Lettre de Saint-Évremond au comte de Grammont (« J’ai appris de M. le Maréchal de Créqui… »)

Lettre de Saint-Évremond au comte de Grammont (« J’ai appris de M. le Maréchal de Créqui… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 35-39).


IX.

LETTRE À M. LE COMTE DE GRAMMONT.
(1680.)
J’ai appris de M. le Maréchal de Créqui, que vous étiez devenu un des plus opulents Seigneurs de la cour[1]. Si les richesses qui amollissent le courage, et qui savent anéantir l’industrie, ne font pas de tort aux qualités de mon héros, je suis prêt à me réjouir du changement de votre fortune ; mais si elles ruinent les vertus du Chevalier, et le mérite du Comte, je me repens de n’avoir pas exécuté le dessein que j’ai eu tant de fois de vous tuer, pour assurer l’honneur de votre mémoire. Que j’aurais de chagrin, Monsieur le Comte, de vous voir renoncer au jeu, et devenir indifférent pour les dames ; de vous voir réserver de l’argent pour le mariage de votre fille ; aimer les rentes et parler du fonds de terre, comme d’une chose nécessaire à l’établissement des maisons ! Quel changement, si vous faisiez tant de cas du fonds de terre, après l’avoir abandonné si longtemps aux pies, aux corneilles et aux pigeons ! Quel changement, si vous aspiriez à devenir Monsieur le Baron de Saint-Meat, pour avoir la noblesse de Bigorre à votre lever, et entretenir vos voisins avec ce fausset heureux et brillant, qui gagne tous les cœurs de la Gascogne !

Ah ! Que deviendroit cette vie
Tant admirée et peu suivie ?

Que deviendroient tous les avantages que je vous ai donnés sur Salomon !

Ce grand Sage avec ses proverbes,
Avec sa connoissance d’herbes,
Et le reste de ses talens,
Sans bien, comme tu vis, n’eût pas vécu deux ans.

Beaux éloges, vous seriez effacés de la mémoire des hommes ! et, pour toute louange du Comte de Grammont, on entendroit dire aux Gascons et aux Béarnois : La maison de Monsieur le Comte va bien ; on y mange dans le vermeil de Monsieur de Toulongeon, et l’ordre y est excellent ; si les choses continuent, Mademoiselle de Grammont se fait un des bons partis de la Cour ! Sauvez-vous, Seigneur, de tout discours de cette nature : celui qui a soin des allouettes, aura soin de vos enfants. C’est à vous de songer à votre réputation et à vos plaisirs.

Devenez opulent, Seigneur, devenez riche ;
Mais ne vous donnez pas un languissant repos.
Vous pouvez n’être pas en amour un héros,
Que vous ne serez pas, comme un comte de Guiche.
On peut, on peut encore aujourd’hui vous aimer ;
Et, si jamais le temps, à tous inexorable,
Vous ôtoit les moyens de plaire et de charmer,
N’aimez pas moins, Seigneur, ce qui paroît aimable.
Salomon, après vous, ce sage incomparable,
Sur la fin de ses jours se laissoit enflammer,
Et plus il vieillissoit, plus ce feu secourable
Savoit le ranimer.
Waller qui ne sent rien des maux de la vieillesse,
Dont la vivacite fait honte aux jeunes gens,
S’attache à la beauté, pour vivre plus longtemps ;
Et ce qu’on nommeroit, en un autre, foiblesse,
Est en ce rare esprit une sage tendresse
Qui le fait resister à l’injure des ans.
Contre l’ordre du Ciel, je reste sur la terre ;
Et le charme divin
De celle qui me fait une éternelle guerre,
Arrête mon destin.
Du chagrin malheureux où l’âge fait conduire,
Les plus beaux yeux du monde ont droit de me sauver.
Un funeste pouvoir qui tâche à me détruire,
En rencontre un plus fort qui veut me conserver.
Mon corps tout languissant, ma triste et froide masse
Reçoit une chaleur qui vient fondre sa glace ;
Et la nature usée abandonnant mes jours,
Je vis sans elle encor par de nouveaux secours.
Je vis, et chez un autre est le fond de ma vie ;
Je ne suis animé que de feux empruntés ;
Ma machine ne va que par ressorts prêtés ;
Ma trame désunie
Se reprend et se lie
Par des esprits secrets qu’inspirent ses beautés.
N’enviez pas, Seigneur, ces innocentes aides
Que nous savons tirer de nos derniers désirs.
Les sentimens d’amour sont pour nous des remèdes,
Et pour vous des plaisirs.
Notre exemple, pour vous, n’est pas encore à suivre.
Par diverses raisons nous nous laissons charmer ;
Dans l’âge où je me vois, je n’aime que pour vivre :
Il vous reste du temps à vivre pour aimer.

Je vous souhaiterais un siècle, si je ne savois que les hommes extraordinaires ont plus de soin de leur gloire, que de leur durée.

Soutenez jusqu’au bout la gloire d’une vie
Qui fait l’amour d’un sexe, et de l’autre l’envie ;
Unissez les talens d’un abbé singulier,
Avec les qualités d’un rare chevalier ;
Joignez le chevalier au comte,
Et qu’on trouve un héros, qui mon héros surmonte.
Abbé, vous sûtes plaire à ce grand Richelieu :
Vous plûtes, chevalier, au foudre de la guerre.
Le comte a le plus digne lieu ;
Il a part aux bienfaits du Maître de la terre,
D’un roi que l’univers regarde comme un Dieu ;
Je sais que son courroux est pis que le tonnerre :
Heureux qui peut jouir de ses faveurs ! Adieu.

  1. Il avoit hérité de son frère Henri, comte de Toulongeon, mort en 1679 ; et le chevalier s’appela désormais le comte de Grammont. Voy. notre Introduction.