Lettre 844, 1680 (Sévigné)

1680

844. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 21e août.

Je commence ma lettre par le compliment que l’on doit à tous les Grignans sur la mort de ce bon vieux évêque d’Évreux[1]. Cette mort que l’on n’a point souhaitée, ne laisse pas de venir fort à propos : le chevalier y gagne mille écus, et voilà ce jeune prélat en pleine possession d’un des plus beaux bénéfices de France[2]. L’union de votre famille ne me permet pas de douter que Condé[3] ne 1680 soit une de vos maisons de campagne. M. de la Garde connoît les agréments de cette terre : elle est grande, elle est belle et noble, et l’on trouve l’invention de vivre pour rien en ce pays-là. Enfin tout est bon dans cet établissement.

Je comprends que vous n’oseriez demander des nouvelles de votre grande dépense : c’est une machine à quoi il ne faut pas toucher, de peur que tout ne renverse. Il y a de l’enchantement à la magnificence de votre château et de votre bonne chère ; votre débris[4] est une chose étonnante ; et quand vous me dites que cela n’est pas considérable, je me perds et ne peux comprendre comme cela se peut faire[5] ; cela me paroît une sorte de magie noire, comme la gueuserie des courtisans : ils n’ont jamais un sou, et font tous les voyages, toutes les campagnes, suivent toutes les modes, sont de tous les bals, de toutes les courses de bague, de toutes les loteries, et vont toujours, quoiqu’ils soient abîmés ; j’oubliois le jeu, qui est un bel article ; leurs terres diminuent, il n’importe, ils vont toujours. Quand il faudra aller au-devant de M. de Vendôme[6], on ira, on fera de la dépense ; faut-il faire une libéralité ? faut-il refuser un présent ? faut-il courir au passage de M. de Louvois ? faut-il courir[7] sur la côte ? faut-il ressusciter à Grignan l’ancienne souveraineté des Adhémars ? faut-il avoir une musique ? a-t-on envie de quelque tableau ? on entreprend et l’on fait tout. Mon enfant, je mets tout cela au nombre de certaines choses que je ne comprends point du tout ; mais comme je prends 1680 beaucoup d’intérêt en celle-ci[8], j’en suis fort occupée, et je m’y trouve plus sensible qu’à mes propres affaires : c’est une vérité. N’appuyons point dans nos lettres sur ces sortes de méditations, on ne les trouve que trop dans ces bois, et la nuit quand on se réveille.

Je[9] vois que vous ne songez dans vos lettres qu’à me divertir : il faut suivre votre exemple : vous retourniez donc à votre vomissement[10] en finissant votre dernière ; vraiment je n’ai jamais vu un si vilain chapitre traité si plaisamment. La vilaine bête ! mais de quoi s’avise-t-elle de vous apporter son cœur sur ses lèvres, et de venir, de quinze lieues loin, rendre tripes et boyaux en votre présence ? Vous avez bien le don cette année d’attirer les visites ; on ne pouvoit pas se défier de celle-là ; elle me fait un peu souvenir de ma madame de la Hamélinière[11], dont je ne connoissois pas le visage. Vous aurez celui du petit Coulanges ; vous aurez vu ce petit chien de visage-là quelque part. Au travers de sa gaieté, vous lui trouverez de grands chagrins ; mais ils ne tiennent pas contre son tempérament. Je suis bien fâchée que le vôtre ne soit pas rétabli : ce n’est point être guérie que d’avoir toujours l’humeur qui vous faisoit mal à la poitrine ; quand elle voudra, elle reprendra ce chemin : elle est dans vos jambes, vous avez des douleurs, des inquiétudes, elles sont enflées les soirs ; j’admire votre patience de souffrir ces douloureuses incommodités, sans y chercher du remède ; j’avoue ma foiblesse, et combien je m’accommode 1680 peu des moindres maux ; si j’étois en votre place, j’aurois obéi ponctuellement à la Rouvière[12] ; j’essayerois mille petits remèdes inutiles pour en trouver un bon ; et mon impatience et mon peu de vertu me feroient une occupation continuelle de l’espérance d’une guérison.

Mme  la princesse de Tarente est charmée de votre souvenir ; elle trouva hier fort plaisant le récit que vous faites du bon usage de l’eau de la reine d’Hongrie pour la piqûre de M. de Grignan, et comme en françois vous appelez la goutte ce que les médecins appellent poliment arthritis : il y a des endroits dans vos lettres qui sont divins. Elle me conta qu’en Danemark il y avoit un prince allemand qui s’enfonça une épingle dans le côté, mais c’étoit dans une étrange occasion qu’il avoit rencontré cette épingle : il n’en souffla pas, et deux mois après la gangrène s’y mit ; il fallut faire des incisions : je voulois qu’elle nous le fît mourir tout d’un train. Mais enfin, si M. de Grignan s’étoit blessé de la même manière, voyez ce que diroit Pauline de votre jalousie[13].

Mon fils est toujours à Rennes, faisant des merveilles auprès de Sylvie : c’est le nom de baptême de la Tonquedette ; je n’ai jamais vu un garçon si malheureux en fricassée ; vous avez vu que la dernière dont il vous a parlé n’étoit point dans de la neige[14]. Mme  de Lavardin, Mme  de la Fayette, et Mme  de Coulanges m’assurent fort que nous trouverons cet hiver quelque moyen de le tirer de la place où il est, dont le dégoût seroit insupportable, si M. de la Trousse répandoit froidement dans le monde 1680 le dessein qu’il a pour M. de Bouligneux[15]. Je vous avoue que j’ai pensé aussi méchamment que vous au goût qu’il trouveroit à donner ce coup mortel à son petit subalterne : nous avons le malheur de lui déplaire, et de n’avoir jamais eu nulle part à son amitié ; la vôtre, ma très-chère, me consolera de tout. J’espère que vous me la conserverez quasi aussi bien que M. de Grignan conserve ses perdreaux : c’est une plaisante vision que de lui voir défendre à ses chasseurs de sortir, quand il a le plus de monde à sa table ; c’est signe que le reste est fort bon.

Mme  de Vins m’a écrit une grande lettre toute pleine de bonne amitié et de conversation, comme si nous étions à Livry ou dans votre chambre à Paris ; elle me conte qu’elle a entendu blâmer M. de Grignan sur l’affaire de ce pauvre Maillanes[16], comme s’il l’avoit abandonné ; elle se garde bien de le condamner sans l’entendre, et moi aussi. Les fautes que peut faire M. de Grignan dans le cours de sa vie ne seront jamais que contre lui et sa famille, et nullement contre ses amis.

Le saint évêque de Pamiers[17] est mort : voilà l’affaire de la régale finie, voilà encore un nom bien chaud à prendre ; mais puisque nous nous sommes accoutumés à Monsieur d’Aleth, nous souffrirons Monsieur de Pamiers, et puis Monsieur d’Augers[18], et puis nous n’aurons plus rien à craindre. Les cinq[19] à qui l’on vouloit faire le procès seront devant le grand juge, qui les aura traités avec plus de bonté qu’on n’a fait en ce monde-ci.

Je[20] veux un peu parler à Mlles  de Grignan : vraiment, Mesdemoiselles, cela est fort honnête de vous jeter dans le vert et le bleu aussitôt que vous apprenez la mort de notre pauvre cousine[21] ; j’en ai bien mieux usé, j’ai porté un petit deuil à Rennes ; je n’avois point de bel habit de couleur ; et ce petit deuil, qui m’a été d’une commodité nompareille, a fait voir à toute la Bretagne mon bon naturel. Adieu, mes belles : j’ai en vérité bien envie de vous embrasser ; si vous conservez un peu d’amitié pour moi, je vous assure que ce n’est pas en pure perte. Pour mon cher Comte, je l’embrasse, et m’afflige avec lui de cette maudite épingle : nos pauvres machines sont sujettes à bien des misères.


  1. Lettre 844 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Sur l’évêque d’Évreux et sur la pension de mille écus dont il va être question, voyez la lettre du 21 février précédent, tome VI, p. 268-270. — Il était mort à Évreux, le 12 août, victime d’un funeste accident, que Mme de Sévigné ignorait encore : voyez plus loin les lettres du 4 et du 11 septembre.
  2. 2. L’abbé de Grignan ne fut pas sacré évêque d’Évreux ; il fut nommé peu de temps après à l’évêché de Carcassonne, et la cérémonie de son sacre eut lieu le 21 décembre 1681, dans l’église collégiale de Grignan, où l’archevêque d’Arles avait été sacré cinquante-deux ans auparavant. (Note de l’édition de 1818.)
  3. 3. Maison de plaisance des évêques d’Évreux. (Note de Perrin.) Voyez tome VI, p. 274, note 31.
  4. 4. « Débris se dit de ce qui se casse et se brise en une maison où il aborde beaucoup de monde. » (Dictionnaire de Furetière.)
  5. 5. Au lieu de ce membre de phrase : « je me perds et ne peux, etc., » le texte de 1754 donne simplement : « je m’y perds. »
  6. 6. M. de Vendôme étoit attendu en Provence pour y commander. (Note de Perrin.) Voyez ci-dessus, p. 16 et 25.
  7. 7. Dans notre manuscrit, par erreur : « écrire. »
  8. 8. « Mais comme je m’intéresse beaucoup à celle-ci. (Édition de 1754.)
  9. 9. Ce paragraphe et les trois suivants manquent au manuscrit, et ne se trouvent que dans la seconde édition de Perrin (1754), la seule qui donne cette lettre.
  10. 10. Voyez le Livre des Proverbes, chapitre XXVI, verset 11, et la seconde Épître de saint Pierre, chapitre II, verset 22.
  11. 11. Voyez la lettre du 2 juin précédent, tome VI, p. 478-480.
  12. 12. Voyez tome VI, p. 314, note 16.
  13. 13. C’est sans doute, si ce passage n’est point altéré, une allusion à quelque parole d’enfant que Mme  de Grignan avait redite à sa mère.
  14. 14. Voyez le mot de Ninon que Mme  de Sévigné rapporte dans la lettre du 8 avril 1671, tome II, p. 150.
  15. 15. Voyez la lettre du 31 juillet précédent, tome VI, p. 559.
  16. 16. Peut-être le fils de celui qui avait été procureur général pour la noblesse à l’Assemblée des Communautés en 1672. Voyez tome II, p. 105, note 6, et tome III, p. 271, note 3. La lettre du comte de Grignan, dont nous avons donné un extrait dans cette dernière note et que nous publierons avec les lettres sans date à la fin de la Correspondance, pourrait bien être du mois d’août 1680, et relative à l’affaire de Maillanes dont il est ici parlé.
  17. 17. François-Étienne de Caulet, mort le 7 août 1680. (Note de Perrin.) — Voyez la lettre du 17 juillet précédent, tome VI, p. 535. — Il était fils d’un président à mortier du parlement de Toulouse.
  18. 18. Henri Arnauld ne mourut que douze ans après.
  19. 19. « Ces cinq. » (Édition de 1754.) — Aux trois évêques qui viennent d’être nommés, il faut ajouter l’évêque de Beauvais, Buzanval, mort en juillet 1679, et peut-être Vialard, évêque de Châlons, mort tout récemment en juin 1680 (voyez tome VI, p. 461).
  20. 20. Ce paragraphe manque au manuscrit.
  21. 21. Mme de Barai. Voyez tome VI, p. 561, note 27.