Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« Je vous supplie de m’excuser… »)


XLV. Lettre à la duchesse Mazarin, 1688.


À LA MÊME.
(1688.)

Je vous supplie de m’excuser, Madame, si je ne me trouve point au repas où vous me faites l’honneur de me convier ; un infirme ne doit pas être souffert dans la compagnie de gens qui se portent bien. Je m’en abstiendrai donc par la justice que je me fais, et que vous avez la bonté de ne me pas faire. Mon infirmité est assez connue ; la santé de vos autres conviés ne l’est pas moins : je commencerai par l’heureuse constitution de M. l’Ambassadeur1.

Monsieur l’Ambassadeur a la santé d’athlète :
Habitude pleine et parfaite,
Selon notre Hippocrate à craindre quelquefois :
Cependant il pourra se passer d’Ésculape.
Un austère discours des herbes de la Trappe,
Servira de diète une ou deux fois le mois2.
Malgré cette rude bataille
Que nature essuye en la Taille,
Canaple3 a conservé son visage fleuri :
Sa vigueur n’est pas redoutable,
Mais il est assez agréable,
Pour alarmer encor un timide mari.
Comte4, galant, époux, et père même,
Qui possédez dans un degré suprême
Plus de talents et de perfections
Qu’il n’en faudroit pour vingt conditions ;
Aimable comte, à qui les destinées
Laissent l’humeur des plus jeunes années ;
Que tenez-vous de l’arrière-saison
Qu’un peu plus d’ordre, un peu plus de raison ;
Vous retenez de votre premier âge
Un tendre cœur qu’aisément on engage ;
Vous retenez une ardeur pour le jeu,
À quoi l’Amour oppose en vain son feu,
Puisque Morin a les soins et les veilles,
Que refusez à dames sans pareilles :
C’est assez fait pour le jeu, pour l’amour,
Et l’esprit mûr mérite bien son tour.
De temps en temps certain air de sagesse
Qu’un politique auroit en sa vieillesse ;
Un entretien sérieux ou sensé,
Montre le fruit de votre âge avancé,
Si mon héros demandoit davantage
Que d’être amant, d’être joueur et sage.

Vous l’entendez sans qu’on la nomme,
Celle que je veux dire en disant la beauté ;
Jamais expression n’eut moins d’obscurité ;
C’est l’honneur de la France et la gloire de Rome.
La beauté qu’avec tant de soin
Jadis la nature a formée,
Eut pour résister au besoin,
Lorsqu’elle seroit alarmée,
Une raison exquise et par tout estimée :
Tout philosophe en seroit le témoin ;
Du plus savant et du plus sage,
Cette raison confondroit le discours,
Mais elle trahit son usage
En faisant naître nos amours.
Au parti des appas l’infidèle s’engage,
Plaît comme eux et charme toujours.

Pour l’illustre Mademoiselle5,
Vertueuse et spirituelle
(Concert que l’on voit rarement),
Elle fait mon étonnement.
Son jeu n’est pas une foiblesse ;
Par le moyen du paroli,
Elle sauve le cœur d’une folle tendresse
Dont il pourrait être rempli,
Et l’âme, de l’ennui d’une longue sagesse.
Le pauvre corps enseveli
Dans sa vertueuse paresse,
Descendroit promptement au noir fleuve d’oubli,
Si l’esprit quelquefois n’égayoit la sagesse,
Par la paix et le paroli.

Jadis la Grecque et la Romaine
S’amusoient à filer la laine :
On ne file plus aujourd’hui.
C’est amour, jeu, repas, ou bien mortel ennui.

J’ai commencé ma lettre par des excuses de ne me trouver point à votre repas : je la finis, Madame, par de très-humbles remercîments de l’honneur que vous m’avez fait de m’y convier.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. M. de Barillon.

2. Voy. infra, un Billet à M. Silvestre.

3. Le marquis de Canaple qui venoit de subir la taille.

4. Le comte de Grammont.

5. Mlle de Beverweert.