Appel aux femmes de France

Livre d’hommage des lettres françaises à Émile ZolaSociété libre d’Édition des Gens de Lettres, G. Balat (p. 23-27).

APPEL AUX FEMMES DE FRANCE

Dans cette affaire Dreyfus, où tout est en jeu, jusqu’aux intérêts les plus vitaux de la France, le rôle d’Émile Zola a été décisif. Il appartient à l’avenir d’en dire toute la grandeur. Mais il convient dès maintenant de faire hommage à l’écrivain d’action, au poète citoyen, des efforts qu’il a de toutes parts inspirés vers la justice et la vérité. Ajoutons-y la pitié.

Frappé profondément du régime d’exception dont le capitaine Dreyfus a été l’objet depuis l’origine et dont Madame Dreyfus continue à souffrir avec lui cruellement, je publiai dans le Siècle du 24 mars 1898, l’appel qu’on va lire. Il m’a paru surtout à sa place dans un livre consacré à la gloire d’un homme qui, dans un moment suprême, par sa générosité, par son courage, incarna l’âme française.

« C’est à vous que nous faisons appel aujourd’hui, femmes de France, à vous qui fûtes toujours le cœur de notre pays, son honneur et son clair bon sens. C’est à vous, ô femmes, que nous faisons appel, au milieu des colères et des haines, parce que, dans la crise qui nous tourmente, une seule voix est restée muette, la voix de la bonté. Les hommes ont lutté, injurié, frappé : ils se sont déchirés et se déchirent encore. On s’est battu pour la vérité, on a clamé justice, magnifiquement. On n’a pas pleuré. La vision attendrie de la souffrance s’est obscurcie dans la tempête de nos discussions. Nous avons fini par oublier la réalité épouvantable.

» La réalité c’est qu’un homme souffre. Pour nous, cet homme est innocent. La preuve, en tout cas, n’est pas faite de son crime. Mais supposons qu’il vous reste un doute. N’est-ce point assez ? Une question d’humanité est ici en jeu. Rappelez-vous le grand pays de pitié qu’est la terre française. Ne pensez pas à tout le reste. Il n’y a pas longtemps encore, nous écoutions les poètes qui nous apprenaient qu’il faut tout plaindre, qu’il faut pleurer sur toutes les misères quelles qu’elles soient. Cette leçon, ô vous qui croyez et qui priez, n’est-elle pas aussi la leçon chrétienne ? La loi elle-même, dans notre pays et dans notre siècle, n’est pas une loi de vengeance ou de talion ; la loi ne châtie point, la peine infligée ne doit jamais être qu’un moyen de préservation sociale. Il n’est donc pas jusqu’à la loi qui ne répudie la cruauté.

» Un homme souffre cependant, soumis à des rigueurs sans précédent, à des tortures arbitraires. Cela ne peut pas, cela ne doit pas être. Il faut que cet homme soit traité comme un homme. Des nouvelles parfois nous arrivent du fond de l’île maudite. Oh ! ce n’est pas qu’il gémisse. Lui, il subit tout, sans se plaindre. Lisez ses lettres ; lisez la dernière, du 26 janvier, où il place sa confiance suprême dans son chef, dans le général de Boisdeffre : « J’espère aussi que sur ma tombe il me rendra le témoignage, non seulement de la loyauté de mon passé, mais de la loyauté absolue de ma conduite depuis trois ans où, sous les supplices, sous toutes les tortures, je n’ai jamais oublié ce que j’étais : soldat loyal et dévoué à son pays. J’ai tout accepté, tout subi, bouche close. Je ne me vante pas, d’ailleurs ; je n’ai fait que mon devoir, uniquement mon devoir. » Il n’y a pas une révolte, pas un cri contre ses chefs. Il n’y a qu’un cri incessant vers la justice, qu’un cri d’amour vers les siens. Et pourtant, la femme de cet homme n’a même plus la permission de voir de ses yeux l’écriture qui lui est chère ; on ne lui en communique que les copies. Et quelles copies ! Les lettres sont tronquées, falsifiées, antidatées. Celles de Mme Dreyfus, dans lesquelles pourtant elle ne met rien de ce qui se passe, ont probablement le même sort. Quel surcroit de misère et quels doutes affreux !

» Il paraît, — le bruit en court et se confirme. — qu’à chaque tentative faite à Paris en sa faveur, le malheureux voit là-bas redoubler la rigueur du châtiment. On l’isole dans une case au milieu de l’île ; on lui bouche la vue de la mer ; les fers lui ont été mis ; sa santé s’altère ; son cerveau s’affaiblit. Le 26 janvier, il écrit qu’il est « presque un agonisant. »

» La femme de cet agonisant demande aujourd’hui comme une grâce ce qui est son droit absolu ; elle supplie qu’on lui permette d’aller partager l’exil amer et cela ne lui est point accordé. Il serait vain pourtant d’invoquer la raison d’État. La défense nationale ne court aucun risque dans une île où toute communication est impossible. On se demande avec angoisse si la raison de ce refus n’est pas toute autre : on craint sans doute que Mme Dreyfus n’apprenne là-bas les traitements dont son mari fut toujours victime et plus tard ne le dise. Une chose est certaine, c’est que Dreyfus dans ses lettres n’a pas le droit de parler de son régime.

» Par une suprême dérision, nous avons à la fois perdu la pitié et l’énergie, les larmes et le courage, les deux grands mobiles des âmes. Nous savons ces choses et nous nous taisons. Ô femmes, c’est votre tour maintenant. Faites, faites entendre enfin le cri d’amour dont notre époque a besoin. Ouvrez toutes grandes vos âmes aux générosités héréditaires. Ne discutez pas, ne raisonnez pas, souffrez. La vérité est-là. Rassurez-vous : vous aurez fait votre devoir, du moment que vous aurez été bonnes. Intercédez auprès de ceux qui savent et qui peuvent.

» Les hommes s’irritent au son de leurs propres paroles et ils n’en trouvent à dire que de blessantes. Vous, vous saurez vous faire entendre. Dites les cruautés inutiles. Dites que si cet homme meurt là-bas, un cadavre est un insoutenable fardeau et qu’un jour il pèsera lourd sur notre histoire.

» Vous êtes là pour adoucir. Réunissez-vous. Adressez-vous à ceux qui ont le devoir de vous entendre. Demandez que cette femme puisse voir les lettres de son mari fût-ce au Ministère et devant témoins. Demandez, demandez surtout que cette femme admirable, cette infortunée, aille rejoindre celui qui se sent mourir. Soyez dix, soyez vingt, ne soyez que deux, si vous voulez, ne soyez qu’une. Une d’entre vous suffira, si celle-là résume en elle la pitié humaine et prononce au nom de la conscience française la parole qui vivra. »

Cet appel, on s’en souvient peut-être, a recueilli un nombre considérable de signatures, parmi lesquelles on a pu relever les noms les plus illustres. En effet, jamais en France on n’a compris la férocité mesquine et superflue. On s’en étonnera plus tard davantage. L’intérêt bien entendu devrait à lui seul conseiller la justice à défaut de la bonté, car enfin, il y a l’histoire — et la voici déjà qui commence.

Jean PSICHARI,
professeur au Collège de France.