Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 304-306).


XVIII


Et je manquerais une occasion de causer avec mes amis ! Oh ! que non. Voilà à côté de ma table un jeune homme qui part pour Pétersbourg et qui a la complaisance d’attendre que je vous aie dit quelques douceurs. Je m’ennuie de ne vous point voir, je m’ennuie de ne point entendre parler de vous ! L’intérêt que je prends à votre santé, à vos ouvrages, me fait à tout moment oublier l’intervalle énorme qui nous sépare. Où en êtes-vous ? que faites-vous ? êtes-vous heureux ? Si vous l’êtes, je me garderai bien de corrompre votre bonheur par l’éternelle histoire de mes peines. Depuis cinq ou six mois, le calice amer de la vie ne s’est pas éloigné un moment de mes lèvres. Le jeune homme qui vous remettra ce billet m’est recommandé par M. Bernard. Il va en Russie avec des idées d’établissement et de commerce. À juger de ses mœurs et de ses talents par ses liaisons et ses amis dans ce pays-ci, je crois qu’il mérite que les honnêtes gens lui prêtent la main. S’il a besoin d’un bon conseil, et vous le demande, ne le lui refusez pas. Dites-lui, d’après les idées qu’il vous communiquera, ce qu’il faut qu’il fasse et qu’il dise. Mais vous ne me répondez pas sur le compte de M. Le Paige. Ce M. Le Paige n’est pourtant pas un homme d’un mérite ordinaire. En voulez-vous ? N’en voulez-vous point ? Il me semble que dans les circonstances présentes, ses connaissances et ses talents devraient le faire désirer. Je crois, mon ami, qu’il y a des hommes et même des hommes rares en Russie ; je crois même qu’il y en a au fond des forêts des Abenakis ou des huttes des Hottentots : mais des hommes instruits, éclairés, cultivés, c’est autre chose. Ce ne sont pas des arbres que je vous propose, ce sont des jardiniers. Il y a des arbres partout. J’avais résolu de vous cacher toutes mes peines ; mais je n’y tiens pas. Pour combler la mesure, savez-vous, mes amis, ce qui est arrivé à ces beaux plâtres, à ces morceaux précieux, que vous avez si soigneusement emballés ? c’est que, malgré les doubles caisses, malgré la filasse et la mousse, l’eau a pénétré et presque détruit. Il n’est resté que le masque de l’ours et la petite Russe d’intacts. Cependant, bonne amie, consolez-vous. Voici le jugement que nos grands artistes ont porté de votre travail, et ce qu’ils y ont découvert à travers le dépérissement qu’il a souffert : c’est qu’il y avait dans les salles de l’Académie plusieurs morceaux de réception qui ne méritaient pas autant cet honneur que votre ouvrage. Je vous en parlerai plus au long, lorsque le courrier n’aura pas le pied à l’étrier.

Je vous disais, dans ma précédente, qu’il y avait des artistes qui criaient, et un certain philosophe de vos amis qui s’était mis sous la main de la justice par des emplettes pour Sa Majesté Impériale. Je vous recommandais de faire finir les plaintes des artistes et les soucis du philosophe. Je pense que ces deux affaires sont faites. Il ne me reste qu’un mot à vous dire sur les tableaux des artistes Casanove, Vien et Machy. C’est que le prince de Galitzin est fort embarrassé de sa personne. Il croyait que ces trois morceaux n’étaient qu’à douze mille francs, et il le croyait d’après l’appréciation d’un brocanteur nommé Ménageot, homme de bien et bon connaisseur. J’étais aussi dans la même persuasion, et point du tout. Il se trouve que le Vien veut avoir 8,000 francs de son morceau, que le Ménageot avait estimé deux mille écus ; et ainsi des autres. En conséquence, il n’a demandé à M. le général que 12,000 francs, tandis qu’il faut, ou laisser à ces maîtres l’ouvrage qu’on leur a commandé, et qu’ils ont fait de leur mieux, ou se constituer dans une dépense presque double. Casanove demande 10,000 francs, et son tableau, qui est immense et le meilleur peut-être qu’il ait fait, les vaut. Vien s’est vraiment surpassé, et son tableau vaut plutôt les 8,000 francs qu’il exige que les autres ouvrages ne valent huit mille sols. J’ai vu la ruine de Machy : elle est fort belle et il n’y a rien à rabattre des 4,800 qu’il supplie qu’on lui accorde. Pour Dieu, mon ami, servez vos confrères qui vous en sauront le plus grand gré. Parlez à monsieur le général, et dites-lui bien que quand il aura les tableaux sous ses yeux, j’espère qu’il se réconciliera avec le prix. Au reste, on a mis nos artistes en besogne sans rien stipuler ni sur le prix, ni sur l’étendue, ni sur le sujet. On s’est contenté de parler de la perfection du travail ; ils y ont tendu de toute leur force ; il n’y a rien à leur objecter. Il faut seulement une autre fois s’expliquer avec eux plus précisément. Le prince Galitzin, furieux, dit qu’ils sont malhonnêtes ; il a tort.

Adieu, mon ami, adieu, bonne amie, je vous salue et vous embrasse tous les deux. Nous causerons une autre fois plus à notre aise et plus au long.


Ce 30 mars 1709.