Lettre 845, 1680 (Sévigné)

1680

845. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce dimanche 25e août.

N’allez pas vous imaginer, ma fille, que l’écriture me fasse mal, ni vous en venger en écrivant aussi : laissez continuer la bonne Pythie, et reposez-vous. Pour moi, je ne me laisse point accabler ; je commence par ma 1680 Provence ; je cause avec ma chère fille : cela me console et me plaît ; le reste va comme il peut : paga lei, pago il mondo[1]. Il y a longtemps que je n’écris plus à mon fils, et de longtemps je ne lui écrirai : je l’attends ce soir ; il a toujours été à Rennes ; nous parlerons ensemble de toutes ses affaires, et je vous manderai où nous en sommes ; vous parlez sur cela comme une personne qui s’y intéresse. M. de la Trousse auroit pu nous tirer, avec un peu d’amitié et de conduite, de l’embarras où nous sommes : il falloit parler avec nous, et se taire avec les autres. Il n’a pas tenu à Corbinelli que M. de la Trousse n’ait fait de mon fils ce qu’il veut faire de Bouligneux[2] ; mais Corbinelli n’a trouvé que des épines et des improbations : il n’a pas le don de donner des sentiments, non plus que d’en ôter ; il n’a jamais essayé de détourner le cours des esprits qui courent à vous aimer, non mi toccar[3] ! il est trop habile pour n’avoir pas connu que c’est une chose impossible ; il est bien loin d’improuver les traces que vous avez faites dans mon cerveau[4].

Je ne vous réponds point, ma fille, sur les hérésies dont vous m’accusez : j’ai un tableau de la sainte Vierge sur mon autel, un crucifix et mon écriteau[5] ; je n’en veux 1680 pas davantage, et je crois tout simplement et en un mot que l’ordre est la volonté de Dieu. Quand les choses vont comme elles doivent aller, c’est sa volonté, je ne connois point d’autre ordre ; quand elles sont surprenantes et extraordinaires, c’est sa volonté. Quand ses ouvrages sont beaux et parfaits, et quand ils sont monstrueux et horribles, tout est dans cette volonté : l’un n’est donc pas moins que l’autre dans l’ordre de sa providence. M. de la Garde vous dira le reste.

Mme de Vins me mande, comme à vous, qu’elle a gagné son procès ; et l’abbé de Pontcarré me disoit positivement que Mme de Lesdiguières l’avoit gagné aussi : voilà qui est bien heureux. M. et Mme de Chaulnes le seront beaucoup s’ils perdent une mère[6] qui ne les aime point, et qui leur laisse vingt mille écus de rente. Ils s’en vont à Paris. Je suis persuadée que vous aurez la visite de vos prélats, et que vous serez au nombre des plaisirs qu’ils veulent accorder avec leur gloire. Vous ne verrez rien à votre destinée que lorsque votre famille sera toute ensemble[7]. Personne ne sent mieux que moi les désunions[8] de l’absence ; l’usage des pensées et de l’écriture me sert au besoin ; mais cependant, ma fille, je vous avoue grossièrement que j’ai une très-sensible envie de vous voir et de vous embrasser de tout mon cœur. Il y a bientôt un an que je vous ai quittée, et ce fut comme hier[9] que le petit marquis fit une grande perte. Le loisir de la campagne fait des almanachs perpétuels, et des bouts de l’an de tous les jours considérables : je pense que ces deux-là le sont pour nous. Adieu, ma très-aimable enfant : reposez-vous toujours en m’écrivant, et ne négligez point une santé qui m’est si chère.


  1. Lettre 845. — 1. « Elle contente, (il faut que) le monde soit content. » Voyez tome III, p. 136, note 5.
  2. 2. C’est-à-dire que M. de la Trousse n’ait donné sa fille en mariage à Charles de Sévigné. Voyez tome VI, p. 559.
  3. 3. Ne pas me toucher, dans le sens impératif qu’a souvent l’infinitif italien : qu’on se garde bien de me toucher là, malheur à qui touche à mon amitié pour vous !
  4. 4. Voyez la lettre du 18 septembre 1679 (tome VI, p. 6), et ci-dessus (tome VII, P. 7), celle du 4 août 1680.
  5. 5. L’inscription qu’elle avait fait placer sur l’autel de la chapelle des Rochers. Voyez (ci-dessus, p. 3) la lettre du 4 août précédent. Le tableau y est encore, mais l’inscription a été effacée. (Note de l’édition de 1818.)
  6. 6. La mère du duc de Chaulnes (voyez tome IV, p. 476, note 2, et p. 485 et 486) mourut en septembre 1681. Nous ignorons la date de la mort de Barbe Servien, mère de la duchesse.
  7. 7. « Tout ensemble. » (Édition de 1754.)
  8. 8. « Les unions. » (Ibidem.)
  9. 9. Jour de la mort du cardinal de Retz. (Note de Perrin.)