Lettre d’hommage à Émile Zola par Francis de Pressensé

À ZOLA

Les érudits nous assurent que la France fut jadis la patrie de l’idéalisme. On n’y vit pas seulement une Assemblée où la noblesse et le clergé occupaient la moitié des sièges, se livrer à la sublime déraison de la nuit du Quatre Août et donner par là, à la Déclaration des Droits de l’Homme, une portée humaine, réaliste et pratique, qui n’appartient pas au même degré au très beau préambule de la Déclaration de l’Indépendance américaine.

Il s’y trouva pendant près d’un siècle des hommes qui s’appelaient des noms les plus divers et qui se réclamaient des principes les plus contraires, pour protester au nom du Droit et de la Justice éternelle contre les vilenies de la politique.

Un duc de Broglie s’honorait en débutant à la Chambre des Pairs par un vote courageux contre la condamnation du maréchal Ney. Des républicains comme Armand Carrel, marquaient au fer rouge de leur mépris la trahison d’un Dantz et l’infâme habileté qui consolidait la monarchie de Juillet. Parmi les monarchistes constitutionnels, dans la tourbe bourgeoise et philistine où se recrutait le centre gauche, il y eut des âmes assez fortes, des cœurs assez hauts pour mettre leur veto à l’exécution d’un Barbès.

Le Deux Décembre, cette opération de police qui sauva la société par une sombre matinée d’hiver, eut beau être amnistiée par les beaux esprits des classes dirigeantes ; on compta quelques intransigeants jusque parmi ces affamés de sécurité, pour opposer à ce dix huit brumaire sans le glaive, la protestation de leurs consciences.

Nous vivons en République. La constitution, les lois, nous assurent une quantité nominale de libertés dont se contenteraient, dit-on, les plus exigeants des individualistes. On affirme que les préjugés ont vécu — ceux-là mêmes qui peut-être avaient l’excuse de servir de prémisses à l’obscure dialectique inconsciente de l’âme populaire. Des dieux, il n’en faut plus. La religion, vieille lune. C’est le moment qu’ont pris ces monstres difformes et ridicules de l’antisémitisme et du nationalisme chauvin pour s’étaler au grand soleil. On ne croit plus au christianisme maison hait le juif. On n’entretient plus le fier patriotisme qui est prêt à tous les sacrifices : mais on cultive la fiction malsaine d’une implacable hostilité contre un peuple voisin. — Au premier mot de guerre on s’enfouit la tête dans le sable, telle une autruche, mais on professe une vénération pour les héros qui traînent leurs sabres dans les corps de garde et les estaminets et qui, sous prétexte qu’ils auraient quelque risque à courir le jour où la chair à canon des civils serait mise en réquisition, tranchent du matamore dans les salles d’assises et dans les salons.

Un officier juif a été condamné pour trahison. La légalité a été violée de la façon la plus scandaleuse dans son cas. Nous savons aujourd’hui que la justice n’y a pas eu une moindre atteinte. Le coupable est connu. Personne ne songe même à contester son infamie. Il n’en est pas moins sacro-saint, parce que sa faute est liée indissolublement à celle de l’infaillibilité de l’État-major. La magistrature civile s’est empressée de couvrir de ses abus de pouvoir la forfaiture de la magistrature militaire. Un ministère républicain a affirmé l’intangibilité de ce déni de justice. Au Parlement, l’opposition soi-disant radicale a rivalisé de mauvaise foi, de platitude et de servilité, avec la majorité gouvernementale au profit d’un militarisme de sacristie. Le pays, consulté, a ratifié avec enthousiasme la résolution de ne pas faire justice, de mener jusqu’au bout le supplice d’un innocent et de garantir l’impunité du plus cynique des sans patrie.

Deux hommes se sont levés pour rompre cette consigne du mensonge. L’un, c’était un officier, a simplement, noblement sacrifié une position considérable, les légitimes ambitions d’une brillante carrière ; il a acheté sa liberté à un très haut prix ; il est digne de croire qu’il n’a pas fait un marché de dupe. C’est le colonel Picquart. L’autre, — c’est un homme de lettres, — a jeté au vent une éloquente protestation indignée. Il n’a pas mesuré ses paroles. Il s’est ri de ces prétendues convenances où s’emmaillotent doucettement toutes les lâchetés. Il sait ce qui l’attend. Toute grande cause humaine a besoin de son martyr et le Calas du XIXe siècle aura eu en M. Émile Zola un Voltaire qui n’aura pas reculé devant douze mois de prison.

C’est parce que je crois que la France sera perdue le jour où il n’y aura plus de solidarité indéfectible entre la cause de la justice et du droit et la science ; c’est parce que j’ai quelquefois pensé que le sémitisme des grands juifs et de l’oppresseur capital était l’un des maux les plus flagrants de notre société ; c’est parce que je crois que le christianisme se déshonorerait s’il cessait d’être l’universelle protestation de la conscience contre la force et de l’idéal contre le fait ; c’est parce que je crois être Français libéral-chrétien, — et, si possible citoyen de cette cité de Dieu qui est l’humanité, — que j’ai été heureux de m’associer publiquement à l’acte d’Émile Zola.