Lettre du 8 décembre 1675 (Sévigné)





475. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES
DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 8e décembre.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ.

Je suis bien fâchée aujourd’hui, ma pauvre bonne : j’attendois deux de vos paquets par ce dernier ordinaire, et je n’en ai point reçu du tout. Quand les postes tarderoient, comme je le crois bien présentement, j’en devrois toujours avoir reçu un ; car je ne compte jamais que vous m’ayez oubliée. Cette confiance est juste, et je suis 1675assurée qu’elle vous plaît ; mais comme les pensées noires voltigent assez dans ces bois ici, j’ai voulu être en peine de vous ; mais le bon abbé m’assure[1] que vous m’auriez fait écrire ; je ne veux point demeurer sur cette crainte : elle est trop insupportable ; je veux me prendre à la poste de tout, quoique je ne comprenne rien à l’excès de ce déréglement, et espérer demain de vos nouvelles : je les souhaite avec l’impatience que vous pouvez vous imaginer.

D’Hacqueville est enrhumé avec la fièvre ; j’en suis en peine ; car je n’aime la fièvre à rien : on dit qu’elle consume[2], mais c’est la vie. Quoiqu’on dise les d’Hacquevilles, il n’y en a en vérité qu’un au monde comme le nôtre. N’a-t-il point déjà commencé de vous parler d’un voyage incertain que le Roi doit faire en Champagne ou en Picardie ? Depuis que ses gens, pour notre malheur, ont commencé à mettre au jour[3] une nouvelle de cet agrément, c’est pour trois mois ; il faut voir aussi ce que je fais de cette feuille volante qui s’appelle les nouvelles[4]. Pour sa lettre elle est tellement pleine de mon fils, et de ma fille, et de notre pauvre Bretagne, qu’il faudroit être dénaturée pour ne se pas crever les yeux à la déchiffrer[5]. M. de Lavardin est mon résident aux états ; il m’instruit 1675de tout ; et comme nous fichons[6] quelquefois de l’italien dans nos lettres, je lui avois mandé, pour lui expliquer mon repos et ma paresse ici :

D’ogni oltraggio e scorno
La mia famiglia e la mia gregge illesa
Sempre qui fu, nè strepito di Marte
Turbò ancor questa remota parte .
[7]

À peine ma lettre a-t-elle été partie, qu’il est allé à Vitré huit cents cavaliers, dont la princesse est bien mal contente. Il est vrai qu’ils passent ; mais ils vivent, ma foi, comme dans un pays de conquête, nonobstant notre bon mariage avec Charles VIII et Louis XII[8]. Les députés sont revenus de Paris. Monsieur de Saint-Malo, qui est Guémadeuc, votre parent, et sur le tout une linotte mitrée[9], comme disoit Mme de Choisy, a paru aux états, 1675transporté et plein des bontés du Roi, et surtout des honnêtetés particulières qu’il a eues pour lui, sans faire nulle attention à la ruine de la province, qu’il a apportée agréablement avec lui[10]. Ce style est d’un bon goût à des gens pleins de leur côté du mauvais état de leurs affaires. Il dit que Sa Majesté est contente de la Bretagne et de son présent, qu’il[11] a oublié le passé, et que c’est par confiance qu’il envoie ici huit mille hommes, comme on envoie un équipage chez soi quand on n’en a que faire. Pour M. de Rohan, il a des manières toutes différentes, et qui ont plus de l’air d’un bon compatriote. Voilà nos chiennes de nouvelles ; j’ai envie de savoir des vôtres, et ce qui sera arrivé de votre procureur du pays. Vous ne devez pas douter que les Jansons n’aient écrit de grandes plaintes à M. de Pompone. Je crois que vous n’aurez pas oublié d’écrire aussi, et à Mme de Vins, qui s’étoit mêlée d’écrire pour Saint-Andiol[12]. C’est d’Hacqueville qui doit vous servir et vous instruire de ce côté-là. Je vous suis inutile à tout in questa remota parte[13] : c’est un de mes plus grands chagrins. Si jamais je puis me revoir à portée de vous être bonne à quelque chose, vous verrez comme je récompenserai le temps perdu.

Adieu, ma très-chère et très-aimée bonne, je vous souhaite une très-parfaite santé : c’est le vrai moyen de conserver la mienne, que vous aimez tant ; elle est très-bonne. Je vous embrasse très-tendrement, et vous dirois combien mon fils est aimable et divertissant ; mais le voilà, il ne faut pas le gâter.

DE CHARLES DE SÉVIGNÉ.

JE n’aurois rien à vous dire, ma petite sœur, après tout ce que je vous ai mandé il y a trois jours, si nous n’avions passé l’après-dînée avec Mlle du Plessis, qui est toujours charmante et divine. L’illustre fille dont j’ai à vous entretenir a quelque chose de si étrangement beau et de si furieusement agréable, qu’elle peut aller de pair avec l’aimable Tisiphone. Une lèpre qui lui couvre la bouche est jointe à cette prunelle qui fait souhaiter[14] un parasol au milieu des brouillards, et tout son désespoir c’est que cela l’empêche de baiser ma mère à tous les quarts d’heure du jour ; elle a eu une manière de peste sous le bras qui l’a retenue longtemps chez elle : je me 1675suis laissé dire que les Rochers n’en valoient pas moins. Présentement nous sommes dans l’espérance qu’elle aura la fièvre quarte : elle nous en faisoit ses plaintes aujourd’hui, qu’elle recommençoit à tout moment pour attirer notre compassion. Elle nous a voulu montrer la force de son esprit, en se montrant toute résolue à passer son hiver et n’avoir que deux jours de santé et un de maladie. Pour nous, nous nous sommes jugés en même temps attaqués de la fièvre double-tierce, et nous sommes assez fâchés de prévoir que nous aurons, par ce moyen, deux jours de maladie contre un de santé. Du reste, les Rochers sont assez agréables. Ma mère continue à signaler ses bontés pour cette maison, en y faisant des merveilles. Le bien Bon a aligné des plants toute cette après-dînée : la chapelle est faite[15] ; on y dira la messe dans huit jours. Dieu nous conserve, ma pauvre sœur, une si bonne mère et un si bon oncle ! Je ne vous dis rien de ma charge : tout ira bien à force de mal aller. Je vous embrasse mille fois, et M. de Grignan aussi, que j’aime et honore parfaitement. Ma mère vient de s’écrier : « Ah mon Dieu ! je n’ai rien dit à ce matou ; » je ne sais de qui elle parle, mais elle m’a dit après : « Mon fils, faites mes compliments à M. de Grignan. »



  1. LETTRE 475 (revue en partie sur une ancienne copie). — Tel est le texte de l’édition de la Haye (1726). Celle de Rouen porte : « mais le bon abbé m’assurant. je ne veux point, etc. » Dans celle de 1754, la seule de Perrin qui donne cette lettre, on lit : « mais le bon abbé et mon fils m’assurent. je ne veux point, etc. »
  2. Dans l’édition de Rouen : « qu’elle consomme. »
  3. C’est le texte de l’impression de la Haye (1726) ; dans celle de Rouen, de la même année, il y a simplement : « mettre une nouvelle ; » dans l’édition de Perrin (1754) : « Depuis que pour notre malheur une nouvelle de cet agrément est répandue, etc. »
  4. Voyez les lettres des 16 et 23 octobre précédents, p. 183 et 198.
  5. L’écriture de M. d’Hacqueville étoit de la plus grande difficulté. (Note de Perrin.)
  6. Dans l’édition de 1754 : « nous mêlons. »
  7. Voyez au chant VII de la Jérusalem délivrée l’arrivée d’Erminie chez les pasteurs du Jourdain. À la question d’Erminie l’un d’eux répond (stance viii) : « Ma famille et mon troupeau ont toujours été ici à l’abri de tout outrage et de tout affront, et le fracas des armes n’a pas encore troublé ce séjour écarté. » — Nous avons reproduit le texte des deux impressions de 1726. Il y a dans le Tasse, dont le texte n’offre ici de variantes dans aucune édition, quelques différences tant de mots que de construction :

    D’ogni oltraggio e scorno
    La mia famiglia e la mia greggia illese
    Sempre qui fur, nè strepito di marte
    Ancor turbò questa remota parte.

    Dans les éditions de 1726, cette citation est imprimée comme de la prose.
  8. Lors de la réunion de la Bretagne à la France par le mariage d’Anne de Bretagne avec Louis XII, tous les priviléges de la province furent confirmés par lettres données à Nantes au mois d’août de l’an 1532.
  9. Dans le manuscrit : « une lignotte. » — Le cardinal de Retz appelait de même l’évêque de Beauvais’(Auguste Potier de Blanemesnil) une bête mitrée. Voyez ses Mémoires, tome I, p. 92.
  10. Quelque temps avant son voyage à Paris, l’évêque de SaintMalo écrivait à Colbert (à la date du 28 août 1675) : « Vous êtes, Monsieur, si bien averti par M. le duc de Chaulnes du bon état qu’a déjà produit l’arrivée des troupes du Roi en basse Bretagne, qu’il seroit inutile de vous en faire ici tout le détail ; mais je me sens obligé de vous dire qu’après les furies de ce peuple barbare et les mauvaises intentions qui vous ont paru en bien d’autres esprits et cantons de cette province, si les châtiments ne sont sévères et les exemples un peu forts, tandis qu’on a la force en la main, il est à craindre qu’après le retour des troupes, l’humeur séditieuse ne reprenne bien des gens, quand il sera question de faire exécuter les édits et faire faire la levée des francs fiefs et autres taxes sur les officiers. » (Correspondance administrative sous Louis XIV, tome I, p. 550.)
  11. Il (c’est le texte du manuscrit et de Perrin), comme si le sujet n’était pas Sa Majesté, mais le Roi. Les éditions de 1726 portent : « elle a oublié, » et à la ligne suivante : « on envoie. »
  12. Beau-frère du comte de Grignan. Voyez tome II, p. 116, note 13, et la lettre du 9 décembre 1676.
  13. « Dans ce pays reculé. » — Voyez les derniers mots des vers italiens cités un peu plus haut (p. 265) :
    xxxxxxxxx Nè strepito di marte
    Ancor turbò questa remota parte.
  14. Dans l’édition de Rouen (1726) : « Je vous souhaite très-parfaite santé. »
  15. Cette chapelle, de forme octogone et surmontée d’une petite coupole, a été parfaitement conservée. (Note de l’édition de 1818.)