Lettre 791, 1680 (Sévigné)

1680

791. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME ET À MONSIEUR DE GRIGNAN.

À Paris, dimanche 17e mars.

Quoique cette lettre ne parte que mercredi, je ne puis m’empêcher de la commencer aujourd’hui, pour vous dire que M. de la Rochefoucauld est mort cette nuit. J’ai la tête si pleine de ce malheur, et de l’extrême affliction de notre pauvre amie[1], qu’il faut que je vous en parle. Hier samedi, le remède de l’Anglois avoit fait des merveilles ; toutes les espérances de vendredi, que je vous écrivois, étoient augmentées ; on chantoit victoire, la poitrine étoit dégagée, la tête libre, la fièvre moindre, des évacuations salutaires ; dans cet état, hier à six 1680 heures, il se tourne à la mort[2] : tout d’un coup les redoublements de fièvre, l’oppression, les rêveries ; en un mot, la goutte l’étrangle traîtreusement ; et quoiqu’il eût beaucoup de force, et qu’il ne fût point abattu des saignées, il n’a fallu que quatre ou cinq heures pour l’emporter ; et à minuit il a rendu l’âme entre les mains de Monsieur de Condom. M. de Marsillac ne l’a pas quitté d’un moment ; il est mort entre ses bras, dans cette chaise que vous connoissez. Il lui a parlé de Dieu avec courage. Il est dans une affliction[3] qui ne se peut représenter ; mais il retrouvera[4] le Roi et la cour ; toute sa famille se retrouvera en sa place[5] ; mais où Mme de la Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une considération pour elle et pour son fils[6] ? Elle est infirme, elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues ; M. de la Rochefoucauld étoit sédentaire aussi : cet état les rendoit nécessaires l’un à l’autre ; rien ne pouvoit être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié. Ma fille, songez-y, vous trouverez qu’il est impossible de faire une perte plus sensible[7], et dont le temps puisse moins consoler. Je ne l’ai pas quittée tous ces jours[8] : elle n’alloit point faire la presse parmi cette famille ; ainsi elle avoit besoin[9] qu’on eût pitié d’elle. Mme de Coulanges a très-bien fait aussi, et nous continuerons 1680 encore quelque temps aux dépens de notre rate, qui est toute pleine de tristesse.

Voilà en quel temps sont arrivées vos jolies petites lettres, et votre billet, et une autre lettre encore pour réponse à la première de M. de Marsillac. Voilà leur destinée : jusques ici elles n’ont été admirées que de moi, et de Mme de Coulanges, qui trouva les petites d’Arnoton[10] fort plaisantes et la scène fort galante. M. de Grignan écrit en perfection. Quand le chevalier arrivera, je lui donnerai[11] ; il trouvera peut-être un temps propre après les douleurs pour dire : « Les voilà[12]. » En attendant, il faut en écrire une de douleur[13]. Il met en honneur toute la tendresse des enfants, et fait voir que vous n’êtes pas seule ; mais, en vérité, vous ne serez guère imités[14]. Toute cette tristesse m’a réveillée, et représenté[15] l’horreur des séparations. J’en ai le cœur serré[16], et plus que 1680 jamais je vous demande à genoux, avec des larmes, de ne point remettre à l’infini les remèdes que M. de la Rouvière[17] veut que vous fassiez, et sans lesquels vous ne pouvez vous rétablir. Vous vous contentez de les savoir : voilà une provision ; ils sont dans votre cassette ; et cependant votre sang ne se guérit point, votre poitrine est souvent douloureuse ; il vous suffit de savoir des remèdes, vous ne voulez pas les faire ; et quand vous le voudrez, hélas ! peut-être que votre mal sera trop grand. Est-il possible que vous vouliez me donner cette douleur amère et continuelle ? Avez-vous peur de guérir ? M. de la Rouvière, M. de Grignan, tout cela n’a-t-il point de crédit auprès de vous ? Et vous, Monsieur de Grignan, n’êtes-vous pas cruel de la mener à Marseille, et peut-être plus loin ? Pouvez-vous sans trembler la faire trotter ainsi avec vous ? Hélas ! vous savez combien le repos lui est nécessaire : comment l’exposez-vous à de telles fatigues ? Je vous conjure que votre amitié m’explique cette conduite : est-ce que vous êtes parfaitement content de sa santé et que vous n’y souhaitez plus rien ? Plût à Dieu que cela fût ainsi ! J’ai vu que vous me parliez de cette chère santé : vous ne m’en dites plus rien, et je vois que vous la promenez.

Cependant Monsieur le Coadjuteur, que j’ai vu un moment, ne m’a point contentée : il dit que vous écrivez toujours, et que quelquefois vous sortez de ce cabinet si épuisée que vous n’êtes pas reconnoissable. Eh, mon Dieu ! quand je songe que vous vous tuez pour les gens du monde qui vous aiment le plus chèrement, qui 1680 donneroient leur vie pour sauver la vôtre ; et c’est pour écrire des bagatelles, des réponses justes, que vous nous donnez la plus cruelle inquiétude qu’on puisse avoir. Pour moi, je vous déclare que vous me donnez une peine étrange quand vous m’écrivez plus d’une page. Votre dernière est trop longue, vous abusez de vous et de moi, et dès que vous êtes un peu bien, vous faites tout ce qu’il faut pour retomber. Retenez cette plume qui va si vite et si facilement : c’est un poignard ; je n’en veux plus ; j’ai horreur du mal qu’elle vous fait. Ce Coadjuteur m’a dit que si on vouloit vous couper le poing droit, vous seriez grasse. Ne vous amusez point à répondre sur des nouvelles ; ne vous profanez point ; je ne m’en souviens plus moi-même dès qu’elles sont parties.

Pardonnez la longueur de cet article : le Coadjuteur m’a troublée, et je suis frappée de l’effroyable douleur de perdre ce qu’on aime. Ayez pitié de moi.

Mercredi 20e mars.

Il est enfin mercredi. M. de la Rochefoucauld est toujours mort, et M. de Màrsillac toujours affligé, et si bien enfermé, qu’il ne semble pas qu’il songe à sortir de cette maison. La petite santé de Mme de la Fayette soutient mal une telle douleur[18] : elle en a la fièvre ; et il ne sera pas au pouvoir du temps de lui ôter l’ennui de cette privation ; sa vie est tournée d’une manière qu’elle le trouvera tous les jours à dire[19]. Vous devez me dire tout au moins quelque chose pour elle dans ce que vous m’écrivez ; je vous prie toujours que cela ne passe pas une page[20]. 1680 Je suis troublée de votre santé et du voyage que vous faites. Vous n’irez pas en Barbarie, mais il y aura bien de la barbarie si cette fatigue vous fait du mal. Il est vrai que ces deux bouts de la terre[21] où nous sommes plantées, est une chose qui fait frémir, et surtout quand je serai près de notre Océan, pouvant aller aux Indes, comme vous en Afrique. Je vous assure que mon cœur ne regarde point cet éloignement avec tranquillité, comme vous disiez l’autre jour[22]. Si vous saviez le trouble que me donne le moindre retardement de vos lettres, vous jugeriez aisément ce que[23] je souffrirai dans mon chien de voyage. Je n’ai point vu nos Grignans[24] ; ils sont à Saint-Germain, le chevalier à son régiment[25].

On m’a voulu mener voir Madame la Dauphine : en vérité, je ne suis pas si pressée. M. de Coulanges l’a vue : le premier coup d’œil est à redouter, comme dit M. Sanguin[26] ; mais il y a tant d’esprit, de mérite, de bonté, de manières charmantes, qu’il faut l’admirer :


S’il faut honorer Cybèle,
Il faut encor plus l’aimer[27].

On ne conte que ses dits pleins d’esprit et de raison.

La faveur de Mine de Maintenon augmente tous les 1680 jours : ce sont des conversations infinies avec Sa Majesté, qui donne[28] à Madame la Dauphine le temps qu’il donnoit à Mme de Montespan ; jugez de l’effet que peut faire un tel retranchement. Le char gris[29] est d’une beauté étonnante ; elle vint l’autre jour au travers d’un bal, par le beau milieu de la salle, droit au Roi, et ne voyant[30] ni à droit, ni à gauche ; on lui dit qu’elle ne voyoit pas la Reine : il étoit vrai ; on lui donna une place ; et quoique cela fît un peu d’embarras, on dit que cette action d’une embevecida[31] fut extrêmement agréable : il y auroit mille bagatelles à conter sur tout cela. Mme de Soubise n’est point de retour de sa campagne : elle est chez M. de Luynes, à six lieues d’ici[32] ; cela est triste.

Votre frère l’est fort aussi à sa garnison[33] ; je pense que la rencontre de vos esprits animaux ne déterminera point les siens, quoique de même sang, à penser comme vous[34]. Votre période m’a paru très-belle ; je doute que j’y réponde ; mais il n’importe, vous voyez fort bien ce que je veux dire. Il me paroît que vous êtes si contente de la fortune de vos frères[35], que vous ne comptez plus sur la vôtre : vous vous retirez derrière le rideau ; je vous ai mandé comme cela me blesse le cœur, et me paroît 1680 injuste[36] ; et peut-on trop haïr les abîmes qui vous font avoir de telles nonchalances pour ce qui vous regarde ? Vous vous comptez pour rien, quand tant d’autres vous comptent pour tout, et que personne ici ne vaut ce que vous valez tous deux.

Adieu : rien ne me peut distraire de penser à vous ; j’y rapporte toutes choses, et si vous aviez autant d’amitié pour moi, vous seriez encore plus attentive à votre santé que vous ne l’êtes. La mienne est très-bonne ; du Chesne m’a dit d’aller toujours dans le carême jusqu’à l’ombre de la moindre incommodité. Il croit que l’eau de lin tous les matins, du thé l’après-dînée, et du régime dans le choix des viandes, me conduiront jusqu’au bout. À tout hasard j’ai une permission, dont je me servirai sans aucun scrupule ; n’en soyez point en peine : fiez-vous à moi.

N’admirez-vous point que Dieu m’a ôté encore cet amusement de parler de vos intérêts avec M. de la Rochefoucauld ? il en paroissoit occupé[37] fort obligeamment. De sorte qu’ayant aussi perdu M. de Pompone, je n’ai pas[38] le plaisir de croire que je puisse jamais vous être bonne à rien du tout.

Je n’ai jamais tant vu de choses extraordinaires depuis[39] que vous êtes partie. J’ai su que le jeune évêque d’Évreux est le favori du vieux, et qu’il[40] a écrit au Roi pour le remercier de lui avoir donné un tel successeur. C’est aux Grignans à faire tout ce qu’il faut pour leur maison ; ils n’y sauroient prendre tant d’intérêt que moi. J’embrasse tout ce qui est autour de vous. J’ai bien envie de savoir où va votre tribu. Le bien Bon est tout à vous ; il va rompre le carême pour un rhume : il me semble que tout échappe. Je voudrois bien baiser Pauline et mon petit-fils, et Mlles de Grignan, et M. de Grignan ; à la fin je baiserai toute la bonne compagnie. J’ai vu M. de Vins à son retour, et Mlle de Méri[41], qui n’est point plus mal qu’à l’ordinaire : c’est plus qu’il n’en faut.



  1. Lettre 791 (revue sur une ancienne copie). — 1. Mme de la Fayette.
  2. 2. « Il tourne à la mort. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  3. 3. Les deux éditions de Perrin donnent seulement : « M. de Marsillac ne l’a pas quitté d’un moment ; il est dans une affliction… »
  4. 4. 1 « Cependant, ma fille, il retrouvera, etc. » (Édition de 1737.) — « Cependant il retrouvera, etc. » (Édition de 1754.)
  5. 5. « À sa place. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  6. 7. « Je n’ai pas quitté cette pauvre amie tous ces jours-ci. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  7. 6. « Plus considérable. » (Édition de 1754.)6. « Plus considérable. » (Édition de 1754.)
  8. 7. « Je n’ai pas quitté cette pauvre amie tous ces jours-ci. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  9. 8. « En sorte qu’elle avoit besoin. » (Ibidem.)
  10. 9. Il y eut un maître des requêtes de ce nom, plusieurs fois chargé de commissions importantes ; il acquit, probablement en 1685, du marquis de Richelieu, la terre de Pont-l’Abbé, terre qui disputait à celle de Pont-Château (appartenant aux Coislin) la dignité de l’une des neuf baronnies de Bretagne : voyez la Correspondance administrative sous Louis XIV, tome I, p. 462, et le Journal de Dangeau, tomes I, p. 154 et 155 ; II, p. 158 ; VII, p. 342. — Dangeau (tome IX, p. 251) parle de Mlle d’Arnoton, fille du maître des requêtes.
  11. 10. Notre manuscrit porte : « je les y donnerai. »
  12. 11. Tout ce passage est abrégé ainsi dans les deux éditions de Perrin (1737 et 1754) : « Voilà en quel temps sont arrivées vos jolies petites lettres, qui n’ont été admirées jusqu’ici que de Mme de Coulanges et de moi ; quand le chevalier sera arrivé (dans 1754 : sera de retour), il trouvera peut-être (le texte de 1737 ajoute : après les douleurs) un temps propre pour les donner. »
  13. 12. « Il en faut écrire une de douleur à M. de Marsillac. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  14. 13. Dans notre manuscrit, on lit imitée.
  15. 14. Dans les deux éditions de Perrin : « elle me représente. »
  16. 15. Tout ce qui suit les mots : « J’en ai le cœur serré, » jusqu’à la reprise du « Mercredi 20e mars, » n’est que dans notre manuscrit.
  17. 16. Le médecin d’Aix dont Mme de Sévigné parle au comte de Guitaut dans la lettre du 5 avril suivant, p. 343 ; voyez aussi plus haut, p. 265 et 292 : Pierre de la Rouvière, qui fut docteur ès droits, et de la Faculté de médecine de l’université d’Avignon, et membre de la Société royale de Londres.
  18. 17. « Une pareille douleur. » (Édition de 1754.)
  19. 18. « Qu’elle trouvera tous les jours un tel ami à dire. » (Ibidem.)
  20. 19. Cette phrase est ainsi abrégée dans l’édition de 1737 : « Vous devez m’écrire tout au moins quelque chose pour elle ; » et dans celle de 1754 : « N’oubliez pas de m’écrire quelque chose pour elle. »
  21. 20. « Il est vrai que de penser à ces deux bouts de la terre, etc. » (Édition de 1754.)
  22. 21. Ces derniers mots : « comme vous disiez, etc., » manquent dans les deux éditions de Perrin. La phrase qui suit n’est pas dans le texte de 1737.
  23. 22. « Vous jugeriez bien aisément de ce que, etc. » (Édition de 1754.)
  24. 23. Dans les deux éditions de Perrin : « revu, » et dans sa première (1737) : « vos Grignans. »
  25. 24. « Est à son régiment. » (Édition de 1737.)
  26. 25. Voyez ci-dessus, p. 304.
  27. 26. Ce sont deux vers qui reviennent deux fois dans la viiie et dernière scène du Ier acte de l’opéra d’Atys.
  28. 27. Dans notre manuscrit : « qui donnent. »
  29. 28. Mlle de Fontanges. — Dans l’édition de 1737, il y a : « le chat gris, » erreur évidente : voyez ci-dessus, p. 283.
  30. 29. « Et ne regardant. » (Édition de 1737.) — « Et sans regarder. » (Édition de 1754.)
  31. 30. Voyez la note 6 de la lettre du 19 janvier, p. 204.
  32. 31. Voyez plus haut, p. 162, la fin de la note 8. — Cette phrase ne se lit que dans notre manuscrit.
  33. 32. « Votre frère est fort triste à sa garnison. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  34. 33. « À le faire penser comme vous. » (Édition de 1737.) Immédiatement avant, notre manuscrit porte détermineront.
  35. 34. « Vous me paroissez si contente de la fortune de vos beaux-frères, » (Édition de 1754.)
  36. 35. Tout ce qui suit le mot injuste, jusqu’à la fin de l’alinéa, ne se lit, ainsi que tout l’alinéa suivant, que dans notre manuscrit.
  37. 36. « Qui en paroissoit occupé. » (Édition de 1737.) — « Qui s’en oecupoit. » (Édition de 1754.)
  38. 37. « Je n’ai plus. » (Édition de 1737.)
  39. 38. Tel est le texte de notre manuscrit ; dans les deux éditions de Perrin : « de choses extraordinaires qu’il s’en est passé depuis, etc. »
  40. 39. « Savez-vous que le jeune évêque d’Évreux… et que ce dernier, etc. » (Édition de 1737.) — « J’apprends que le jeune évêque d’Évreux… et que ce dernier, etc. » (Édition de 1754.) Tout ce qui suit cette phrase, jusqu’à la fin de la lettre, ne se lit que dans notre manuscrit, qui donne leurs maisons, pour leur maison, et perdre tant d’intérêts au lieu de prendre tant d’intérêt.
  41. 40. Dans notre manuscrit, par erreur « Mlle d’Émery. »