Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« Je suis trop discret… »)


XLIV. Lettre à la duchesse Mazarin, 1688.


À LA MÊME.
(1688.)

Je suis trop discret, pour vous demander des approbations, et vous êtes trop judicieuse pour m’en donner : mais comme le chagrin de l’humeur se mêle à l’exactitude des jugements, je vous supplie, Madame, que je ne sois pas censuré généralement sur tout ce que je fais. Si je parle, je m’explique mal : si je me tais, j’ai une pensée malicieuse. Si je refuse de disputer, ignorance ; si je dispute, opiniâtreté ou méchante foi. Si je conviens de ce qu’on dit, on n’a que faire de ma complaisance. Si je suis d’une opinion contraire, on n’a jamais vu d’homme plus contrariant. Quand j’apporte de bonnes raisons, Madame hait les raisonneurs. Quand j’allègue des exemples, c’est son aversion ; sur le passé, je suis un faiseur de vieux contes ; sur le présent, on me met au nombre des radoteurs ; et un Prophète irlandois1 seroit plutôt cru que moi, sur l’avenir.

Comme toutes choses ont leur temps, la conversation finit et le jeu commence, où si je perds, je suis une dupe ; si je gagne, un trompeur ; si je quitte, un brutal. Veux-je me promener ? J’ai l’inquiétude des jeunes gens : le repos est un assoupissement de ma vieillesse. Que la passion m’anime encore, ou me traite de vieux fou : que la raison règle mes sentiments, on dit que je n’aime rien, et qu’il n’y eut jamais d’indifférence pareille à la mienne. Les contraires me sont également désavantageux : pensant me corriger d’une chose qui vous a déplu, j’en fais une autre opposée, et je ne vous déplais pas moins. Dans la situation où je suis, j’ai appréhension de faillir, je meurs de peur de bien faire : vous ne me pardonnez aucun tort, vous me haïssez quand j’ai raison ; et je me trouve assez malheureux pour m’attirer souvent votre haine.

Voilà, Madame, les traitements ordinaires que je reçois : voilà ce qui m’a fait désirer votre absence. Mais pour compter trop sur vos chagrins, je n’ai pas songé assez à vos charmes, ni prévu que le plus grand des malheurs devoit être celui de ne vous point voir. J’ai pu vous dire les maux que je souffre auprès de vous : ceux que je sens, lorsque j’en suis éloigné, ne s’expriment point. Ma douleur est au-dessus de toute expression :

Non je ne parle point, Madame, mais je meurs2.

J’ai fini ma lettre en mourant : mais les vers ont un charme pour faire revivre ceux que vous faites mourir. La première chose que je fais, Madame, c’est de vous supplier d’avoir un peu moins de rigueur pour moi, dans la nouvelle vie que je vais mener auprès de vous. Partagez la sévérité de votre justice ; qu’il en tombe une partie sur M. de Villiers ; que domine3 n’en soit pas exempt : que la bonne Lot n’en sauve pas la régularité de ses égards domestiques ; que les princes et les mylords soulagent quelquefois la noblesse ; et qu’enfin, Madame, je ne sois pas seul à ressentir vos colères, pour assurer des douceurs et des honnêtetés aux autres :

Revenez cependant, soit douce, soit cruelle :
Vous reviendrez toujours du monde la plus belle ;
Et dussiez-vous encor contre moi vous aigrir,
J’aime mieux vous voir et souffrir.



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Voy. notre tome I, p. 68.

4. Corneille.

3. M. Milon, aumônier de la duchesse. Voy. sup., t. II, p. 544.