreries, telles que le zodiaque et le sagittaire dans l’appartement d’une accouchée. Il faudrait à tout moment faire sortir une légende de la bouche des personnages. À chaque tableau de notre galerie de Rubens, il faut une petite oraison qui la fasse entendre.

Il est vrai qu’une goutte qui va se nicher dans ces petits cartilages, ces os délicats, ces toiles d’araignée qui séparent les cavités d’une oreille, est une cruelle chose : et puis rester sourd avec la passion de la musique ! Rassurez-vous, elle n’y reviendra plus, ou je redeviens gourmand, ivrogne, et tout ce qu’il vous plaira. Damné pour damné, goutteux pour goutteux , encore mieux vaut l’être pour quelque chose que pour rien.

J’ai senti après coup le mal que quelques endroits de ma lettre pourraient vous faire, et je m’en suis repenti, comme vous avez pu voir par ma dernière. Lorsque j’ai blessé même un indifférent, ma peine commence lorsque la sienne cesse.

Oui, je suis doux. J’en appelle à notre commerce épistolaire. Mais lorsque les hommes doux sortent une fois de leur caractère, on ne sait plus ce qu’ils deviendront. Rappelez-vous le Florentin de La Fontaine et tous les poltrons révoltés du monde.

Vous, plus ours que jamais. Cela ne se peut pas. Il ne faut pas toujours marcher sur la patte de l’ours pour l’irriter, il suffit de marcher à côté. Le moindre bruit qui se fait autour de sa retraite le chagrine et le soucie.

Je ne désigne, je n’ai voulu désigner personne. Mais faites toujours que le czar et son cheval n’aillent pas donner du nez en terre. Ce n’est pas qu’on n’eût grand plaisir à vous plaindre.

Tenez, mon ami, je pense que vous n’avez rien, mais rien du tout de ce qui peut faire pardonner la supériorité du talent. On dirait que l’habitude continuelle de vous adresser au marbre vous a fait oublier que nous sommes de chair. Vous brusquez, vous blessez, vous avez sans cesse sur la lèvre ou le sarcasme ou l’ironie. Ils ont dit que vous étiez le Jean-Jacques de la sculpture, et cela ne ressemble pas mal, à la probité près, que vous avez, et que l’on croit à l’autre. Il faut une âme très-forte, presque l’enthousiasme des grandes qualités, pour rester votre ami. Je doute que vous soyez bien sincèrement, bien entièrement aimé d’un autre que de moi et de la jeune élève. Vous êtes un composé bizarre de tendresse et de dureté. Ton ami est toujours disposé à se séparer de toi, contristé, ton amie exposée à verser des larmes. Alternativement délicieux et cruel, il y a des moments où l’on ne saurait te souffrir, et il n’est jamais possible de te quitter. Moi, par exemple, je sens que j’en ai pour toute ma vie.

Je ne vais point ramassant des horreurs, on me les apporte. Ils ont beau se déguiser par l’affiche de l’intérêt le plus vif. Il y a un ton, un air, une curiosité, je ne sais quoi qui se sent mieux qu’il ne se dit. C’est, en morale, ce que vous appelez le tact dans les arts, qui vous éclaire et les rend suspects. Ils s’enquièrent de vos succès, et l’on voit que la réponse qu’on leur fait n’est point du tout celle qu’ils attendent. Ils sont pourtant enchantés, mais leur enchantement a si mauvaise grâce !

Vous m’avez envoyé une copie de notre dispute, sur laquelle on nous accuserait tous de ne savoir ni le latin ni le français. J’ai commencé à vérifier quelques-unes de vos citations et des miennes. Comme je t’en donnerai sur celle de Cicéron qui finit mon dernier papier !

Au reste, tout ce que vous dites des différents jugements que Sa Majesté Impériale, le prince de Galitzin et le philosophe Naigeon ont portés de nos lettres, pour être vrai, à la rigueur, vous en aurez incessamment l’avis de Grimm et le mien. S’il n’y avait que vous, je vous récuserais, car la plupart du temps, en ne croyant qu’effleurer, vous frappez comme un sourd.

Me renvoyer ma lettre ! Vous ? assez ! Cette fantaisie-là a pu vous passer par la tête dans le premier moment, lorsque l’âme était gonflée ; mais le moment suivant, vous avez senti que j’avais le droit de vous dire tout ce qui me plaît. Ce qui m’est venu sur M. de la Fermière et vous est donc bien déraisonnable ? À la bonne heure, ne crains rien, ils ne me gâteront pas. Ils risquent peut-être plus de devenir bons avec moi que moi de devenir méchant avec eux. La vertu est bien aussi un peu contagieuse.

Je serai fâché, un peu fâché, si peu que rien, de m’être trompé. Pour en rougir, je ne saurais. le beau préjugé que celui de regarder la vérité, la vertu, le talent, le vrai talent comme les seules choses de ce monde à l’abri des efforts de la méchanceté ! Je ne sais si cela changera, mais jusqu’à présent, l’expérience des siècles les a montrés comme des rochers élevant leurs sommets au-dessus des mers, également inébranlables à la fureur des flots et au souffle des vents.

Je ne sais si j’ai parlé de mon dessinateur au général. Je lui ai certainement écrit exprès du cabinet Gaignat. On a dû lui remettre le catalogue manuscrit des livres du comte de Lauraguais. Informez-en, je vous prie, M. de la Fermière.

Mlle Collot aura été encouragée, récompensée, tout comme il vous plaira. Sa Majesté Impériale n’y regarde sûrement pas de si près, et je suis sûr qu’elle sent comme j’ai dit. Quoi qu’il en soit, la terre cuite est l’affaire du génie. Le marbre est la fin de l’ouvrage.

On a fait toutes les perquisitions imaginables, et, jusqu’à présent, elles n’ont rien produit. Dans l’incertitude que cet homme soit mort, il est prudent d’agir comme s’il vivait.

Le sieur Poirson, qui m’a tout à fait l’air d’un honnête homme, m’a demandé six francs pour ses perquisitions, deux louis pour avances faites à la grand’maman de Mlle Collot, et soixante et douze livres pour l’entretien d’un de ses frères, en attendant qu’on le mette en métier, si elle y consent.

Cochin vous répondra en son nom, et au nom de l’Académie ; l’ami Cochin est un négligent, et puis c’est tout.

Si la saison n’est pas trop avancée, vous recevrez bientôt les deux volumes de planches qui vous manquent.

Adressez-vous à Marc-Michel Rey, à Amsterdam, et vous aurez pour rien des livres qui vous manquent, et pour lesquels les colporteurs nous font payer, au poids de l’or, le risque qu’ils courent d’être pendus.

Mais admirez donc comme mon écriture est belle ! Pour cette fois, vous ne m’interpréterez pas comme les auteurs dont on ne possède pas parfaitement la langue, devinant certains mots par leur cortège. Pour moi, je vous lis et vous entends tout courant, soyez-en-sûr. Cela est pourtant bien étrange, car vous n’êtes pas toujours clair.

Mais on m’a dit que ce bon Collin était consumé de vapeurs et de mélancolie. S’il avait le courage de se faire muletier, deux ou trois ans seulement, je suis sûr qu’il guérirait. Tout a son utilité, même le malaise.

Le Moyne fera bien mieux que vous ne demandez, mais ce ne sera pas demain. Vous aurez un masque d’Henri IV, qu’il a fait lui-même d’après Porbus, et un autre masque de Sully, qu’il fait faire d’après le même peintre et qu’il réparera.

Et je ne verrai pas la lettre de M. King. parce qu’il y fait l’éloge de votre ouvrage ? Sans doute, il ne faut pas colporter soi-même son panégyrique ; mais il n’y a, je crois, ni platitude ni fatuité à le communiquer à son ami. J’en aurais pris ce que j’aurais voulu, et n’en aurais fait part à personne.

Eh ! Falconet, tu me parles de Mlle Collot comme si je ne la connaissais pas. Est-ce que je n’ai pas employé son ébauchoir et fixé ses regards pendant une ou deux semaines ? Est-ce que j’ignore sa fierté ? Est-ce que tu prétends exclusivement à l’honneur d’être déchiré !

J’ai lu à Naigeon vos deux paragraphes, et il en a ri. Il me charge de vous embrasser pour lui (sans oublier Mlle Collot) ; nous sommes tous d’assez bonnes gens, au vrai.

Que ce que vous reprochez à M. de la Rivière fût arrivé à Pigalle, en Russie, je le concevrais ; mais quelle diable de rivalité, quelle diable de jalousie peut-il y avoir d’un homme qui porte sous son bras une liasse de livres à un homme qui pétrit de la terre glaise ?

Si vous vous en tenez au rôle de grand artiste ; si vous n’êtes point courtisan ; si vous n’ambitionnez aucune faveur ; si vous ne demandez aucune grâce ni pour vous ni pour d’autres ; si vous n’entrez dans aucune tracasserie de cour ; si vous n’entretenez l’impératrice que d’art et de science, l’envie se taira et vous serez aimé, estimé, honoré comme vous le méritez.

Si vous ne croyez pas avoir donné une scène aux Russes, vous vous trompez, ou du moins les Russes me trompent.

On n’a point trouvé extraordinaire que vous vous plaignissiez. Je le crois. On le désirait peut-être, et qui sait si vous n’avez pas été une machine ?

Il ne s’agit point ici de résignation évangélique. Il s’agit de fierté, de grandeur, de vraie dignité, de cette noble confiance qu’on tient du témoignage qu’on se rend à soi-même, et qui nous fait marcher, au milieu des calomniateurs qui nous attaquent et des sots qui les croient, la tête haute et levée ; qui fait baisser les yeux aux uns et qui tient les autres la bouche béante. Les bonnes mœurs, le talent décidé, le temps qui éclaircit tout, achèvent le reste. Je défie tous les méchants de la terre. Ils pourront m’ôter la vie, mais il n’y a que moi qui puisse me déshonorer. J’étais déchiré par la calomnie. Je vivais de la vie la plus retirée et la plus obscure ; nul défenseur au milieu d’une infinité de jaloux, de traîtres, de malveillants, de prêtres enragés, de gens de cour envieux, de magistrats indisposés, de bigots déchaînés, d’hommes de lettres perfides, d’idiots corrompus et séduits. Qu’en est-il arrivé ? Rien. Justice s’est faite et promptement. Il ne faut que la voix ferme d’un homme de bien qui réclame pour étouffer celle de cent méchants, et cet homme de bien se montre à la fin. En attendant, nos actions et nos ouvrages préparent l’effet de son discours, et quand il a parlé, les calomniateurs et leurs dupes changent de rôle ; ils enchérissent sur lui et deviennent les trompettes du mérite, toujours également vils. Songez qu’on a d’abord pour soi le petit nombre de gens de bien très-réservés à croire le mal.

Voilà mes principes, et tu conviendras qu’ils sont consolants et bien propres à assurer nos pas dans le chemin de la vie.

Je veux que vous fassiez le bonheur de Mlle Collot, parce que vous êtes son maître, son ami, son appui, son bienfaiteur surtout ; parce que tous les succès et tous les honneurs possibles ne la dédommageront pas des chagrins domestiques et secrets ; parce qu’ayant attaché son sort au vôtre, je dois désirer qu’il soit heureux. Il ne faut pas que vous flétrissiez vos bienfaits ; il ne faut pas que je me repente de mon conseil. Vous dites donc : que Mlle Collot travaille toujours, qu’elle soit honnête, et je peux répondre de son bonheur. Il fallait ajouter : en dépit de tous les envieux et de tous les calomniateurs du monde.

J’accompagnai M. Chotensky à la seconde visite, et je tâchai de réparer par beaucoup de gaieté le ridicule de la première. On n’a fait cette histoire que pour satisfaire la curiosité de la comtesse d’Egmont ; on n’a aucun dessein de la publier ; on fera lecture à M. Chotensky afin qu’il en juge par lui-même et on n’a nulle répugnance à en faire passer une copie à Pétersbourg ; pourvu que Sa Majesté Impériale en marque l’envie, ce qu’on n’ose présumer ; car nous sommes surtout modestes. Voilà le résultat de cette affaire que M. de Rulhières traduit comme il lui plaît.

Je ne sais pourquoi vous renonceriez à l’acquisition Gaignat. Je tiens des héritiers et de Remy, le brocanteur de M. de Choiseul, que celui-ci n’y pense pas.

Que me dites vous là des amis que vous avez à Pétersbourg et de l’approbation qu’ils ont donnée à votre conduite et à votre factum. Par Dieu, je sais bien que ma façon haute et fière n’est pas commune, et je sais tout aussi bien qu’elle est de tous les temps, de presque de toutes les circonstances et de tous les pays. Je ne traduirai jamais personne ni devant le législateur, ni devant les lois pour un libelle ; à plus forte raison pour un propos.

Sa législation imaginaire. Cela est bientôt dit. Donnez-vous la peine de lire la République de Platon, et lorsque vous aurez eu le courage de mépriser l’un, je ne vous permettrai pas encore de dédaigner l’autre. M. de la Rivière ne connaît pas les hommes ! Je l’ai dit, oh ! je suis tout aussi capable qu’un autre de dire une absurdité, mais celle-là ! soyez-en bien sûr avant que de me l’imputer. J’ai dit d’un homme qui a administré avec un applaudissement général et au grand désespoir des fripons une de nos plus importantes colonies, à deux reprises et pendant quatre ans… Ma foi, ou je dormais bien profondément ou vous avez fait un étrange rêve. Peu importe lequel des deux. Les Russes, mon ami, les Russes sont comme tous les autres hommes du monde ; blessés de la fierté quand elle est déplacée, dupes de la flatterie quand elle est adroite : Cui male si palpere, recalcitrat undique totus.

Des toilettes, j’en fais une quand je me présente en public, et encore quelle toilette ! Pour mon ami, je le visite en bonnet de nuit. J’aimerais mieux mourir que de me copier. Tout ce que je puis faire en faveur d’un ami qui se plaint, c’est de tailler ma plume, comme vous voyez.

Je lirai l’ouvrage de M. King et je lui répondrai.

Il a couru par la ville une lettre de vous à M. de Marigny, et une réponse de lui à vous. J’en suis sûr, quoique je n’aie rien vu.

Encore une fois Cochin fera son devoir d’ami et de secrétaire.

Vous n’êtes ni fou ni bête ; et celui qui vous prendrait pour tel pourrait bien être l’un et l’autre ; mais vous êtes ombrageux, sensible et chaud.

Mon ami, mon ami, ce n’est pas le jugement qui choisit une maîtresse, et quand elle se résout à nous suivre au bout du monde, le moyen de l’en empêcher ?

Si je vous permets de m’aimer. Il le faut bien ; car vous ne m’en aimeriez pas moins, quand je ne vous le permettrais pas. Aimez, aimez, embrassez, oh ! mon Dieu ! que cela me fait de plaisir.

Réponse à votre billet du 18 juilet. J’ai remis à M. Le Moyne votre lettre à Fontaine. Je suis au service de Sa Majesté Impériale, au vôtre, sans limites.

Vous n’aurez point de livres. M. de Sartine ne veut pas qu’on vous en envoie. Je respecte M. Collin pour l’action délicate qu’il a faite en vous sacrifiant sa terre cuite. Songez à la circonstance. On se refuse difficilement à ces procédés-là, quand on s’en avise. Mais on ne s’en avise guère. Et pourquoi le prévenir sur la reconnaissance de l’impératrice ? Il vaut bien mieux lui ménager la surprise. Il ne s’attend pas, et ne s’est jamais attendu qu’à une récompense qui ne pouvait lui échapper. C’est que, comme les plantes exotiques, les sciences et les arts de transport périssent dans les serres chaudes. C’est du sol même qu’il faut faire sortir les poëtes, les littérateurs, les orateurs, les peintres, les sculpteurs, les musiciens. Ce sont aussi les enfants de la bonne Cérès. Il faut pour prospérer qu’ils lèvent avec le grain. Si je l’ai vu ce Rembrandt ? je vous en réponds. Mais que diable voulez-vous qu’on fasse d’un sujet de la Bible ? Le beau sujet pour un boudoir ou pour un salon qu’un gueux tout déguenillé ! Voilà les raisonnements qu’amènent le luxe et son petit goût. Quand je dis le luxe, j’entends celui qui masque la misère et non celui qui naît de l’abondance. Ils portent le même nom, mais ils ne se ressemblent point.

Mon ami, j’ai fait mon prône sur les amateurs, les honoraires et les académiciens, comme on a fait les règlements, en attendant qu’il y eût une Académie.

Vous respectez donc ceux qui travaillent pour la postérité et vous faites bien.

J’attends les têtes. Je les attends, et vous saurez ce que je pense d’elles, ce qu’on en dira, et ce que je pense de ce qu’on en aura dit.

Mais si le portrait de notre ours pouvait trouver place dans la grande ménagerie ? Qu’en pensez-vous ? Nous verrons ce que Le Moyne en dira.

Réponse à votre billet du 29 juillet. Tout est fait, au moins tout ce qui dépend de moi. Je sais bien que le Cortone, indigné contre des élèves qui s’honoraient de son travail, chassa les élèves et effaça ce qu’il y avait de peint à la galerie Barberini ; mais il fut, à mon sens, pusillanime et fou. Que d’ouvrages faits et à faire qui réclamaient déjà et qui doivent réclamer un jour contre la petite impertinence des élèves ! Je sais bien que Le Moyne, travaillant à son monument de Bordeaux, en fit autant que Pierre de Cortone : mais il convient qu’il fut pusillanime et fou, et que l’excès du travail dont il se chargea tout seul pensa lui coûter la vie. Vous vous tuerez, et cela pour faire taire des imbéciles qui prennent un manœuvre qui dégrossit un bloc pour un sculpteur. Est-ce qu’on ne connaît point ici Étienne Falconet ? Est-ce qu’on n’y connaît pas Fontaine ? Et que vous importe l’ignorance passagère ou durable de la foule des barbares qui vous entourent ? Se jeter dans la Néva pour un vol ? j’aimerais bien mieux y jeter le voleur. S’il arrive jamais à mon copiste de s’attribuer mon ouvrage, je me moquerai de lui ; mais s’il copie bien, je le garderai. On a commencé par dire : Il ne fera jamais rien de grand. Cela est vrai, on l’a dit et peut-être à Paris. Mais à présent qu’on voit ce grand qui pousse, on dit : C’est Fontaine qui fait tout ; mais où dit-on cela ? Pardieu ce n’est pas ici. C’est donc à Pétersbourg ? Mais ce n’est pas l’impératrice. Ce n’est pas le général Betzky. Mais ce n’est aucun de ceux qui sont sortis de leur pays. C’est donc la populace de la ville et de la cour ? Lorsque ton monument sera achevé, fais-le graver, et écris toi-même au bas de l’estampe : Fontaine fecit, et tu n’en imposeras à personne. Tu écoutes plus le bruit du moment que l’estime que tu te dois. Ils ne connaissent pas Étienne Falconet ! C’est lui qui s’ignore. Je ne le connais pas assez bien ! et c’est moi qui enrage de ce que sa conduite haute et ferme ne réponde pas au cas infini que j’en fais. D’Aquin jaloux de son souffleur le chasse. À la bonne heure.

Mon ami, soyez tranquille sur le manuscrit ; il est à vous, et j’ai pris des mesures pour qu’on vous le restituât, en cas de mort. Il n’en sera jamais fait usage que de votre aveu ; mais ayez pitié d’un homme écrasé de travail.

J’ai demandé à Le Moyne ce que c’était que ce M. de Villiers et j’attends sa réponse d’un moment à l’autre.

Eh bien, ce Fontaine, j’en reviens donc bien disposé. Je veux bien ne le pas croire innocent, mais je ne serais point surpris qu’il le fût. C’était lui qui faisait les bustes de Mlle Collot. Eh bien, quand il n’y sera plus, ce sera vous. Attendez-vous à cela l’un et l’autre. Pardieu, la fausse délicatesse des gens de bien donne bien de l’avantage aux coquins et aux sots. Ils sont toujours maîtres de les séparer, sinon de les brouiller. C’est une réflexion que j’ai faite dans une occasion assez différente. Mademoiselle Victoire, vous avez un ami qui fréquente souvent chez vous. Un scélérat s’avise de dire que cet ami couche avec vous. On le croit. Cela vous revient, que ferez-vous ? Chasserez-vous votre ami ? Je brûle de savoir pourquoi vous m’embrassez bien fort. Pour quoique ce soit, serrez de toutes vos forces.

Ce que je fais ? Je me hâte de finir mon ouvrage et de me dégager de toute entrave, afin de devenir ce qu’il me plaira. La réponse trop honnête de l’impératrice me ferait trembler, si j’étais vain. Ceux que le ciel a doués d’une grande tête et d’une grande âme ignorent bien peu de choses. Leur malheur, qui est sans remède, c’est de n’avoir pas assez de temps pour tout ce qu’ils ont à faire. C’est le secret d’allonger leur vie qu’il nous faudrait, et nous ne l’avons pas.

Ils ont vu ses ouvrages et sont restés muets ! et tu n’es pas parti de ta place, comme un éclair, et tu n’as pas jeté tes bras autour de son col, et tu ne l’as pas embrassée ? Voilà ce qu’il fallait faire, voilà ce que j’aurais fait en présence de tous ces foutus nigauds-là.

Bonne amie, laissez-moi faire, ou j’y perdrai mon latin, ou je vous vengerai en remplaçant ces éloges par d’autres qui les vaudront bien. Mais il faudra que Le Moyne et Cochin me secondent, et ils me seconderont. Si vous ne vous rappelez pas un peu vos lettres, je veux mourir si vous entendez rien à cette réponse.

Deux de nos Académies viennent de se mettre dans la boue. L’Académie française, en accordant le prix de poésie à une pièce très-plate d’un petit abbé de Langeac, pièce plus jeune encore que l’auteur, pièce qu’on attribue à Marmontel, pièce dont la lecture la plus séduisante n’a pu dérober la misère. En couronnant le petit calotin, l’Académie déclara que la couronne appartenait de droit au Rulhières en question, si l’ouvrage de celui-ci n’avait été exclu du concours par des personnalités. J’ai lu la pièce de Rulhières : c’est une satire, excellente pour les choses et pour le ton, sur l’inutilité des disputes. L’autre Académie bien déshonorée, c’est la vôtre, l’Académie de peinture et de sculpture. Elle accorda le prix de peinture à un nommé Vincent, que ses camarades promenèrent en triomphe sur leurs épaules, tout autour de la place du Louvre, et déposèrent ensuite à la pension. Cette espèce d’ovation me plaît infiniment. Ils attendirent en silence la nomination du prix de sculpture. Il y avait sept à huit concurrents, parmi lesquels trois dont les bas-reliefs étaient excellents. Ces enfants se disaient l’un à l’autre : Si c’est toi qui as le prix, je m’en consolerai : car si j’ai fait une assez bonne chose, tu en as fait une belle. Cependant l’Académie délibérait, et le silence régnait sur la place. Les trois prétendants s’appellent Millot, Stouf et Foucou. La balance des élèves penchait du côté de Millot. L’Académie ne couronna aucun des trois. Le prix, dont on avait disposé d’avance, fut accordé à un nommé Moitié, élève de Pigalle. Notre ami Le Moyne a fait un plat rôle dans tout ceci. Pigalle lui disait : Si mon élève n’a pas le prix, je quitterai l’Académie ; et il n’a pas eu l’esprit de lui répondre : S’il faut que l’Académie fasse une injustice pour vous conserver, elle aura plus d’honneur à vous perdre. Ah ! mon ami, si tu avais été là ! Il ne faut souvent que la présence d’un homme habile, juste et ferme. Comme tu aurais secondé Dumont et quelques autres ! Cependant le bruit qu’on a donné le prix à Moitte parvient aux élèves. Ce fut une consternation d’abord, puis le murmure de l’indignation. L’abbé Pommyer, honoraire, se présenta le premier pour sortir. Il demanda qu’on lui fît passage. On s’ouvrit et on lui cria : Passe, foutu âne. Moitte parut ensuite, et ce fut un tumulte effroyable de cris et d’injures. Il leur disait, en tremblant : Messieurs, ce n’est pas moi, c’est l’Académie ; et ils lui répondaient : Si tu n’es pas un infâme, comme ceux qui t’ont nommé, remonte, et va leur dire que tu ne veux pas entrer.

Les académiciens hésitaient de se montrer, ils s’attendaient à la huée, et ils ne furent point trompés. Elle dura plus d’une heure, mêlée de sifflets, de bourdonnements, d’éclats et d’injures. Cochin avait beau leur dire : Messieurs, que les mécontents viennent s’inscrire chez moi, on ne l’écoutait pas. On continuait de huer, de honnir de bafouer. Tout cela se passait dans l’intervalle de votre billet du 18 et de celui du 29, où vous demandiez précisément qu’on vous envoyât ce Millot à qui on venait de faire une injustice. Je courus chez Le Moyne. Le Moyne levait les mains au ciel et s’écriait : La Providence ! la Providence ! Je ne pus m’empêcher de prendre votre ton bourru, et de lui dire : La Providence, la Providence, est-ce que tu crois qu’elle est faite pour réparer vos sottises ? Millot survint. Le Moyne lui parla. Le lendemain, il me l’envoya. Ce jeune homme était désolé. Il me disait d’un ton à déchirer : Il y a dix-sept ans que mes pauvres parents me nourrissent et au moment où j’espérais !… Il y a dix-sept ans que je travaille depuis le point du jour jusqu’à la nuit. Je suis perdu, car qu’est-ce qui me dit que Foucou ou quelque autre ne m’ôtera pas le prix de l’année prochaine ? Je crus le moment favorable à vos vues. J’exigeai le secret, et il m’en donna sa parole d’honneur. Je lui fis votre proposition ; il m’en remercia dans les termes les plus affectueux, et me demanda le reste de la journée pour en délibérer avec M. Le Moyne et avec lui-même. Il est revenu et il m’a dit qu’on ne se livrait pas à l’étude de son art par intérêt ; qu’il sentait tout l’avantage du traité que je lui proposais ; mais qu’il fallait offrir à l’Académie l’occasion de réparer son tort. Aller à Rome ou mourir.

Votre billet du 29 me consola du peu de succès d’une négociation que les circonstances semblaient rendre infaillible.

La ville s’est récriée, les élèves ameutés ont menacé. L’Académie inclinait à les décimer ; mais il paraît que tout se calme et finira par rien. Ils auront fait une injustice à un de leurs élèves, et peut-être le malheur d’un autre à qui, pendant sept ans de suite, ses camarades jetteront au nez la honte de sa réception. Une circonstance que j’oubliais, c’est que peu s’en fallut que les élèves ne prissent Moitté par les oreilles, ne le missent à quatre pattes, et ne lui fissent faire le tour de la place, portant Millot sur son dos.

En attendant que Le Moyne m’envoie sa note sur M. de Villiers, il me prend envie de vous décrire le bas-relief de Millot. Le sujet était le triomphe de David, après la défaite de Goliath. À droite, ce sont deux énormes Philistins debout, bien consternés, bien humiliés, qu’un Israélite garrotte. Puis David conduit sur son char de triomphe par des femmes. Une embrasse ses genoux, une autre le couronne, d’autres l’aident à monter. Puis c’est le char attelé de deux chevaux qu’un Israélite retient par la bride. Tout à fait sur le devant, et au centre du tableau, un autre Israélite enfonçant une pique dans la tête de Goliath. Cette tête est effroyable, renversée, ses cheveux épars sur la terre. Au devant du char, les femmes d’Israël chantant, dansant, jouant, préludant des instruments. Parmi ces femmes, une espèce de bacchante, déployée avec une grâce et une légèreté charmante ; et tout à fait à la gauche, une autre conduisant par la main son enfant qui regarde la tête horrible avec une expression mêlée de terreur et de joie ; et puis, sur le fond, au loin, des bras en l’air, des têtes de peuple en acclamation. L’artiste a pressenti que ses concurrents prendraient le moment du triomphe. Il a choisi le précédent. C’est un reproche qu’ils lui ont fait, c’est-à-dire qu’ils l’ont blâmé d’avoir eu du génie. Ils ont encore attaqué l’idée du char qui n’est pas même une licence. Ils ont avoué que le bas-relief de Moitte ne valait ni celui-là, ni aucun des deux autres ; mais qu’ils lui connaissaient plus de talent. En ce cas il est inutile d’instituer un concours et des prix. Cochin, plus adroit, aime mieux dire que chacun a son goût et ses yeux, que le bas-relief de Moitte lui a paru le meilleur ; et les élèves lui répondent qu’il est sans invention, sans génie, froid, plat, sans détails, sans pieds, sans mains, mauvais, absolument mauvais, et qu’il n’a, lui, nulle connaissance de l’art, ou nul goût, ou nulle bonne foi. J’écrivais, il y a quelques jours, à Cochin, à propos du silence qu’il gardait avec vous : « Eh bien, vous avez donc été hués, honnis, bafoués par vos élèves ? Ils pourraient avoir tort ; mais il y a cent à parier contre un qu’ils ont raison ; car ces enfants-là ont des yeux, et ce serait peut-être la première fois qu’ils se seraient trompés. »

Il y avait cette année au Salon quatre grands tableaux d’histoire ordonnés pour le roi de Pologne, par l’entremise de Mme Geoffrin : l’un, Silurus mourant au milieu de ses enfants, de Halle, détestable ; le second, la tête de Pompée présentée à César, de Lagrenée, mauvais ; le troisième, César au pied de la statue d’Alexandre, dans le temple d’Hercule, médiocre, surtout de composition. Il est de Vien, qui a aussi exécuté la continence de Scipion, au refus de Boucher. Oh ! quel tableau que ce dernier ! Il est si misérable que j’ai entendu des élèves se dire l’un à l’autre qu’ils ne voudraient pas l’avoir fait. L’inégalité des artistes ne se comprend pas. Ce Vien a fait tout à l’heure, pour Saint-Roch, la prédication de Saint-Denis dans les Gaules, morceau immense et d’un très-grand maître.

Mais au milieu de tout cela, j’allais oublier de vous dire que le prince de Galitzin est marié. Il part de Paris. Il va aux eaux d’Aix-la-Chapelle pour sa santé. Il y trouve le prince et la princesse Ferdinand de Prusse, et une jeune comtesse de Schmettau, jolie, pleine d’esprit, de gaieté, de grâce et de talents, du moins il n’y a qu’une voix là-dessus, et le voilà marié.

Mais la note sur M. de Villiers ne vient point et je n’ai plus rien à vous dire, sinon que je vous salue, et que je vous embrasse tous les deux, que je vous aime de toute mon âme, que j’ai ressenti vos peines comme vous-mêmes, et que s’il y a par hasard encore dans cette lettre quelque chose qui vous offense, vous le pardonnerez à mon amitié.

Mademoiselle Victoire, un peu de hauteur, un peu d’âme. Regrettez plutôt une bonne critique qu’un plat éloge. Et surtout ne défendez jamais ni vos ouvrages ni votre réputation. C’est du temps perdu, tout au moins. Les apologies ne se lisent point. Ayez des mœurs, faites de belles choses, et laissez dire les méchants, et se taire les sots, dont aussi bien vous n’entendriez rien qui pût vous flatter jusqu’à un certain point. C’est une bien petite vanité que celle qui court après une louange de nulle valeur. Le véritable éloge c’est le nôtre, c’est celui du maître ; c’est la récompense, c’est la protection continue de l’impératrice ; c’est elle qui sent, c’est elle qui a des yeux, c’est à elle qu’il faut avoir plu.

Toujours en attendant la note de Le Moyne, je causerai avec vous, jusqu’à ce qu’elle vienne. Le prince de Galitzin avait demandé, pour l’impératrice, un tableau à chacun de nos bons artistes : Michel Van Loo, Vernet, Vien, Casanove, Boucher. Il ne faut rien attendre de Vernet, il est trop occupé, et il doit, de reconnaissance, tout son temps à M. de Laborde qui lui paye la vente du prix de ses tableaux d’avance. Rien non plus de Boucher, qui est léger, caduc et paresseux. Casanove a presque fini le sien. Je ne vous en parlerai pas : je ne l’ai pas vu. C’est un sujet dans son genre, et qu’il a travaillé de son mieux. Le sujet de celui de Vien est charmant : c’est un Mars qui, las de reposer entre les bras de Vénus, lui demande la permission d’aller se ragoûter en tuant quelques milliers d’hommes. La déesse y a consenti. Il cherche son casque. Il ne le trouve point. Vénus debout, lui souriant toute nue, un bras jeté sur ses épaules, lui montre, de l’autre main, ce casque dans lequel ses colombes ont fait leur nid. Il y a, par derrière les deux principales figures, des amours malins qui se sont emparés du reste de ses armes. Michel a fait un concert espagnol. Il y a mis une vingtaine de figures. Son tableau est achevé. Il est supérieurement peint ; grande vérité dans les physionomies des concertants ; sage sans être froid ; et puis des étoffes à s’y tromper. Vu dans un miroir, c’est la nature même. Il en coûtera de l’argent à l’impératrice, moins cependant qu’au roi de Pologne, et j’espère qu’elle sera mieux servie. C’est que nous laissons aller les artistes à leur fantaisie, et que Mme Geoffrin veut les faire aller à la sienne. C’est pour se soustraire à son despotisme que Boucher, qui s’était d’abord chargé de la Continence de Scipion, a renvoyé ce travail à Vien.

Une chose qu’il faut que je vous dise : c’est qu’on perd le goût de la nature, et que quand une fois on l’a perdu, on n’y peut plus revenir. Il y a quelque temps que Boucher fit venir un modèle d’après lequel il fit une très-mauvaise figure, tandis qu’une autre, qu’il avait exécutée de pratique, était au moins supportable. On a dit : Naturam expellas furca, tamen usque recurrit. Pardieu, ce n’est pas en peinture.

Enfin, la voici, cette note.

M. de Villiers est le même qu’un M. Charlot dont je crois vous avoir déjà parlé ; si ce n’est pas à vous, ce sera au général. C’est un ami de presque tous vos amis. Il est né à Paris, sans aucune fortune. Il a fait d’excellentes études, et il a beaucoup de littérature. Il a été clerc de procureur, il s’est fait avocat. Il a suivi le barreau avec succès. Il plaidait depuis fort peu de temps, lorsqu’il survint une interruption au Palais qui dura dix-huit mois. Ce fut alors qu’il fit la connaissance d’un marchand qui demeurait rue Saint-Gervais et qui l’engagea à regarder sa maison comme la sienne. Il épousa la fille de ce marchand, moitié par reconnaissance, moitié par goût. Mais afin qu’il pût suivre son état, en même temps que sa femme suivait le commerce, on tint ce ménage secret. Mais malheureusement sa femme avait qualité, et ses dettes engagèrent son mari. Au mois d’avril 1765, il fut obligé de faire un arrangement avec les créanciers de sa femme, et de s’obliger à payer quarante mille francs dans un intervalle de temps assez court. Au mois d’août suivant, il se découvrit d’autres dettes qui n’avaient point été déclarées. Sur quoi M. de Villiers, ou Charlot, ne voyant aucun moyen de faire face avec le produit de son talent, menacé de perdre son état, par l’éclat de son mariage que la poursuite des créanciers ne pouvait manquer de manifester, prit, tant en effets qu’en argent, environ trois mille livres et passa en Angleterre d’où il s’est réfugié à Pétersbourg, n’ayant subsisté pendant tout ce temps que par les modiques secours qu’il a reçus de quelques-uns de ses amis de Paris. Tous ceux qui l’ont connu ici attestent de ses connaissances, de ses talents et de sa probité. Il paraît, à ce qu’ils disent unanimement, que c’est un homme à employer à beaucoup de choses. Prault, Pissot, Le Moyne et d’autres le recommandent à vos bons offices. Notez, s’il vous plaît, que je ne vous l’adresse pas, mais que je vous transmets seulement la note de M. Le Moyne. Il est vrai que c’est avec plaisir.

Et puis, mon ami, que Dieu vous inspire l’art de conserver le repos, que Newton appelait la chose vraiment substantielle, rem prorsus substantialem.

Il faut convenir qu’avec ce ton de vérité, si nous ne nous brouillons pas, sûrement nous en deviendrons meilleurs. Vous m’avez répondu de vous ; je vous réponds de moi.

Et gardez ce volume, pour quelques-unes de vos longues soirées d’hiver.

Je vous salue et vous embrasse une fois, deux fois, cent fois tous les deux.

Je ne saurais m’en tenir là. Après avoir eu le courage de lire tout ce qui précède, il vous en restera peut-être assez pour quelques lignes de plus.

Le samedi qui suivit le jugement inique, il y eut assemblée à l’académie : vos messieurs, en y arrivant, trouvèrent sur la place un concours de deux cents citoyens de tous les états, bien disposés à les accueillir convenablement. Ces citoyens s’y étaient rendus avec tous les instruments qui rendent un charivari bien éclatant. Mais, mieux avisés et craignant que le tumulte n’attirât la garde, ils changèrent de parti. Ils se rangèrent en haie. Arrivèrent les premiers, Dumont, Boucher, Van Loo et d’autres qui avaient voté pour Millot, et voilà tout à coup un cri d’acclamations, d’applaudissements et de claquements de mains. J’avais oublié de vous dire que Boucher avait, à la séance de la décision, réclamé de toute sa violence de vingt-cinq ans, et que ces honnêtes fâcheux l’entourèrent, se pressèrent sur lui, l’embrassèrent et lui firent mille compliments et mille caresses. Et puis les revoilà rangés en haie. Paraît Pigalle, il entre au milieu de deux files, et aussitôt on entend une voix qui crie : Le dos ! à ce mot, les deux files se retournent et Pigalle passe au milieu de deux cents personnes qui le saluent du derrière. Pigalle passé, arrivèrent M. et Mme Vien ; même cri le dos, même quart de conversion, même demi-tour et même salut du derrière. On rendit les mêmes honneurs à notre ami Cochin. Au sortir de l’Académie, même cérémonie. Pigalle, le chapeau sur la tête, et d’un ton un peu rustre, s’adressa à un jeune homme et lui demanda s’il était mécontent du jugement. Le jeune homme, se couvrant, lui répondit que, n’étant point artiste, il n’avait rien à lui répondre, mais que par la même raison il pouvait lui remontrer sans conséquence qu’il lui trouvait le ton fort impertinent. Il y a quelques autres détails qui ne me reviennent pas. Je suis sûr que vous direz : Voilà qui est bien. Si toutes les injustices étaient ressenties et le ressentiment témoigné de cette manière, on en commettrait moins.



  1. Sauf le Catéchumène et le Dîner du comte de Boulainvilliers, qui sont de Voltaire, et le Traité des trois imposteurs, dont une édition venait de paraître sous la rubrique de Yverdon, 1768, tous les livres cités ici sont traduits ou imités de l’anglais, de Toland, par d’Holbach et Naigeon. V. le Dict. des anonymes de Barbier.