Lettre du 11 décembre 1675 (Sévigné)





476. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, mercredi 11e décembre.

IL n’y a qu’à avoir un peu de patience, ma très-chère : on trouve ce que l’on désire. J’ai reçu deux de vos 1675paquets que je devois avoir déjà reçus ; mais enfin les voilà, et vous ne vous trompez pas, si vous croyez qu’ils font présentement ma plus sensible joie. Je vous remercie de comprendre un peu, malgré votre philosophie, toutes les pensées que je puis avoir sur les distances infinies qui nous séparent : vous les sentez donc, et vous êtes frappée comme moi de cette disposition de la Providence ; mais vous l’envisagez avec plus de courage que moi ; car cette dureté m’est toujours nouvelle. Je me souviens sans cesse du passé, dont le présent et l’avenir ne me consolent point : voilà un champ bien ample pour exercer un cœur aussi tendre et aussi peu fortifié que le mien. J’ai fait mille fois réflexion à ces bonnes dames qui ont fait leur devoir de leur goût. La Troche a si bien repétri et refagoté sa fortune, qu’elle s’est établie dans cette bonne ville, y faisant le siège de son empire, et le lieu de toutes ses affaires : elle a établi son fils à la cour[1] contre vent et marée, et se fait un attachement d’être auprès de lui. Pour la Marbeuf, elle avoit un peu commencé du temps de son mari, et elle ne se contraint plus présentement : elle va louer une maison pour cent ans, et baise très-humblement les mains à la pauvre Bretagne[2]. Et vous, ma chère fille, qui êtes née et élevée dans ce pays-là[3], vous que j’ai toujours aimé et souhaité 1675d’avoir près de moi, voyez quel orage vous jette au bout du monde. Quand on veut achever sa lettre, il faut passer vite sur cet endroit, et reprendre des forces, dans l’espérance de quelque changement. Nous avons des visions, d’Hacqueville et moi, qui sont très-bonnes ; ce n’est pas ici le temps de vous les écrire.

Venons aux malheurs de cette province : tout y est plein de gens de guerre. Il y en aura à Vitré, malgré la princesse : Monsieur l’appelle sa bonne, sa chère tante ; je ne trouve pas qu’elle en soit mieux traitée. Il en passe beaucoup par la Guerche[4], qui est au marquis de Villeroi, et il s’en écarte qui vont chez les paysans, les volent et les dépouillent. C’est une étrange douleur en Bretagne que d’éprouver cette sorte d’affliction, à quoi ils ne sont pas accoutumés. Notre gouverneur a une amnistie générale : il la donne d’une main ; et de l’autre, huit mille hommes, qu’il commande comme vous : ils ont leurs ordres. M. de Pommereuil[5] vient : nous l’attendons tous les jours ; il a l’inspection de cette petite armée, et pourra bientôt se vanter d’y joindre un assez beau gouvernement : c’est le plus honnête homme et le plus bel esprit de la robe ; il est fort de mes amis ; mais je doute qu’il soit aussi bon à l’user que votre intendant[6], que vous avez si bien apprivoisé ; je crains qu’on ne le change. Je ne puis vous mander aujourd’hui des nouvelles de Languedoc, comme vous en souhaitez ; contentez-vous de celles de Guienne : je trouve qu’ils sont bien protégés, et qu’on s’adoucit fort pour eux ; nous ne sommes pas si heureux : nos protections, si nous en avions, nous 1675feroient plus de mal que de bien, par la haine de deux hommes. Je crois que nous ne laisserons pas de trouver, ou du moins de promettre toujours les trois millions, sans que notre ami[7] soit abîmé ; car il s’est coulé une affection pour lui dans les états, qui fait qu’on ne songe qu’à l’empêcher de périr. Il me semble qu’en voilà assez pour ce chapitre.

Je suis aise que vous ne soyez point retournée à Grignan : c’est de la fatigue et de la dépense ; cette sagesse et cette règle, dont le bien Bon vous rend mille grâces, ont empêché ce mouvement. Mandez-moi si les petits enfants ne viennent pas vous trouver. Nous avons ici un temps admirable ; nous faisons des allées nouvelles d’une grande beauté. Mon fils nous amuse, et nous est très-bon : il prend l’esprit des lieux où il est, et ne transporte rien de la guerre ni de la cour dans cette solitude, que ce qu’il en faut pour la conversation ; et quand il ne pleut point, nous sommes bien moins à plaindre qu’on ne pense de loin ; le temps que nous avons destiné ici passera comme un autre. Ma lettre n’a pas été jusqu’à M. de Louvois ; tout se passe entre Lauzun et nous : s’il veut prendre le guidon, nous offrons un léger supplément ; s’il veut vendre sa charge entière, contre toute sorte de raison, qu’il cherche un marchand de son côté, comme nous du nôtre : voilà tout.

J’ai écrit au chevalier, pour m’affliger avec lui de ce qu’il ne m’a pas trouvée à Paris : nous ferions de belles lamentations sur notre société de l’année passée, et nous repleurerions fort bien M. de Turenne. Je ne sais quelle idée vous avez de la princesse[8] ; elle n’est rien moins 1675 qu’Artémise ; elle a le cœur comme de cire, et s’en vante, disant assez plaisamment qu’elle a le cœur ridicule : cela tombe sur le général, mais le monde en a fait des applications particulières ; j’espère que je mettrai des bornes à cette ridiculité par tous les discours que je fais, comme une innocente, de l’horreur qu’il faut avoir pour les femmes qui poussent cette tendresse un peu trop loin, et du mépris que cela leur attire : je dis des merveilles, et l’on m’écoute, et l’on m’approuve tout autant que l’on peut. Je crois y être obligée en conscience[9], et je veux avoir l’honneur de la redresser.

Ce que vous dites sur Fidèle[10] est fort plaisant et fort joli : c’est la vraie conduite d’une coquette, que celle que j’ai eue. Il est vrai que j’en ai la honte, et que je m’en justifie, comme vous avez vu ; car il est certain que j’aspirois au chef-d’œuvre de n’avoir aimé qu’un chien, malgré les Maximes de M. de la Rochefoucauld[11], et je suis embarrassée de Marphise ; je ne comprends pas ce qu’on en fait ; quelle raison lui donnerai-je ? Cela jette insensiblement dans les menteries ; tout au moins, je lui conterai bien toutes les circonstances de mon nouvel engagement : enfin, c’est un embarras où j’avois résolu de ne me jamais trouver : c’est un grand exemple de la misère humaine ; ce malheur m’est arrivé par le voisinage de Vitré.

Je suis lasse à mourir de la fadeur des nouvelles : nous avons bien besoin de quelque événement, comme vous 1675dites, aux dépens de qui il appartiendra ; puisque ce ne peut plus être la mort de M. de Turenne, vogue la galère Vous me dites des choses admirables : je les lis, je les admire, je les crois, et tout de suite vous me mandez qu’il n’y a rien de plus faux ; je reconnois bien le style et le bavardage des provinces. Vous jugez superficiellement de celui qui gouverne celle-ci, quand vous croyez que vous feriez de même ; non, vous ne feriez point comme il a fait, le service du Roi même ne le voudroit pas. Ah, que vous aviez bon esprit l’hiver passé ! ce n’est point ici le temps de penser aux députations ; faisons la paix, et puis nous penserons à tout.

Pour la religion des Juifs, je le disois en lisant leur histoire : Si Dieu m’avoit fait la grâce d’y être née[12], je m’y trouverois mieux qu’en nulle autre, hormis la bonne ; je la trouve magnifique : vous devez l’aimer encore plus par cette année de repos[13] et de robes de chambre, où vous seriez un exemple de piété : jamais sabbat n’auroit été mieux observé dans votre grand fauteuil.

Rippert a reçu les Essais de morale ; il y a plusieurs traités[14], et surtout un qui me plaît plus que les autres : vous le devinerez. Je suis ravie de votre bonne santé et de votre beauté ; car je vous aime toute. Cette pommade vient de votre petite femme, à qui vous l’avez demandée : vous vous en êtes toujours bien trouvée[15] ; mais 1675dans un autre pays, la pommade est trop engraissante. Je vous souhaite souvent à l’air de ces bois, qui nourrit le teint comme à Livry, hormis qu’il n’y a point de serein, et que l’air est admirable : nous y parlons souvent de vous ; mais, ma fille, nous ne vous y voyons pas, ni vous nous ; c’est ce qui est assurément bien cruel : je ne m’accoutumerai jamais à cet horrible éloignement. Le bien Bon vous loue fort de votre habileté et du soin que vous avez de payer vos arrérages : c’est tout, c’est la loi et les prophètes. Puisque M. de Grignan est si sage, je l’embrasse malgré sa barbe ; elle est bien quelquefois comme la cour de Monsieur, et celle de votre petit frère[16] s’en veut mêler aussi. Je plains la pauvre Montgobert ; mandez-m’en toujours des nouvelles, et de votre jeu. Il me semble que je vous vois, avec vos petits doigts, tirer des primes ; tous ces temps sont derrière nous : il faut en revenir à dire que le bien et le mal font le même chemin ; mais ils nous laissent de différents souvenirs. Vous avez fait un dîner de grand appareil : où étois-je ? car je connois tout ; toutes les grandeurs étoient bien rassemblées[17]. Vous dites des merveilles sur le mariage du petit prince et de la maréchale[18] : il est vrai que la disproportion étoit grande : mais que savez-vous s’il en est échappé ? En vérité, vous n’avez pas besoin de mes lettres pour écrire ; vous discourez fort bien sans avoir un thème. Vous me ravissez de me parler de la vivacité de la Pantoufle[19] : vos réflexions sont admirables sur le passé, 1675et sur cet écueil qu’elle trouve sur la fin de sa vie ; cela doit faire trembler ; assurément la tête de leurs chevaux se heurtera, en arrivant à Paris chacun de son côté. Il en faut revenir à Solon : « Nulle louange avant la mort[20]. » Cela est bien contraignant pour moi, qui aime à louer ce qui est louable : le moyen d’attendre ? j’irai toujours mon train, quitte à changer quand on changera. Adieu, ma très-chère et très-aimable : vous ne sauriez être plus parfaitement aimée que vous l’êtes de moi.



  1. LETTRE 476. — François de la Troche (voyez tome III, p. 122) était entré dans les gardes du corps. Il figure dans l’État de la France de 1676 comme un des deux enseignes du maréchal de Rochefort (quatrième capitaine des gardes), de service au trimestre d’octobre. Il fut plus tard lieutenant des chevau-légers du Dauphin. — Deux lignes plus haut, l’édition de 1754 porte : « dans cette bonne ville de Paris. »
  2. Voyez la Notice, p. 196.
  3. L’édition de 1754 donne « dans ce pays. » Ce pays-là, qui est la leçon de 1734, s’entend naturellement de Paris et lève une des difficultés dont il est parlé dans la note de la p. 37 de la Notice. — Voyez tome III, p. 265 et 325.
  4. Dans le département d’Ille-et-Vilaine, à six lieues au sud de Vitré.
  5. Voyez ci-dessus, p. 258, note 2, et plus loin, p. 284.
  6. Rouillé de Mêlai.
  7. D’Harouys. Voyez Walckenaer, tome V, p. 186 et suivantes.
  8. La princesse de Tarente. Elle avait perdu son mari le 14 septembre 1672.
  9. « Je me crois obligée en conscience à lui parler sur ce ton-là. » (Édition de 1754.)
  10. C’est le petit chien dont il est parlé ci-devant (p. 229), lettre du 13 novembre. (Note de Perrin.)
  11. « On peut trouver des femmes qui n’ont jamais eu de galanterie ; mais il est rare d’en trouver qui n’en aient jamais eu qu’une. » (La Rochefoucauld, maxime LXXIII ; dans l’édition de 1665, c’est la maxime LXXXIII, et on y lit deux fois fait au lieu de eu.)
  12. C’est à propos d’un mot de M. de R***, qui avoit dit : « Si Dieu m’eût fait la grâce d’être né Turc, je mourrois Turc. » (Note de Perrin, 1754.)
  13. Allusion à cette loi de Moïse : « La septième année, ce sera le sabbat de la terre et du repos du Seigneur. Vous ne sèmerez point votre champ, et vous ne taillerez point votre vigne. » (Lévitique, chap. xxv, v. 4.)
  14. Voyez ci-dessus, p. 231, notes 13 et 14 ; et plus bas, p. 277.
  15. « Vous vous en êtes toujours bien trouvée en Provence. » (Édition de 1754.)
  16. « Et la barbe de votre petit frère. » (Édition de 1754.)
  17. « Je vois d’ici toutes les grandeurs bien rassemblées. » (Ibidem.)
  18. Voyez ci-dessus, p. 246, la note 4 de la lettre du 24 novembre précédent.
  19. Il y a apparence que c’est la marquise de Soliers. (Note de l’édition de 1818.) Voyez tome III, p. 347, la lettre du 19 novembre 1673.
  20. Voyez dans le Ier livre d’Hérodote, chap. xxx et suivants, l’entretien de Solon et de Crésus.