Lettre 846, 1680 (Sévigné)

1680

846. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce mercredi 28e août.

de madame de sévigné.

Vous[1] croyez que Pilois ne sait pas votre nom ? détrompez-vous, il est trop bon courtisan, et me parle souvent de cette pistole que vous lui donnâtes dans le comble de l’affliction de la mort de sa vache, et que sans cela il étoit perdu. Enfin partout où je suis, votre nom y est célébré ; il vole, il vole jusqu’au bout du monde, puisqu’il est en ce pays.

Oui, assurément, ma très-chère, je suis fort aise que vous alliez vous coucher au lieu de m’écrire[2] ; et quelque amitié que j’aie pour vos lettres, vous savez que j’aime encore mieux votre repos et votre santé. Mon fils arriva un peu après que mes lettres furent parties ; il amena Monsieur de Rennes, et un marquis assez honnête homme, ami de M. de Lavardin[3], et un abbé Charrier[4], fils de notre bon ami de Lyon. Ce prélat n’a été qu’un jour ici ; 1680 il est allé avec le marquis[5] au Maine, où M. de Lavardin et sa grosse petite femme[6] l’ont prié d’aller ; cet abbé[7] nous est demeuré avec votre frère.

Ma fille, il y a des femmes qu’il faudroit assommer à frais communs : entendez-vous bien ce que je vous dis là ? oui, il faudroit les assommer : la perfidie, la trahison, l’insolence, l’effronterie, sont les qualités dont elles font l’usage le plus ordinaire ; et l’infâme malhonnêteté est le moindre de leurs défauts. Au reste, pas le moindre sentiment, je ne dis pas d’amour, car on ne sait ce que c’est, mais je dis de la plus simple amitié, de charité naturelle, d’humanité ; enfin ce sont des monstres, mais des monstres qui parlent, qui ont de l’esprit, qui ont un front d’airain, qui sont au-dessus de tous reproches, qui prennent plaisir de triompher et d’abuser de la foiblesse humaine, et qui étendent leur tyrannie sur tous les états ; comptez combien il y en a dans ceux de Bretagne ; nous y voyons le clergé, la noblesse et le tiers : voilà justement ce que je veux dire ; mettez un cadre à toute cette belle peinture, et vous en ferez le portrait d’une dame que je ne veux pas nommer ; et plût à Dieu qu’elle fût seule[8] dans le monde ! Mais enfin il y a des gens si malades que ce sera un bonheur et un miracle si on n’est point obligé d’en venir aux extrémités. On trouve de la consolation à se plaindre avec moi de ces sortes de malheurs ; et en vérité, j’y entre et je les comprends, ce me semble, mieux que personne[9].

Mon fils m’a rendu compte d’une conversation qu’il 1680 eut avec M. de la Trousse, le croyant, sur la parole de Brancas, tout sucre et tout miel ; mais les nuages couvrirent bientôt la surface de la terre ; dès que mon fils commença à parler, le temps se brouilla, et de période en période, on vint[10] à demander pourquoi on s’étoit engagé dans cette charge. Cela m’a fait souvenir d’Hermione, quand elle demande à Oreste, après qu’il a tué Pyrrhus par son ordre : Qui te l’a dit ? Oreste, à cette parole, devint furieux[11]. Ma bonne, je pense que votre petit frère le seroit devenu comme lui[12], si l’ange qui le garde ne l’avoit soutenu ; enfin nous verrons. Il est certain que rien ne presse, pourvu qu’il ne répande point le bruit de ses desseins[13], qui ne sont pas quasi formés pour Bouligneux. Ce qu’il faudroit tâcher de faire, c’est d’avoir quelque vue pour la présenter à M. de Louvois, et sortir de cette place à la faveur d’un autre établissement dont on pourroit se défaire plus aisément[14]. Parlez-en à M. de la Garde, quand vous l’aurez ; nous estimons beaucoup vos conseils et les siens, et ceux du chevalier, s’il étoit en lieu d’entrer dans votre conseil. Voilà ce que je vous puis dire de nos affaires ; je souhaite bien passionnément que les vôtres se tournent d’une manière à faire que bientôt je vous puisse embrasser : c’est là le but de toutes choses.

Mlle  de Méri[15] ne pense-t-elle point à trouver une 1680 maison ? Elle disoit, quand elle étoit chargée de la sienne, qu’il y en avoit mille à louer ; il ne lui en faut pas tant. Il seroit fâcheux qu’elle vous fît un embarras pour revenir ; et si par malheur vous ne reveniez pas, on pourroit en faire un meilleur usage que de vous laisser toujours cette petite dépense sur les bras. Je songe toujours à vos intérêts grands et petits ; c’est à vous que j’en parle tout droit.

On me mande que la Reine est fort bien à la cour[16], et qu’elle a eu tant de complaisance et tant de diligence dans ce voyage, allant voir toutes les fortifications, sans se plaindre du chaud ni de la fatigue, que cette conduite lui a attiré mille petites douceurs. Je ne sais si les autres ont aussi bien fait. Madame la Dauphine disoit l’autre jour, en admirant Pauline de Polyeucte[17] : « Eh bien ! voilà la plus honnête femme du monde qui n’aime point du tout son mari. » Comment se porte le vôtre, que vous aimez et que j’aime aussi ? Comment va l’épingle ? Ne m’embrasse-t-il aujourd’hui que de la main gauche ? Pour moi, je me sers de mes deux bras, mais légèrement, de peur de le blesser[18]. Adieu, ma très-chère et très-aimable : vos lettres nous ont servi d’un grand amusement. Nous remettons votre nom dans son air natal[19] ; croyez, ma fille, qu’il est célébré partout où je suis ; il vole, il vole jusqu’au bout du monde, puisqu’il est en ce pays[20].

de charles de sévigné.

J’ai[21] trouvé ici une de vos lettres, ma petite sœur, et j’ai vu en même temps celle que vous avez écrite à ma mère ; j’en ai pensé mourir de rire, malgré les terreurs dont j’ai été frappé deux ou trois jours ; elles commencent un peu à se dissiper, et j’espère que si ma maladie n’a pas un beau nom en grec, elle pourra au moins se nommer en françois sans faire rougir personne. L’épingle de M. de Grignan, et la tendresse avec laquelle vous lui avez fait crier les hauts cris pendant deux nuits, et le beau nom d’arthritis, dont on a baptisé une goutte fort ordinaire, tout cela nous a paru digne d’un cadre ; mais que dites-vous de la peinture que ma mère vous fait des femmes qu’il faudroit étouffer entre deux matelas ? Elle est vraiment d’après nature, et nous espérons aussi qu’elle aura son cadre. L’étoile de Monsieur d’Évreux l’a défait de son vieux prédécesseur ; celle du chevalier devient de jour en jour plus favorable. Je commencerois à trembler si l’un des deux vous avoit épousée ; mais celle de M. de Grignan me rassure ; je crois pouvoir y résister quelque temps ; et quoiqu’on dise que le bien arrive d’ordinaire avec la goutte, comme il ne s’agit encore que de l’arthritis, cela me met l’esprit en repos. Je vous remercie du sérieux intérêt que vous prenez à mes affaires ; elles sont dans une situation bien dangereuse ; la Providence en disposera. Adieu, ma belle petite sœur : je vous embrasse et M. de Grignan aussi. Je me porte fort bien au moins.


  1. Lettre 846 (revue en grande partie sur une ancienne copie.) — 1. Tout ce premier alinéa manque dans les deux éditions de Perrin, qui ont seules la première phrase de l’alinéa suivant.
  2. 2. Les mots « au lieu de m’écrire » ne sont pas dans le texte de 1754.
  3. 3. « Monsieur de Rennes, un marquis ami de M. de Lavardin. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  4. 4. Abbé de Quimperlé. Voyez la lettre du 1er septembre suivant, p. 49, et celle du 7 mars 1685.
  5. 5. « Le prélat… avec ce marquis. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  6. 6. « Où M. et Mme  de Lavardin. » (Ibidem.)
  7. 7. « L’abbé. » (Ibidem.)
  8. 8. Dans notre manuscrit : « qu’il fût seul. » — La phrase qui suit n’est pas dans le texte de 1737.
  9. 9. Voyez tome VI, p. 548 et 559.
  10. 10. Dans notre manuscrit : « on vient. »
  11. 11. Voyez Andromaque, acte V, scène iii
  12. 12. « Auroit fait comme lui. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « Des desseins de la Trousse. » (Éditions de 1737 et de 1754.) L’édition de 1754, immédiatement après, donne quasi pas, au lieu de pas quasi.
  14. 14. « Dont il seroit plus aisé de se défaire. » (Éditions de 1737 et de 1754.) La phrase qui suit ne se lit que dans notre manuscrit.
  15. 15. Cet alinéa ne se trouve pas ailleurs que dans notre manuscrit.
  16. 16. Le Roi, sous l’influence de Mme  de Maintenon, s’était rapproché de la Reine.
  17. 17. Dans notre manuscrit : « Pauline et Polyeucte. »
  18. 18. Dans notre manuscrit, qui termine ici la lettre, on lit : « de peur de les blesser. »
  19. 19. Voyez tome IV, p. 269, note 3, et la Notice, p. 37, note 1.
  20. 20. Cette dernière phrase se trouve déjà, avec quelques différences, à la fin du premier alinéa de la lettre, qui a été omis par Perrin. Y avait-il dans l’original une répétition faite à dessein, ou bien l’éditeur, à qui ces sortes de transpositions sont assez ordinaires, a-t-il porté à la fin de la lettre la fin du paragraphe supprimé ?
  21. 21. Cette apostille ne se lit que dans l’édition de 1754.