Lettre de Saint-Évremond au comte de Grammont (« Après avoir lu l’Épitaphe… »)

Lettre de Saint-Évremond au comte de Grammont (« Après avoir lu l’Épitaphe… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 39-41).


X.

(Le comte de Grammont ayant fait une grave maladie, dont il faillit mourir, Saint-Évremond avoit composé d’avance son épitaphe, qu’il lui envova dès qu’il apprit son retour à la santé.)

ÉPITAPHE DE MONSIEUR LE COMTE DE GRAMMONT,
AVEC LE PORTRAIT DE L’AUTEUR.
(1695.)

Passant, tu vois ici le comte de Grammont,
Le héros éternel du vieux Saint-Évremond.
Suivre Condé toute sa vie,
Et courir les mêmes hazards
Qu’il couroit dans les champs de Mars,
Des plus vaillans guerriers pouvoit faire l’envie.

Veux-tu des talens pour la cour ?
Ils égalent ceux de la guerre.
Faut-il du mérite en amour ?
Qui fut plus galant sur la terre ?

Railler, sans être médisant ;
Plaire, sans faire le plaisant ;
Garder son même caractère,
Vieillard, époux, galant et père ;
C’est le mérite du héros,
Que je dépeins en peu de mots.

Alloit-il souvent à confesse ?
Entendoit-il vêpres, sermon ?
S’appliquoit-il à l’oraison ?
Il en laissoit le soin à la comtesse.

Il peut revenir un Condé,
Il peut revenir un Turenne ;
Un comte de Grammont en vain est demandé,
La nature auroit trop de peine.

Après avoir lu l’Épitaphe du comte de Grammont, si tu as la curiosité de connoître celui qui l’a faite, je t’en donnerai le caractère. C’est un philosophe également éloigné du superstitieux et de l’impie ; un voluptueux qui n’a pas moins d’aversion pour la débauche, que d’inclination pour les plaisirs ; un homme qui n’a jamais senti la nécessité, qui n’a jamais connu l’abondance. Il vit dans une condition méprisée de ceux qui ont tout, enviée de ceux qui n’ont rien, goûtée de ceux qui font consister leur bonheur dans leur raison. Jeune, il a haï la dissipation, persuadé qu’il falloit du bien pour les commodités d’une longue vie. Vieux, il a de la peine à souffrir l’économie, croyant que la nécessité est peu à craindre, quand on a peu de temps à pouvoir être misérable ; il se loue de la nature : il ne se plaint point de la fortune. Il hait le crime, il souffre les fautes, il plaint le malheur. Il ne cherche pas dans les hommes ce qu’ils ont de mauvais, pour les décrier ; il trouve ce qu’ils ont de ridicule, pour s’en réjouir ; il se fait un plaisir secret de le connoître ; il s’en feroit un plus grand.de le découvrir aux autres, si la discrétion ne l’en empêchoit.

La vie est trop courte, à son avis, pour lire toutes sortes de livres, et charger sa mémoire d’une infinité de choses, aux dépens de son jugement. Il ne s’attache point aux écrits les plus savants, pour acquérir la science ; mais aux plus sensés, pour fortifier sa raison. Tantôt il cherche les plus délicats, pour donner de la délicatesse à son goût ; tantôt les plus agréables, pour donner de l’agrément à son génie. Il me reste à vous le dépeindre, tel qu’il est dans l’amitié, et dans la religion : en l’amitié, plus constant qu’un philosophe, plus sincère qu’un jeune homme de bon naturel, sans expérience ; à l’égard de la religion,

De justice et de charité,
Beaucoup plus que de pénitence,
Il compose sa piété ;
Mettant en Dieu sa confiance,
Espérant tout de sa bonté.
Dans le sein de la Providence
Il trouve son repos et sa félicité.