Lettre de Saint-Évremond au maréchal de Grammont (« Vous me reprochez de ne point donner de mes nouvelles… »)

Lettre de Saint-Évremond au maréchal de Grammont (« Vous me reprochez de ne point donner de mes nouvelles… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 31-35).


VIII.

LETTRE AU MARÉCHAL DE GRAMMONT.
(1665.)
(Saint-Évremond reçut, en 1664, une lettre du maréchal de Grammont qui lui reprochoit de négliger trop ses affaires, et de ne pas solliciter assez vivement ses amis de faire sa paix avec la cour. Voici la réponse de Saint-Évremond.)

Vous me reprochez de ne point donner de mes nouvelles à mes amis, et je vous réponds qu’il faut les connoître, avant que de leur écrire.

On se méprend, dans la mauvaise fortune, si on compte sur de vieilles habitudes, qu’on nomme assez légèrement amitiés. Bien souvent nous voulons faire souvenir de nous des gens qui veulent nous oublier, et dont nous excitons plutôt le chagrin que les offices. En effet, ceux qui veulent bien nous servir dans nos disgrâces, sont impatients de faire connoître l’envie qu’ils en ont, et leur générosité épargne à un honnête homme la peine secrète qu’on sent toujours à expliquer ses besoins. Pour ceux qui se laissent rechercher, ils ont déjà comme un dessein formé de nous fuir : nos prières les plus raisonnables sont pour eux des importunités assez fâcheuses. Je ferai une application particulière de ce sentiment genéral, et vous dirai que je pense avoir reçu des nouvelles de toutes les personnes qui voudroient s’employer en ma faveur : je fatiguerois inutilement des miennes ceux qui ne m’ont pas donné des leurs jusqu’ici.

Parmi les amis que la nouvelle fortune m’a fait éprouver, j’en ai vu qui étoient tout pleins de chaleur et de tendresse : j’en ai vu d’autres qui ne manquoient pas d’amitié, mais qui avoient une lumière fort présente à connoître leur inutilité à me servir ; qui peu touchés de se voir sans crédit, en cette occasion, ont remis aisément tous mes malheurs à ma patience. Je leur suis bien obligé de la bonne opinion qu’ils en ont : c’est une qualité dont on s’accommode le mieux qu’il est possible, et dont on laisseroit pourtant volontiers l’usage à ses ennemis. Cependant, il faut nous louer du service qu’on nous rend, sans nous plaindre de celui qu’on ne nous rend pas ; et rejeter, autant qu’on peut, certains sentiments d’amour-propre, qui nous représentent les personnes plus obligées à nous servir qu’elles ne le sont. La mauvaise fortune ne se contente pas de nous apporter les malheurs, elle nous rend plus délicats à être blessés de toutes choses ; et la nature, qui devroit lui résister, est d’intelligence avec elle, nous prêtant un sentiment plus tendre, pour souffrir tous les maux qu’elle fait.

Dans la condition où je suis, mon plus grand soin est de me défendre de ces sortes d’attendrissements. Quoique je montre un air assez douloureux, je me suis rendu en effet presque insensible : mon âme, indifférente aux plus fâcheux accidents, ne se laisse toucher aujourd’hui qu’aux offices de quelques amis, et à la bonté qu’ils m’ont conservée. Depuis quatre ans que je suis sorti du royaume, j’ai éprouvé, de six mois en six mois, de nouvelles rigueurs, que je rends aussi légères que je puis, par la facilité de la patience. Je n’aime point ces résistances inutiles, qui, au lieu de nous garantir du mal, retardent l’habitude que nous avons à faire avec lui.

D’ailleurs, ceux qui peuvent tout, ne nous rendent pas aussi malheureux qu’ils le pourroient, quand ils rencontrent de la docilité à leurs ordres. L’opposition aigrit leur volonté, et ne diminue rien de leur pouvoir. Cette soumission pour les maîtres me dispose insensiblement à souffrir de ceux qui ne le sont pas. Je m’entends blâmer souvent mal à propos ; et après une justification légère, pour ne pas aigrir le monde par trop de raison, j’attends patiemment qu’il se détrompe de lui-même ; et véritablement, il faut plus attendre du temps que de ses raisons. Dans la chaleur d’une méchante affaire, les uns ont de la peine à les dire, et les autres à les écouter ; mais, dans quelque retour, ou d’humeur, ou d’intérêt, l’on fait notre mérite de ce qui avoit fait notre disgrâce. Il y a peu de personnes à la cour dont je n’aie vu changer la réputation deux fois l’année, soit par la légèreté de nos jugements, soit par la diversité de leur conduite. J’ose espérer que la même chose arrivera sur mon sujet, mais plus par les réflexions d’autrui, que par aucun changement de mon côté. Un jour on me louera d’être bon François, par ce même écrit qui m’attire des reproches ; et si Monsieur le Cardinal vivoit encore, j’aurois le plaisir de me savoir justifier dans sa conscience ; car je n’ai rien dit de lui, qu’il ne se soit dit intérieurement cent fois lui-même. Jaloux de l’honneur du roi et de la gloire de son règne, je voulus laisser une image de l’état où nous étions avant la paix, afin que toutes les nations connussent la supériorité de la nôtre, et rejetant le mauvais succès de la négociation sur un étranger, ne s’attachassent qu’à considérer les avantages que nous avions eu dans la guerre.

Je finis un si fâcheux entretien : c’est un ridicule ordinaire aux disgraciés d’infecter toutes choses de leurs disgrâces ; et possédés qu’ils en sont, d’en vouloir toujours infecter les autres. La conversation de M. d’Aubigny, que je vais avoir présentement, me sauve d’une plus longue impertinence ; et vous, de la fatigue que vous en auriez. Avec lui, la joie est de tous les pays, et de toutes les conditions ; jusque-là qu’un malheureux y devient trop gai, et perd, sans y penser, la bienséance d’un sérieux que l’on doit, pour le moins, aux infortunes.