Lettre de Chapelle à Molière (« Votre lettre m’a touché très sensiblement »)

Deuxième lettre à Molière
Chapelle


LETTRE AU MÊME.

Votre lettre m’a touché très sensiblement, et dans l’impossibilité d’aller à Paris de cinq ou six jours, je vous souhaite de tout mon cœur en repos et dans ce pays. J’y contribuerois de tout mon possible à faire passer votre chagrin, et je vous ferois assurément connoître que vous avez en moi une personne qui tâchera toujours à le dissiper, ou pour le moins à le partager. Ce qui fait que je vous souhaite encore davantage ici, c’est que dans cette douce révolution de l’année, après le plus terrible hiver que la France ait depuis long-temps senti, les beaux jours se goûtent mieux que jamais, et sont tout autrement beaux à la campagne qu’à la ville, où, quand vous les avez, il vous manque toujours des endroits pour en prendre tout le plaisir. Je me promène depuis le matin jusqu’au soir avec tant de satisfaction et de contentement d’esprit que je ne saurois croire m’en pouvoir lasser. En vérité, mon très cher ami, sans vous je ne songerois guère à Paris de long-temps, et je ne pourroisme résoudre à la retraite que lorsque le soleil fera la sienne. Toutes les beautés de la campagne ne vont faire que croître et embellir, surtout celles du vert, qui nous donnera des feuilles au premier jour et que nous commençons à trouver à redire depuis que le chaud se fait sentir. Ce ne sera pas néanmoins encore sitôt, et pour ce voyage il faudra se contenter de celui qui tapisse la terre, et qui, pour vous le dire un peu plus noblement,

Jeune et foible, rampe par bas
Dans le fond des prés, et n’a pas
Encor la vigueur et la force
De penétrer la tendre écorce
Du saule qui lui tend les bras.
La branche, amoureuse et fleurie,
Pleurant pour ses naissants appas,
Toute en sève et larmes, l’en prie,
Et, jalouse de la prairie,
Dans cinq ou six jours se promet
De l’attirer à son sommet.

Vous montrerez ces beaux vers à mademoiselle Menou seulement; aussi bien sont-ils la figure d’elle et de vous. Pour les autres, vous verrez bien qu’il est à propos surtout que vos femmes ne les voient pas, et pour ce qu’ils contiennent, et parcequ’ils sont, aussi bien que les premiers, tous des plus méchants. Je les ai faits pour répondre à cet endroit de votre lettre où vous particularisez le déplaisir que vous donnent les partialités de vos trois grandes actrices pour la distributionde vos rôles. Il faut être à Paris pour en résoudre ensemble, et, tâchant de faire réussir l’application de vos rôles à leur caractère, remédier à ce démêlé qui vous donne tant de peine. En vérité, grand homme, vous avez besoin de toute votre tête en conduisant les leurs, et je vous compare à Jupiter pendant la guerre de Troie. La comparaison n’est pas odieuse, et la fantaisie me prit de la suivre quand elle me vint. Qu’il vous souvienne donc de l’embarras où ce maître des dieux se trouva pendant cette guerre sur les différents intérêts de la troupe céleste, pour réduire les trois déesses à ses volontés.

Si nous en voulons croire Homère,
Ce fut la plus terrible affaire
Qu’eut jamais le grand Jupiter.
Pour mettre fin à cette guerre,
Il fut obligé de quitter
Le soin du reste de la Terre.

Car Pallas, bien que la déesse
Du bon sens et de la sagesse,
Courant partout le guilledou
Avec son casque et son hibou,
Passa pour folle dans la Grèce ;
Et lui, qui l’aime avec tendresse,
Pensa devenir aussi fou.

Sa Junon, la grave matrone,
Sa compagne au céleste trône,
Devint une dame Alison
En faveur de Lacédémone ;
Jurant que le bon roi grison1
En auroit tout du long de l’aune,
Et que tous ceux de sa maison
En seroient un jour à l’aumône.

Mais de l’autre côté Cypris
Donna congé pour lors aux ris,
Aux jeux, aux plaisirs, à la joie,
Et, prenant l’intérêt de Troie,
S’arma pour défendre Pâris.

Le bonhomme aussi Neptunus,
Gagné par sa nièce Vénus,
Et Phébus, l’archer infaillible,
Devant qui le fils de Thétis
Ne se trouva pas invincible,
Firent tous deux tout leur possible
Pour les murs qu’ils avoient bâtis.

Voilà l’histoire. Que t’en semble ?
Crois-tu pas qu’un homme avisé
Voit par là qu’il n’est pas aisé
D’accorder trois femmes ensemble.

Fais-en donc ton profit ; surtout,
Tiens-toi neutre, et, tout plein d’Homère,
Dis-toi bien qu’en vain l’homme espère
Pouvoir jamais venir à bout
De ce qu’un grand Dieu n’a su faire.



1. Priam.