Lettre 843, 1680 (Sévigné)

1680

843. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce dimanche 18e août.

Vous[1] m’avez attendrie, ma chère enfant, en me parlant de Mlle de Grignan[2] : j’ai senti mon cœur touché de son courage et de sa vertu ; mais pourriez-vous douter de mon estime pour une si belle action, parce que je crois qu’elle vient de Dieu ? c’est par cette raison même que je l’admire, et que je révère Mlle de Grignan plus que les 1680 autres : je la regarde comme un vase d’élection, comme une créature choisie et distinguée, comme une âme remplie de la grâce de Jésus-Christ, et cette séparation me paroît une faveur si particulière, que je la considère avec respect, et je ne puis enfin envisager l’état de Mlle  de Grignan sans envie[3].

Voici un changement par l’arrivée de M. de Vendôme. Il y a dix ans que vous êtes gouverneurs[4] ; c’est une belle place, et peu de gens ont joui si longtemps d’un tel interrègne : on ne le sent pas pendant qu’il dure, et ce n’est que par la privation qu’on voit ce qu’on a perdu[5]. Je ne voudrois pas ne vous avoir point vue[6] dans votre royaume ; M. et Mme  de Chaulnes ont réveillé mes idées sur la beauté de ces souverainetés : ce sont des rôles qui plaisent plus ou moins, selon qu’on est disposé. C’étoit une étrange chose que d’avoir ensemble une Provence, le nom de Grignan et l’autorité du Roi[7]. Je ne sais si les Provençaux donneront bien à bride abattue dans la nouveauté ; mais je crois qu’un peu de réflexion leur fera connoître la différence, comme vous dites, d’un Grignan tout désintéressé et tout généreux, et d’un secrétaire tout 1680 altéré et tout intéressé. Je pense que l’on ne verra guère de procès dans les communautés pour savoir qui doit profiter des libéralités de Monsieur le gouverneur. Ces mille francs ne furent-ils pas donnés parce que ces pauvres gens avoient été brûlés ? Et n’est-ce pas donner encore que de n’avoir pas voulu prendre ce qu’un autre vouloit vous donner[8] ? Ces sortes de procédés sont fort rares et fort singuliers. J’ai grand regret à l’entière dissipation que M. de Vendôme et ses gens vont faire de vos meubles : ce meuble rouge, ces beaux chenets, ce miroir, tout cela en est-il ? Et vous représentez-vous que vous ne perdiez pas beaucoup de meubles qui se peuvent gâter ? il faut fermer les yeux à tout cela. Ce qui me console de votre éclipse, c’est que le jour d’Aix vous étoit ruineux, et que vous avez beaucoup plus de liberté. Je[9] pense que votre dépense sera bien diminuée de ce que vous perdez ; enfin c’est un rôle que vous avez joué fort dignement dix ans de suite ; vous n’êtes plus présentement que ce que vous souhaitiez d’être : vos réflexions ne vous manqueront pas dans cette occasion. Vous souvient-il de ce que nous craignions des intrigues de Monsieur de Marseille et comme il voudroit gouverner ce jeune prince[10] ? Voyez où le voilà[11]. C’est 1680 Monsieur le Coadjuteur qui est à cette place : j’ai extrêmement senti le plaisir et l’utilité de le voir là[12] : rien n’est si bon pour vous. Je tirai l’autre jour à Rennes, du milieu du tourbillon, une heure de conversation avec M. de Chaulnes. Je[13] voudrois que vous sussiez avec combien de bon esprit et d’adresse il a réglé les pas de ce petit Nointel[14] pour l’empêcher de faire l’entendu aussi de sa commission, ménageant la cour et la province, et faisant si bien qu’enfin cette manière d’intendant est sortie de Bretagne. Nous trouvâmes qu’il n’y avoit que lui et vous qui puissiez vous vanter d’être gouverneurs de province ; tout le reste est soumis, et même le Languedoc[15]. Il fit bien valoir la beauté de la Provence, et comme tout y est vif, et passant, et brillant, à cause de ces vaisseaux et de ces galères, et de ceux qui vont et qui viennent d’Italie[16]. Faites-moi bien écrire toute cette arrivée de M. de Vendôme.

Vous voulez, ma très-chère, que je croie que vous n’avez plus de feu secret ; ah ! Dieu le veuille, et que cette poitrine soit tranquille, comme vous le dites ! La santé de M. de Grignan est bientôt revenue. Vous avez 1680 trouvé ce qu’il y avoit à dire de l’épingle[17] ; j’ai tourné tout autour, sans avoir eu l’esprit de le dire : ne craignons jamais de nous permettre les turlupinades qui viennent au bout de nos plumes. Vous avez donc oublié les vers que vous fîtes pour la fête du bon abbé ; et moi j’ai aussi oublié les miens : cela est assez bien de part et d’autre. Vous finissiez un sixain pour Mlle  d’Alerac, en lui faisant dire :

Cher abbé, je n’ai qu’une fleur,
Et je la veux garder pour faire une autre fête.

Cela est de la force de la touffe ébouriffée. Vous me représentiez l’autre jour cette belle fille, de manière à faire croire que la fête sera toute des meilleures : je la souhaite pour le bien de toute la maison, et que Guintrandi[18] puisse beugler :

Que chacun se ressente[19], etc.

Montgobert me mande qu’elle étoit l’autre jour si poursuivie de musique, qu’elle ne savoit plus où se ranger : nous voudrions bien nous trouver dans cet embarras. Je vous garderai fidélité, ma très-belle, et pendant votre absence je pourrai me vanter de n’avoir eu aucun plaisir. Je trouve Montgobert assez joliment avec vous, puisque vous parlez ensemble, et que vous l’allez voir : il ne vous manque rien que de l’amitié. Quel aveuglement que cette passion qui fait que Montgobert voit Magdelon en vous ! Je la plains infiniment ; car ce n’est assurément ni par malice, ni par plaisir qu’on se laisse dévorer par 1680 cette impitoyable furie, qui gâte, qui corrompt, et qui change tout. Magdelon[20] vous sert toujours bien ; j’en suis fort aise, et qu’elle ait retrouvé une santé que nous avons vue en pitoyable état.

Il y a sept jours que je suis revenue de Rennes, et que je me repose l’esprit. Je n’avois point voulu que la princesse vînt ici : je lui avois fait valoir nos dévotions de jeudi[21], comme elle me fait valoir les siennes[22], où elle fait plus de jeûnes et de retraites que nous n’en faisons pour notre réalité. J’ai donc été en solitude : j’ai songé en quel état étoit ce bon abbé, il y a un an ; et tous vos soins aimables que je dois mettre sur mon compte, et quels secours aux dépens de votre santé[23] je tirois de vos conseils ; et cet Anglois et ce cardinal[24] qui mourut, ce me semble, de la maladie de l’abbé[25]. Eh, mon Dieu ! que l’esprit fait de chemin, et que l’on pense de choses, quand on pense toujours ! cette vie ne m’ennuie point, tant que je ne pourrai pas espérer d’être avec vous.

Mais revenons : je fus donc voir hier cette princesse ; elle fut ravie de votre compliment ; elle s’est imaginé qu’elle vous aime passionnément[26], et cela devient une vérité : du moins elle a[27] une très-juste estime de votre esprit et de votre personne. Je crois que la comtesse 1680 d’Oldenbourg[28], au fond de l’Allemagne, vous devra en Provence sa réconciliation avec sa mère. À propos de mère, j’attendois mon fils, parce que Corbinelli, en me disant que son procès l’a retenu, me disoit que mon fils me diroit[29] le détail de ses raisons. Je croyois donc le voir à tout moment dans ces bois[30] ; mais devinez ce qu’il a fait. Il a traversé je ne sais par où, et enfin s’est trouvé à Rennes, où il me mande qu’il sera jusqu’au départ de M. de Chaulnes. Il me paroît qu’il a voulu faire cette équipée pour Mlle  de Tonquedec ; il sera bien embarrassé, car Mlle  de la Coste[31] n’en jette pas sa part aux chiens : le voilà donc entre l’orge et l’avoine ; mais la plus mauvaise orge et la plus mauvaise avoine qu’il pût jamais trouver. Il n’est pas content[32]. Que voulez-vous que j’y fasse, ma pauvre chère ? c’est en ces occasions que je suis résignée. Plût à Dieu que Monsieur d’Évreux voulût honorer de sa belle présence cette solitude ! si mon fils y est, j’espérerois qu’il ne s’ennuieroit pas pour quelques jours.

Je trouve le Coadjuteur admirable[33] de parler avec tant 1680 de justice de cette lettre du clergé[34]. Vous perdez dans cette occasion tout le mérite de votre prudence : vous avez beau vous taire, ma fille, on ne vous distinguera point. Si vous avez fait des imprudences, elles ont si peu nui à Messieurs vos beaux-frères que je ne vous conseille point de changer.

J’aime[35] trop le Mercure galant ; je veux dire à la princesse ce qu’il dit de sa nièce[36]. Je ne le fis pas hier. Et le moyen de ne se plus souvenir de Dulcinée dont il sortoit une certaine petite senteur ? J’ai bien ri de ces folies. Je suis un peu fâchée que vous n’aimiez point les madrigaux ; ne sont-ils pas les maris des épigrammes ? ce sont de si jolis ménages, quand ils sont bons : vous y songerez encore, ma bonne, avant que de les chasser entièrement.

Le bon abbé voudroit bien être à Grignan[37] pour conférer avec Monsieur l’Archevêque, et avoir encore l’avantage de le voir. Je voudrois bien y être aussi : c’est sur ces séparations si terribles que je ne suis pas soumise comme je le devrois. Je regrette ce que je passe de ma vie sans vous, et j’en précipite les restes pour vous retrouver, comme si j’avois bien du temps à perdre. Adieu, ma belle : je vous aime trop pour entreprendre de vous le dire.


  1. Lettre 843 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Ce premier alinéa n’est pas dans notre manuscrit.
  2. 2. Françoise-Julie (?) Adhémar de Monteil, fille aînée de M.  de Grignan et d’Angélique-Claire d’Angennes, sa première femme. (Note de Perrin.) — Elle témoignait en ce temps-là l’intention d’entrer en religion. Voyez la Notice, p. 247-250.
  3. 3. « Et que je regarde avec envie l’état de Mlle  de Grignan. » (Édition de 1754.)
  4. 4. M. le comte de Grignan, lieutenant général pour le Roi en Provence, y commandoit depuis l’an 1670, en l’absence de M. le duc de Vendôme, qui en étoit gouverneur. (Note de Perrin.) — Voyez ci-dessus, p. 16, note 9.
  5. 5. « Et ce n’est que la privation qui fait voir ce qu’on a perdu, » (Édition de 1754.)
  6. 6. « Je serois fâchée de ne vous avoir point vue. » (Ibidem.)
  7. 7. « C’étoit une chose bien agréable en Provence que d’avoir réuni l’autorité du Roi avec le nom de Grignan. » (Ibidem.) — Le texte de 1737 n’a ni cette phrase ni tout ce qui suit, jusqu’à : « Ce qui me console » (p. 26). Celui de 1754 a encore le commencement de la phrase suivante, jusqu’aux mots : « dans la nouveauté, » et ne reprend également qu’à : « Ce qui me console. »
  8. 8. Voyez tome VI, p. 420, note 49, et p. 537.
  9. 9. Le commencement de cette phrase n’est que dans notre manuscrit ; les deux éditions de Perrin la font commencer à : « c’est un rôle. » — Deux lignes plus haut, elles donnent séjour, au lieu de jour.
  10. 10. Le duc de Vendôme, alors âgé de vingt-six ans. — Dans l’édition de 1754 : « Vous souvient-il comme nous craignions que Monsieur de Marseille ne voulût gouverner ce jeune prince ? » — Cette phrase et les deux suivantes manquent dans le texte de 1737, qui reprend à : « Je tirai l’autre jour. » — Il y a aussi une lacune dans le manuscrit : les mots occasion et Vous souvient-il de ont été sautés par le copiste.
  11. 11. Monsieur de Marseille étoit depuis peu évêque de Beauvais, et venoit d’être nommé ambassadeur extraordinaire en Pologne pour la seconde fois. (Note de Perrin, 1754.)
  12. 12. « De l’y voir. » (Édition de 1754.) — Il s’agissoit de la place de président à l’assemblée des états de Provence, que Monsieur de Marseille (Toussaint de Forbin) avoit occupée avant Monsieur le coadjuteur d’Arles. (Note de Perrin.)
  13. 13. Cette phrase et la suivante ne sont que dans notre copie.
  14. 14. Voyez tome VI, p. 414, note 21.
  15. 15. Le gouverneur du Languedoc était le duc de Verneuil ; il y avait trois lieutenants généraux.
  16. 16. « Qui vont et viennent d’Italie. » (Éditions de 1737 et de 1754.) — La petite phrase qui suit se lit seulement dans notre manuscrit, mais il n’a rien des deux alinéas suivants, qui manquent également dans l’impression de 1737.
  17. 17. Voyez ci-dessus, p. 21.
  18. 18. Ce nom se trouve déjà au tome V, p. 268.
  19. 19. C’est ainsi que commence une invitation à la joie chantée par le dieu Pan dans le prologue de Cadmus et Hermione, opéra de Lully et de Quinault, représenté en 1674.
  20. 20. Magdelon étoit vraisemblablement l’objet de la jalousie de Mlle  Montgobert. (Note de Perrin.)
  21. 21. Jour de l’Assomption.
  22. 22. « Comme elle me faisoit valoir les siennes, » (Édition de 1754.)
  23. 23. Ces mots : « aux dépens de votre santé, » sont seulement dans notre manuscrit.
  24. 24. Le cardinal de Retz.
  25. 25. D’une fièvre continue, qui, pour le Cardinal, prit, à ce qu’il paraît, le caractère de fièvre maligne. Voyez les lettres du 25 août 1679, tome V, p. 559-562.
  26. 26. « Qu’elle vous aimoit passionnément. » (Édition de 1754.)
  27. 27. « Elle a du moins. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  28. 28. Notre manuscrit donne d’Oltembourg, de manière qu’on peut douter si Mme  de Sévigné a voulu écrire d’Altenbourg ou d’Oldenbourg, deux noms qui conviennent également au mari de Mlle  de la Trémouille. Voyez tome VI, p. 375, note 5.
  29. 29. « M’apprendroit. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  30. 30. Les mots : « dans ces bois, » manquent dans le texte de 1754.
  31. 31. Voyez la lettre du 25 octobre 1679, tome VI, p. 66, et celle du 17 novembre 1688. — Les éditions de Perrin ne donnent que les initiales T** et la C**.
  32. 32. Ce petit membre de phrase manque dans les deux éditions de Perrin ; celle de 1737 n’a pas non plus ce qui suit, jusqu’à la fin de l’alinéa, dont la dernière phrase manque aussi dans le texte de 1754, qui le termine ainsi : « Que voulez-vous que j’y fasse ? c’est en pareil cas que je suis toujours résignée. »
  33. 33. « Le Coadjuteur est admirable. » (Édition de 1737.)
  34. 34. Voyez les lettres des 17 et 31 juillet, tome VI, p. 535 et 558, et plus haut, celle du 4 août, p. 4.
  35. 35. Cet alinéa manque dans le texte de 1737, qui reprend à : « Le bon abbé » (p. 32), où finit notre manuscrit. L’édition de 1754 n’a pas non plus les premières phrases du paragraphe, et commence seulement à : « Je suis un peu fâchée. »
  36. 36. Les mots sa nièce sont une conjecture, mais bien vraisemblable, ce nous semble, et fondée tout au moins sur une très-légère correction. On lit dans le manuscrit sanicée, écrit en un seul mot. — Dans cet endroit Mme  de Sévigné parle très-probablement de certains passages de la dernière lettre qu’elle a reçue de Mme  de Grignan, qui sans doute lui avait parlé du Mercure et lui avait cité ce qui est dit de la duchesse d’Orléans, nièce de Mme  de Tarente, dans le numéro publié à la fin de juin (p. 252) : « Madame étoit de cette partie. Je ne vous en dirai rien. Vous savez que c’est une amazone à cheval, et qu’il est peu d’hommes qui aient plus de vigueur qu’elle dans cet exercice. » Il est naturel aussi qu’à propos du Mercure, qui donnait souvent des madrigaux, elle lui ait avoué son peu de goût pour ce genre de poésie. — Pour Dulcinée et la petite senteur, voyez au chapitre XXXI du livre IV de Don Quichotte. Cette allusion s’explique par certains détails du récit que nous avons vu plus haut (p. 9 et 10) de l’entrée à Rennes : on suela sueur nous surmontoit.
  37. 37. « Voudroit bien se trouver a Grignan ; et à la ligne suivante : « l’honneur, » au lieu de : « l’avantage. » (Édition de 1754.)