Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« Il n’y a point de jour… »)


XLIII. Lettre à la duchesse Mazarin, 1683.


À LA MÊME.
(1683.)

Il n’y a point de jour, Madame, que vous ne me marquiez le changement des bontés que vous aviez pour moi. J’en cherche le sujet en moi-même, sans le pouvoir trouver. Faites-moi la grâce de me le dire : il me semble que je serai moins malheureux, quand je saurai la cause de mon malheur. Ce n’est plus le maudit vieillard, que vos enjouements favorisoient autrefois de cette injure : c’est un vieux coquin, lequel a donné au monde une affaire malheureuse, qui n’a de fondement que dans la malice de ses insinuations.

Voilà, Madame, la réputation où je suis auprès de vous. La malignité a ses joies secrètes : un autre les auroit senties au lieu des douleurs qu’un tendre intérêt, pour ce qui vous touche, m’a fait souffrir. J’aurois eu dans l’indifférence, si elle avoit été en mon pouvoir, une liberté d’esprit douce et tranquille. Cette amitié commode et aisée, que vous me reprochez toujours, m’auroit exempté de beaucoup d’ennuis, m’auroit garanti de beaucoup d’inquiétudes et d’appréhensions : mais j’ai été trop honnête, trop sensible, et moins heureux.

La moindre apparence de peine pour vous, en est une pour moi trop véritable. Je suis le même que j’étois quand vous m’avez vu partager vos maux avec vous ; assez changé dans votre opinion pour en avoir perdu votre confiance, toujours égal dans le sentiment de vos douleurs. Au-dessus de tous les chagrins de la vieillesse, je n’ai aucun trouble que le vôtre ; et il est bien juste que mon âme soit altérée par le désordre de la vôtre, puisque l’heureuse assiette où je l’ai vue autrefois, a fait si longtemps la tranquillité de la mienne.

C’est trop parler de mon mérite à votre égard : faire souvenir de nos services, est une injure à ceux qui les ont mal reconnus. Je vais donc vous demander une grâce, au lieu de vous reprocher une obligation ; c’est, Madame, que vous me permettiez de me justifier des soupçons que vous avez. Je jure avec la plus grande vérité du monde (vertu qui subsisteroit dans la ruine de tous les principes de morale, et de tous les sentiments de religion), je jure avec cette vérité qui m’est si chère, que je n’ai jamais rien fait, rien dit, rien insinué, par où la personne la plus délicate et la plus sensible pût être blessée. Et que dirois-je de criminel contre vous, Madame ? Ce ne sont pas des crimes, ce ne sont pas des injustices et des violences qu’on pourroit vous reprocher ; ce sont vos ennuis, vos mélancolies : ce sont les embarras de votre esprit qu’on ne vous pardonne point. Si vous êtes coupable, c’est envers vous, de votre affliction ; envers nous, de la perte de notre joie. Chacun est en droit de vous redemander vos agréments et ses plaisirs. Oui, Madame, vous devez compte à tous les honnêtes gens, des manières obligeantes que vous avez eues ; vous le devez à tous vos amis de la douceur de votre commerce, et de la liberté de votre maison. Vous le devez aux savants de votre lecture, aux délicats de votre bon goût, à moi de vos grandes qualités que j’ai tant louées. Rendez-moi cette femme illustre, qui n’avoit rien des foiblesses de son sexe ; rendez-moi cette sagesse enjouée, cette fermeté agréable, ces vertus qui faisoient des philosophes de vos amants ; ces charmes qui vous faisoient des amants des philosophes.

Qu’est devenu ce temps heureux,
Où la raison, d’accord avec vos plus doux vœux,
Où les discours sensés de la philosophie
Partageoient les plaisirs de votre belle vie1 ?

Faites revenir ce temps heureux, où toujours maîtresse de vous-même, vous ne laissiez de liberté à personne qui valût la peine d’être assujettie. Vous le pouvez, Madame, vous le pouvez : vous avez en vous le fonds de ce mérite dérobé au monde, et nous avons notre première disposition à l’admirer, aussitôt que vous en aurez retrouvé l’usage. Rentrez donc en possession de votre esprit, reprenez cette intelligence que vous avez soumise à de moindres lumières que les vôtres.

En l’état que vous êtes présentement, vous me faites souvenir d’un prince qui se portoit mieux que son médecin : étoit plus homme de bien que son confesseur, et plus éclairé que son ministre ; cependant, tout plein de santé qu’il étoit, il n’eût osé manger d’aucune chose que par l’ordre d’un médecin languissant ; touché chrétiennement de son salut, il s’en rapportoit à un directeur qui n’avoit aucun soin du sien propre ; et très habile dans la connoissance de ses affaires, il les remettoit toutes à un conseiller qui n’y entendoit rien.

Voilà, Madame, les crimes dont vous êtes accusée : pour ceux d’une autre nature, vous n’en avez point ; ou en tout cas :

Le charme des beautés leur tient lieu d’innocence.

Tant qu’il n’arrive aucun changement à ce beau visage, les plus sévères vous sont obligés des moindres égards que vous voulez avoir pour la vertu : mais ces privilèges ne sont que pour vous, Madame ; un vieux pécheur comme moi doit avoir des pensées austères sur la nécessité d’une conduite réglée, et sur l’affreuse condition de l’avenir. Aussi le dessein de ma retraite m’est-il venu d’un certain esprit de dévotion, inspiré heureusement aujourd’hui à tous nos François : je me suis ressenti du mérite édifiant de la conversion des uns, et de la sainteté exemplaire des autres. C’est par cette disposition secrète que j’ai suivi le triste conseil de mettre un temps entre la vie et la mort : c’est par elle que je me suis détaché du plus grand charme de ma vie, qui étoit la douceur de votre entretien, pour me réduire à moi-même, et me trouver en état de pouvoir cesser de vivre avec moins de tendresse et de regret. Quand je n’aurai plus à faire qu’à l’amour propre, connoissant le peu que je vaux, je ne serai pas fort embarrassé à me quitter.

Ajoutez à des considérations si épurées, qu’il y a des saisons de plaire, et alors on ne sauroit avoir trop d’assiduité ; mais qu’il y en a d’autres où il ne reste de mérite pour nous que la discrétion des absences ; et tout au plus, où il ne faut se présenter qu’aux occasions où l’on peut servir. Que je me tiendrois heureux, Madame, d’en rencontrer ! je vous ferois avouer, que personne n’a jamais été attaché à vos intérêts, avec plus de zèle, de fidélité et de persévérance, que votre, etc.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Vers adressés, autrefois, par l’auteur, à la duchesse Mazarin.