Lettre de Chapelle à Molière (« Je n’ai encore vu chez lui »)

Extraite d’une lettre à Molière
Chapelle


EXTRAITE D’UNE LETTRE
Écrite de la campagne à M. de Molière.

Je n’ai encore vu chez lui qu’un ou deux gentilshommes fort aisés et fort honnêtes gens ; néanmoins, comme il ne faut jurer de rien, s’il faut que les autres ne leur ressemblent pas, et que dans la suite quelqu’un de ces messieurs s’avise de nous venir faire ce beau compliment ordinaire, et d’être,

Pour mon malheur, aussi courtois
Que ceux de tant d’autres endroits,
Que pensez-vous que je devienne,
S’il faut que pendant plus d’un mois
Soir et matin j’en entretienne
Tout au moins deux, fort souvent trois,
De tout ce qu’on fait en Guienne
Pour l’alliance des deux rois ?

Au reste, il nous est impossible de manger sur le lieu ni de vous envoyer du gibier, à cause dumauvais temps, et que nos meilleurs oiseaux ne sont pas encore en état de voler. Nous n’avons pour tout vaillant qu’un tiercelet de faucon, qui n’approche point du tout de la bonté des autres, et qui de plus a mué ;

Mais comme il ne fait rien qui vaille
Et qu’il pleut ici tous les jours,
Nous ne voyons perdrix ni caille,
Et ne pouvons avoir recours,
Pour notre ordinaire mangeaille,
Qu’aux pigeons et qu’à la volaille
Que fournissent nos basses-cours.

Cependant mon cher hôte, à qui j’avois demandé quelque chose pour vous régaler, et qui le souhaite encore plus que moi,

Voyant cette étrange indigence
De cailles, guignards et perdrix,
Vous veut donner en récompense
Un pâté, bon par excellence,
Fait de deux lapins, tous deux pris
Dans le meilleur endroit de France,
Comme en pâte aussi tous deux mis
Par un pâtissier d’importance.
Goûtez-le bien, et je vous dis
Qu’il est pâté de conséquence,
Qui, bien que bis en apparence,
N’en vaut assurément pas pis :
Car, outre que la prévoyance
Pour envoyer en assurance
Un pâté jusques à Paris,
Par une longue expérience,
Veut qu’il tire un peu sur le gris,
C’est, cher ami, qu’en conscience
Nos Chartrains emportent le prix
Pour savoir pâtisser en bis1.



1. Le fragment qu’on vient de lire, ainsi que la lettre qui le suit, ont toujours appelé mon attention et mes réflexions particulières. Comment se fait-il que Chapelle, un des hommes le plus sans façons de son temps, qui tutoyait librement Despréaux et tant d’autres, dise vous à son ancien condisciple Molière, et aille même une fois jusqu’à s’écrier : Grand homme ! avec un élan de conviction qui se fait aisément sentir ? Serait-ce qu’en raison du genre de talent de Chapelle, le génie de Molière exerçât sur lui un ascendant plus marqué, plus irrésistible que celui de ses autres amis ? Quoi qu’il en soit, ces deux morceaux, en tant que lien sympathique et comme élément de l’existence morale et littéraire de Chapelle, sont assurément une des circonstances qui le grandissent et qui l’honorent le plus.