Lettre du 15 décembre 1675 (Sévigné)





477. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES
DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 15e décembre.
DE MADAME DE SÉVIGNÉ.

AH ! ma bonne, que je viens bien de me promener dans l’humeur de ma fille ! il n’est point question en ce pays de celle de ma mère[1]. Je viens de ces bois ; vraiment ces allées sont d’une beauté à quoi je ne m’accoutume point[2]. Il y en a six que vous ne connoissez point du tout, mais celles que vous connoissez sont fort embellies par la beauté du plant. Le mail est encore plus beau que tout le reste, et c’est l’humeur de ma fille. Il fait présentement doux et sec ; j’y suis demeurée au delà de l’entre 1675chien et loup, mais c’est parce qu’aujourd’hui il ne passe point de troupes ; car quand il en vient à Vitré, on m’oblige, contre mon gré, à me retirer une heure plus tôt. C’est là ma très-chère, où j’ai bien le loisir de vous aimer ; je comprends très-bien que vous ne l’avez pas toujours ; il en faut jouir quand on peut ; vous êtes au milieu de mille choses qui empêchent fort qu’on ne puisse trouver sa tendresse à point nommé ; mais il est vrai, ma bonne, que trois jours après vous réparez bien cette suspension[3] ; il me paroît que vous vous acquittez bien de votre promesse de m’aimer une autre fois ; vous en aviez tout le temps et je vous assure que vous m’aimez beaucoup.

Je suis ravie que vous ayez Roquesante ; c’est, sans offenser tout le reste, le plus honnête homme de Provence, et dont l’esprit et le cœur sont les plus dignes de votre amitié : vous m’avez fort obligée de lui faire mes compliments, sans attendre trois semaines ; il y a des choses sur quoi on peut répondre aisément. Ne manquez pas aussi de faire encore une très-respectueuse révérence pour moi à votre très-digne cardinal[4] : Dieu le conserve encore cent ans ! je crois qu’il a bien été de ceux qui ont recloué le chapeau[5] sur la tête du nôtre.

Vous m’étonnez en me disant que mes lettres sont bonnes ; je suis ravie qu’elles vous plaisent ; vous savez comme je suis là-dessus : je ne vous dis rien.des vôtres, de peur de faire mal au gras des jambes du gros abbé[6] ; 1675mais sans cela je saurois bien qu’en dire : je vous en montrerai, et vous en jugerez. Vous croyez bien aisément que je ne souhaite rien avec tant de passion que de raccommoder Fontainebleau avec moi : je ne saurois encore soutenir la pensée du mal qu’il m’a fait[7], et vous êtes bien juste, quand vous croyez que mon amitié n’est jamais moins forte que ce jour-là, quoiqu’elle ne fasse pas tant de bruit.

Vous avez donc eu cet abbé de la Vergne[8], et les Essais de morale ; ceux que je vous envoie arrivent à peu près aussi diligemment que nos réponses. Le traité de tenter Dieu me paroît le plus utile, et celui de la ressemblance de l’amour-propre et de la charité, le plus lumineux, pour parler leur langage[9] ; mandez-m’en votre avis et toujours beaucoup de vos nouvelles. Je vous trouve bien à votre aise dans votre chaise ; il ne seroit question que de voir entrer quelqu’un qui ne fût point à Aix. Hélas ! vous souvient-il de tout ce qui entroit l’hiver passé ? Vous avez touché bien droit à ce qui fait mon indifférence pour mon retour : elle est telle que sans les affaires que nous avons à Paris, je ne verrois aucun jour que je voulusse prendre plutôt qu’un autre pour quitter cet aimable désert ; mais plusieurs raisons 1675nous font résoudre de prendre nos mesures, en sorte que nous arrivions à Paris au commencement du carême : c’est le vrai temps pour plaider, et je suis à peu près comme la comtesse de Pimbêche[10]. J’espère que tout ira bien. Puisque vous voulez savoir la suite de l’affaire que j’ai avec Mesneuf[11], c’est qu’il est au désespoir que nous lui ayons donné une haute justice, parce qu’il n’a plus de prétexte pour ne pas achever de me payer ; il avoit compté sur une remise de cinq ou six mille francs, qui s’évanouit par ce papier ; mais c’est à l’abbé à qui j’ai encore cette obligation, car Vaillant[12] l’avoit dans ses mains et n’en connoissoit pas la vertu : c’est qu’il est écrit que je dois avoir toutes sortes d’obligations au bien Bon. J’attends la fin de cette petite affaire : c’est un plaisir de voir les convulsions de la mauvaise foi, qui ne sait plus où se prendre, et qui est abandonnée de tous ses prétextes.

Je ne comprends rien à mon Berbisy ; il me mande positivement qu’il vous a envoyé des moyeux[13] : je m’en vais lui écrire, car j’aime bien les voir gober à M. de Grignan. Je l’embrasse pendant que le voilà : quand ce seroit le troisième jour de sa barbe épineuse et cruelle, 1675on ne peut pas s’exposer de meilleure grâce. J’avois bien résolu de traiter le chevalier de la même sorte, mais je crains bien que nous n’ayons que son régiment. J’avois dessein de vous dire que si je le retenois ici, je le mangerois de caresses ; mais vous me le dites, je n’ai qu’à vous avouer que vous avez raison, et que j’aimerois fort à le voir ici : pourvu qu’il ne plût point à verse, je suis assurée qu’il ne s’y ennuieroit pas.

Parlez-moi, ma chère petite, de votre jeu, de votre santé ; je n’ai point été longtemps en peine de votre rhume : ce ne fut pas l’ordinaire d’après que la poste me manqua. J’ai reçu depuis huit jours quatre paquets, deux à la fois ; il ne s’en perd aucun pour le dérangement, il faut s’y rendre[14]. Ne mandez point à Paris que je n’irai pas sitôt : ce n’est pas que je craigne que quelqu’un se pende ; mais c’est que je ne veux pas donner cette joie à Mirepoix[15].

Adieu, ma chère enfant ; vous ne sauriez vous tromper, quand vous croyez que je vous aime de tout mon cœur. Voilà le petit frater qui va vous dire ce que je fais les jours maigres, et comme on a dit aujourd’hui la première messe dans notre chapelle ; car quoiqu’il y ait quatre ans qu’elle soit bâtie, elle étoit dénuée de tout ce qui pouvoit la mettre en état de s’en servir.

Le bien Bon vous aime, et vous conjure d’être toujours habile, comptante, calculante et supputante, car c’est tout : et qu’importe d’avoir de l’argent, pourvu qu’on sache seulement combien il est dû ? Vos fermiers font bien mieux leur devoir que les nôtres ; vous payez vos arrérages mieux qu’aucune personne de la cour : c’est ce qui fait un grand honneur et un grand crédit. Je m’ennuie de n’entendre point parler du mariage de votre belle-fille. M. d’Ormesson marie son fils[16] à une jeune veuve, afin qu’il n’y en ait pas deux ensemble ; je vous manderai quand il faudra lui écrire. Nos états sont finis ; il nous manque neuf cent mille francs de fonds : cela me trouble, à cause de M. d’Harouys. On a retranché toutes les pensions et gratifications à la moitié. M. de Rohan n’osoit, dans la tristesse où est cette province, donner le moindre plaisir ; mais Monsieur de Saint-Malo, linotte mitrée[17], âgé de soixante ans, a commencé…. vous croyez que c’est les prières de quarante heures ; c’est le bal à toutes les dames, et un grand souper: ç’a été un scandale public. M. de Rohan, honteux, a continué, et c’est ainsi que nous chantons en mourant, semblables au cygne ; car mon fils le dit. Où il l’a lu ? c’est sur la fin de Quinte-Curce.

DE CHARLES DE SÉVIGNÉ.

Ma tante de Biais[18] m’a appris cette érudition ; mais elle ne m’a pas appris ce que je fis hier, dont je vais vous rendre compte. Vous savez, ou du moins vous vous doutez que je ne passe pas ma vie aux Rochers, et ainsi que toutes les histoires du pays me sont extrêmement 1675familières[19]. Il vint donc une grande assemblée de recteurs[20] pour assister à la cérémonie de notre chapelle. M. du Plessis[21] étoit parmi. Je crus qu’il étoit à propos de parler des gens du métier, et je commençai par demander des nouvelles de M. de Villebrune[22]. On me dit qu’il étoit réfugié en basse Bretagne, et qu’il avoit perdu son bénéfice. Là-dessus me voilà à prendre la parole, et à dire[23] que je m’étois bien douté qu’il ne le garderoit guère, et qu’il se trouveroit bientôt quelque drôle éveillé qui le lui ôteroit, et puis je me mets sur la friperie de Villebrune ; j’assure que des capucins m’en ont parlé d’une étrange manière ; que sa vie rendoit croyable tout ce qu’on m’en avoit dit, et qu’un compère qui avoit jeté le froc aux orties ne devoit pas être de trop bonnes mœurs. Ce beau discours faisoit deux fort bons effets : le premier, c’est que l’abbé du Plessis est ce drôle éveillé qui par une ingratitude horrible a fait perdre le bénéfice à Villebrune ; et le second, c’est que le recteur de Bréal[24], qui faisoit la cérémonie, a été capucin lui-même : ainsi mes paroles étoient une épée tranchante à deux côtés, selon les paroles de l’Apocalypse[25], dont je ne croyois pas que la lecture dût jamais produire cet effet en moi. Autre érudition : vendredi dernier étoit le premier jour 1675maigre que j’avois passé ici, et je demandai jeudi au soir à ma mère : « Madame, comment faites-vous les vendredis ? — Mon fils, je prends une beurrée, et je chante. » Ce qu’il y a de bon ou de mauvais, c’est que cela est au pied de la lettre.

Ma mère vous conseille d’écrire un mot à Mme de la Fayette, sur l’abbaye[26] que le Roi lui a donnée depuis peu. Elle l’en alla remercier mercredi dernier : Sa Majesté reçut son compliment avec beaucoup d’honnêteté ; elle lui embrassa les genoux avec la même tendresse, qui lui fit verser des larmes pour le péril que Monsieur le Duc devoit courir dans cinq ou six mois[27]. Elle vit Mme de Montespan ; M. du Maine lui parla, et tant de prospérités ont valu à ma mère une lettre de deux pages[28] : voici qui est un peu Ravaillac.

Adieu, ma petite sœur, aimez-moi toujours un peu, et obtenez-moi la même grâce de M. de Grignan : dites-lui que je l’honore, que je l’aime, et que ne pouvant l’imiter par les qualités aimables, je tâche au moins à faire en sorte que ma barbe ressemble à la sienne, autant qu’il est en mon pouvoir ; trop heureux si je pouvois lui donner la couleur du corbeau, qui le fait paroître à vos yeux et aux miens un parfait Adonis.

La divine Plessis est toujours malade ; c’est aujourd’hui le jour de notre accès : plaignez-nous, car il doit être long ; peut-être qu’il commencera dès dix heures. Nous avons eu tous ces derniers jours, en sa place, une petite personne fort jolie[29], dont les yeux ne nous faisoient point souvenir de ceux de la Divine. Nous avons remis, par son moyen, le reversis sur pied, et au lieu de biguer[30], nous disons bigler. J’espère que le plaisir de dire aujourd’hui cette sottise devant la Plessis, nous consolera de sa présence : elle vous salue avec sa roupie ordinaire. Après la cérémonie, pour vous montrer la vieillesse et la capacité de la petite personne qui est avec nous, c’est qu’elle nous vient d’assurer que le lendemain de la veille de Pâques étoit un mardi ; et puis elle s’est reprise, et a dit : « C’est un lundi ; » mais comme elle a vu que cela ne réussissoit pas, elle s’est écriée : « Ah ! mon Dieu ! que je suis sotte ! c’est un vendredi. » Voilà où nous en sommes. Si vous aviez la bonté de nous mander quel jour vous croyez que c’est, vous nous tireriez d’une grande peine.

Si vous trouvez quelque embarras dans ces dates, c’est que ma mère vous écrivit hier au soir au sortir du mail ; et moi, je vous écris ce matin en y allant tuer des écureuils[31].



  1. LETTRE 477. — Voyez la Notice, p. 237 et 238, et la lettre du 21 juillet 1680.
  2. « Je viens de ce bois ; vraiment ces allées sont d’une beauté où je ne m’accoutume point. » (Édition de la Haye.) — L’impression de 1754 porte agrément, au lieu de beauté.
  3. L’édition de 1754 porte distraction, au lieu de suspension, qui est la leçon de l’impression de la Haye.
  4. Jérôme Grimaldi, archevêque d’Aix. (Note de Perrin.) Voyez tome II, p. 166, note 5.
  5. L’édition de la Haye porte : « qui ont bien relevé le chapeau. » Deux lignes plus bas, elle a vaine, au lieu de ravie.
  6. Nous avons déjà vu plus haut, p. 181, cette façon de parler de l’abbé de Pontcarré.
  7. Mme de Sévigné s’y était séparée de sa fille le 24 mai 1675. Voyez tome III, p. 455, note 4 ; voyez aussi la lettre du 28 mai 1676.
  8. Pierre de la Vergne de Tressan, d’une ancienne et noble famille du Languedoc, naquit en 1618. Il abjura, à l’àge de vingt ans, la religion réformée, entra dans les ordres, et s’attacha à l’évêque d’Aleth, Nicolas Pavillon. Il se consacra aux missions, et convertit un grand nombre de protestants dans le Languedoc, les Cévennes, la Provence et le Dauphiné. La dernière de ses missions fut celle que lui confia le cardinal de Grimaldi dans la ville et le diocèse d’Aix. Il se noya en passant le Gardon en litière, le 5 avril 1684. Voyez les lettres du 26 août 1676 et du 17 novembre 1688.
  9. Voyez tome II, p. 375, et note 9.
  10. Allusion au passage suivant des Plaideurs (acte I, scène VII)
    CHICANEAU.

    Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage.

    LA COMTESSE (de Pimbêche).

    Hé, quelque soixante ans.

    CHICANEAU.

    xxxxxxxxxxxxxxxx Comment ! c’est le bel âge
    Pour plaider.


    — Les mots suivants : « Tout ira bien, » font penser à la scène vi du IIe acte de la même pièce, où ils se trouvent trois fois dans neuf vers « Cela va bien…. Tout va bien…. Tout ira bien…. »

  11. Voyez tome III, p. 411, et ci-dessus, p. 251, note 5.
  12. Régisseur des Rochers.
  13. Voyez la lettre du 22 décembre au président de Berbisey, p. 295.
  14. C’est le texte des impressions de 1726. Dans l’édition de 1754, la seule de Perrin qui donne cette phrase, il y a résoudre, au lieu de rendre.
  15. À la place de ce nom propre, que donnent les éditions de 1726, on lit dans les deux de Perrin : « à qui vous savez. »
  16. André le Fèvre d’Ormesson, conseiller au grand conseil en 1671, maître des requêtes en 1676, commissaire de la chambre ardente en 1679, et intendant de Lyon en 1682, épousa, le 15 février 1676, Éléonore le Maître, veuve de François Leroy, conseiller au parlement, morte en 1681. Il mourut à Lyon en 1684. — Sur son père, Olivier le Fèvre d’Ormesson, voyez tome I, p. 448, note 6.
  17. Voyez la lettre du 8 décembre précédent, p. 265.
  18. Voyez tome I, p. 381, note 2, et le commencement de la lettre du 9 juin 1680.
  19. C’est le texte de 1726. Dans les éditions de Perrin : « ne me sont pas extrêmement familières. »
  20. « Recteur signifie en Bretagne et dans quelques autres provinces un curé qui gouverne une paroisse. Dans ces endroits où le curé d’une paroisse s’appelle recteur, on donne le nom de curé à celui qu’on appelle ailleurs vicaire. » (Dictionnaire de Trévoux.)
  21. L’abbé du Plessis était-il de la famille du Plessis d’Argentré ?
  22. Ce Villebrune, après avoir été capucin, se fit médecin. Mme de Sévigné l’aimait beaucoup en cette dernière qualité. Il faut voir sur son bénéfice la lettre du 3 juillet 1676. (Note de l’édition de 1818.)
  23. « Et à dire » manque dans les éditions de 1726.
  24. Paroisse située à une lieue des Rochers.
  25. Chapitre 1er, verset 16.
  26. Voyez la lettre du 1er  décembre précédent, p. 255, note 6.
  27. Il y a jours, au lieu de mois, dans l’édition de la Haye (1726).
  28. Il ne fallait rien moins que toutes ces prospérités pour déterminer Mme de la Fayette à écrire une lettre aussi longue. Elle écrivait à Mme de Sévigné, le 30 juin 1673 : « Je vous aimerai autant, en ne vous écrivant qu’une page en un mois, que vous, en m’en écrivant dix en huit jours. » (Note de l’édition de 1818.)
  29. Voyez tome II, p. 300, la fin de la note 19.
  30. Échanger, en termes de jeu.
  31. Si nous avions l’original des deux lettres, de la mère et du fils, nous trouverions sans doute en tête de l’une la date du samedi ; de l’autre, celle du dimanche.