Lettre 788, 1680 (Sévigné)

1680

788. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, mercredi des cendres[1].

Nous avons passé ici les jours gras, ma bonne, et le soleil qu’il fit samedi nous détermina à prendre ce parti[2] ; 1680 il m’a semblé que vous auriez aimé cette équipée ; elle m’a paru du même bon goût qui vous fait assortir vos habits et vos rubans ; vous corrigez toujours l’incarnat avec quelque couleur brune : nous avons tempéré le brillant de carême-prenant avec la feuille morte de cette forêt. Il y a fait le plus beau du monde[3] ; les jardins fort propres, la vue belle, et un bruit des oiseaux qui commencent déjà d’annoncer le printemps, qui nous a paru[4] bien plus joli que les vilains cris des rues de Paris. J’ai bien pensé à vous, ma chère bonne : mon Dieu, que je vous aime ! vous m’êtes, ce me semble, encore plus chère[5]. Nous sommes ici, le bon abbé de l’abbaye, Monsieur de Rennes, l’abbé du Pile et M.  de Coulanges ; je voulois Corbinelli ; il est demeuré à Paris pour être à la noce d’un des fils de M.  Mandat[6]. Il eût fort bien tenu sa place ; mais enfin nous sommes loin de nous ennuyer : beaucoup de promenades, de causeries[7] ; des échecs, un trictrac, des cartes en cas de besoin ; les Petites Lettres de Pascal[8], des comédies, la Princesse de Clèves, que je fais lire à ces prêtres, qui en sont ravis ; une très-bonne 1680 chère, et des perdrix et poulardes qui viennent de Bretagne à Monsieur de Rennes[9]. Le petit Coulanges a le livre de ses chansons : vraiment, c’est la plus plaisante chose du monde ; il est gai, il mange, il boit, il chante. J’ai[10] fait venir ici votre lettre du 24e, ma bonne, car tout roule là-dessus ; et même avec ces chères et aimables lettres, on n’est pas entièrement sans inquiétude. Nous retournons à Paris souper, et j’y ferai mon paquet[11]. Ne vous remettez point à m’écrire, ma fille ; rien ne vous est si contraire : laissez-moi le plaisir de penser que, ne pouvant vous faire du bien, au moins je ne vous fais point de mal.

Mon Dieu que je vous trouve plaisante de ne me point parler du bonheur de vos deux beaux-frères ! mais plutôt que cela est triste de penser qu’il y a dix-sept jours qu’ils sont riches, sans que je puisse encore savoir comme cette pluie vous a paru ! Pour nous, ma fille, nous en avons été ravis, mais nous commençons[12] à n’y plus penser : nous y sommes tout accoutumés. Je crois que l’Évreux est allé à son charmant évêché[13] car voilà le nom 1680 de bel abbé à vendre. Cet évêché vaut vingt-deux mille livres de rente : je ne disois que vingt. Il est vrai que je croyois Condé à dix lieues de Saint-Germain : il en est à quinze ; mais on n’a rien défiguré dans le parc, il est le plus beau du monde : une rivière qui passe au milieu fait des étangs et des beautés admirables ; on y court le cerf ; c’étoit autrefois la demeure du cardinal du Perron[14]. J’espère qu’à la fin des fins vous nous en direz quelque petit mot, et de la place du chevalier, qui trouve au bout de sa fusée neuf mille livres de rente en deux jours : je crois encore que c’est un rêve[15].

Vous me parlez très-tendrement et très-sagement sur le sujet de mon fils ; vous avez raison de croire[16] que je lui ai dit tout ce qui se peut dire et penser sur un tel 1680 sujet[17] : j’en ai de bons témoins. Je n’ai pas manqué même de lui faire voir le brillant de cette cour ; mais c’est cela qui augmente son envie de prendre ce temps pour se défaire. Songez que devant que de me parler, il commença par prier Gourville de lui trouver un marchand, et cacha si infiniment son envie, qu’il lui dit que si on lui proposoit cent mille francs, il vendroit cette charge. Jugez de l’usage que Gourville peut faire d’un tel discours. Mon fils me le vint conter le soir, pêle-mêle avec les nouvelles publiques, comme s’il ne m’eût rien dit. Vous pouvez penser ce que je devins : je fis un cri, et je crus rêver ; je dis enfin ce que je pensois d’une telle conduite sur une chose si importante, et dans laquelle, par bien des raisons, je dois faire le premier personnage. Ce que j’ai pu faire, c’est de rayer ce discours de sur les tablettes de Gourville, et de ménager ce torrent avec mes amies, d’une manière que nous n’y perdions au moins que toutes nos peines passées, et la bonne opinion qu’on avoit de son goût, mais non pas notre pauvre argent. Il a été persuadé qu’il ne se marieroit jamais, qu’il dépenseroit toujours ; il trouve ses terres en mauvais état ; je vois des discours de Tonquedecs en mille occasions : ce sont d’autres sortes de sottises que celles qui le rendoient autrefois ici digne des Petites-Maisons. Le bon abbé a prié d’excuser cette dernière année, où par mille affaires et par une maladie à la mort, il a été empêché d’aller en Bretagne. Enfin on a retouché toutes les affaires, et partages et comptes de tutelle, tout cela sans aigreur, mais avec desir de savoir 1680 le fond de notre conduite, une crainte effroyable d’être ruiné, une haine insoutenable des voyages et des retours de fatigues passées, un desir immodéré de la liberté. Quelque bonne opinion que j’aie de votre rhétorique, je vous avoue que j’en douterois en cette occasion. Tout ce que je veux sauver de cette déroute, c’est de penser pour la première fois de ma vie à mes propres intérêts ; il m’en donne l’exemple : je veux m’ôter sa charge de dessus les épaules, qui ne me pesoit rien quand il l’aimoit, et qui me pèse[18] présentement plus de quarante mille écus. Je veux prendre goût à ce soulagement, où je n’eusse jamais pensé sans lui ; au contraire, je sentois vivement l’agrément de la place où il se trouve ; mais je change après lui, je veux aimer aussi ma liberté. Nous allons, peut-être, pour la dernière fois, remettre les meilleurs ordres que nous pourrons à nos terres, manger un peu nos provisions, c’est-à-dire dormir quatre ou cinq mois, et puis chacun prendra son parti.

Je pense[19], ma chère enfant, au tintamarre où vous avez été ces derniers jours ; nous étions dans des occupations bien différentes. Il me paroît que vous souhaitez d’être à Grignan : ma bonne, laissez un peu passer ce mois ici[20] et la moitié de l’autre ; vous trouveriez encore l’hiver. Je comprends que vous pouvez encore avoir d’autres raisons que la jalousie, quoique vous me disiez, et Montgobert, qui me dit, dans votre propre lettre[21], que 1680 vous êtes jalouse sans le savoir, et M. de Grignan amoureux sans le croire : voilà un fort bon secrétaire. Je vous conjure de n’être pas plus fâchée des desseins de votre frère que des passions de votre mari. Il[22] se défend fort de vouloir être Breton ; il est tout à fait fin ; nous sommes fort bien ensemble. Ma bonne, laissons faire la Providence ; je serois bien fâchée de n’avoir pas pris ce parti.

On me dit de bon lieu en partant de Paris qu’il y avoit eu[23] un bal à Villers-Cotterets ; il y eut des masques. Mlle de Fontanges y parut brillante et parée des mains de Mme de Montespan. Cette dernière dansa très-bien ; Fontanges voulut danser un menuet ; il y avoit longtemps qu’elle n’avoit dansé, il y parut, ses jambes n’arrivèrent pas comme vous savez qu’il faut arriver ; la courante n’alla pas mieux, et enfin elle ne fit plus qu’une révérence. Je vous manderai tantôt ce que j’apprendrai à Paris[24].

Celle[25] de votre chagrin, Monsieur le Comte, étoit donc fausse aussi : je sais vos affaires, vous voulez chanter la 1680 palinodie ; vous faites ma fille jalouse, ne craignez-vous point ses emportements, et que pressée par vos mauvais traitements, elle ne me vienne trouver, moi qui ne lui ai jamais donné aucune jalousie ? Je vois quelquefois un homme qui n’en a point du tout, et je suis discrète.


Adieu, ma très-chère bonne : je suis contente au dernier point de votre amitié ; plus on y pense et plus on la trouve solide et vraie, et comme j’y pense souvent, jugez si vous perdez quelque chose avec moi. J’embrasse Mlle de Grignan et mes chères petites personnes. Toute cette jeunesse a fait le carnaval sans en rien rabattre. Hélas ! mes chers enfants, vous voilà tous aussi avancés les uns que les autres. ̃

Il faut que je vous reprenne l’âme damnée de la Voisin : on dit au contraire que son confesseur a dit qu’elle avoit dit Jésus, Maria, dans le milieu du feu[26] : c’est peut-être une sainte. Voyez comme je suis scrupuleuse à vous ôter les fausses nouvelles.

Me voici à Paris, ma très-chère : il est sept heures du soir. Nous sommes partis tard ; nous ne pouvions quitter cette abbaye : vous savez comme on s’amuse à lanterner à ce petit pont ; il faisoit un temps admirable. Mme de Coulanges me mande qu’elle ne sait point encore de nouvelles. C’est aujourd’hui que Sa Majesté voit sa belle-fille[27].



  1. Lettre 788 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Les deux éditions de Perrin (1737 et 1754) ajoutent : 6e mars ; à la première ligne de la lettre, elles donnent : « les trois jours gras. »
  2. 2. « Nous y détermina. » (Édition de 1754.)
  3. 3. « Le plus beau temps du monde. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  4. 4. « Cela nous a paru. » (Édition de 1754.)
  5. 5. « Encore plus chère que jamais. » (Ibidem.) — La phrase tout entière manque dans le texte de 1737.
  6. 6. Le commencement de la phrase n’est pas dans l’édition de la Haye (1726), qui donne simplement : « Corbinelli a été contraint de demeurer à Paris, à son grand regret, pour être à la noce d’un fils de M. de Mandat. » — Alexandre Mandat, maître des comptes, épousa, en mars 1680, Catherine-Antoinette Hérinx, fille de Jean Hérinx et d’Élisabeth-OIivier de Berghuysen. (Note de l’édition de 1818.) Sur son père, voyez ci-dessus, p. 249, note 39.
  7. 7. Ces deux mots manquent dans l’impression de la Haye (1726), et causerie est au singulier dans le texte de 1754.
  8. 8. Ce passage, depuis : des cartes, n’est pas dans le texte de la Haye (1726).
  9. 9. Ce dernier membre de phrase : « et des perdrix, etc., » ne se lit que dans l’édition de la Haye (1726).
  10. 10. Cette phrase manque dans le texte de 1737.
  11. 11. « Nous retournons ce soir à Paris, où je ferai mon paquet. » (Édition de I754.) — Tout ce qui suit jusqu’à : « Il me paroît que vous souhaitez, etc. (p. 298), » manque dans l’impression de la Haye (1726.)
  12. 12. « Pour nous, qui en avons été ravis, nous commençons, etc. » (Édition de 1754.)
  13. 13. La Bibliothèque impériale (fonds Gaignères, 493, C, p. 265} possède l’original d’une lettre autographe de l’abbé de Grignan, adressée à Gaignères (voyez le billet du 6 mars 1688), et relative sans aucun doute à ce voyage. Elle est datée, par une autre main que celle du bel abbé, de février 1680, et doit être de la dernière semaine de février. Nous ne l’insérons pas dans le texte même de la Correspondance : le contenu a trop peu d’intérêt ; mais nous croyons devoir la mettre ici en note, comme écrite par un membre de la famille, et comme venant confirmer si directement la nouvelle donnée par Mme de Sévigné. « Je ne sais, Monsieur, sur quoi fondé j’ose vous demander des petits plaisirs ; je soupçonne que c’est sur votre honnêteté naturelle, et dont vous m’ayez toujours fait une part si obligeante. Je suis obligé de faire dimanche prochain un voyage à Évreux pour cinq ou six jours, et à la veille de partir, un cheval de selle et deux chevaux de carrosse deviennent boiteux. Quoique jusques ici je n’aie pas trouvé pour de l’argent à remplacer ceux de carrosse, j’espère pourtant d’en trouver à la fin, et qu’il en restera à Paris après tous les relais qu’il faut pour la cour. C’est pourquoi je me retranche à vous en demander un de selle pour un valet, et un carrosse à quatre places sans armes ; si cela est praticable et que la prière ne soit point incivile, je vous aurai une extrême obligation de me l’accorder ; car dans la nécessité indispensable où je suis de faire ce voyage, je ne suis pas dans un médiocre embarras. Je suis, Monsieur, autant qu’homme de France, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
    « L’abbé de Grignan. ».
  14. 14. Il avoit été évêque d’Évreux avant que d’être archevêque de Sens. (Note de Perrin.) — Dans l’édition de 1754 : « la demeure charmante du cardinal du Perron. »
  15. 15. Ce membre de phrase n’est pas dans l’impression de 1737.
  16. 16. « D’être persuadée. » (Édition de 1754.)
  17. 17. « Touchant ce desir immodéré de vendre sa charge. » (Éditions de 1737 et de 1754.) — Tout ce qui suit cette phrase jusqu’à celle-ci : « Tout ce que je veux sauver (p. 298), » n’est que dans notre manuscrit ; les deux éditions de Perrin (1737 et 1754) reprennent ainsi : « Mais enfin je veux songer pour la première fois, etc. »
  18. 18. « Elle ne me pesoit… et me pèse… » (Édition de 1737.} — La phrase suivante ne se lit pas dans le texte de 1737.
  19. 19. Cette phrase se lit pour la première fois dans la seconde édition de Perrin (1754).19. Cette phrase se lit pour la première fois dans la seconde édition de Perrin (1754).
  20. 20. Dans les deux éditions de Perrin : « ce mois-ci, » et un peu plus loin : « vous y trouveriez. »
  21. 21. « Que vous pouvez avoir d’autres raisons que la jalousie, quoique Montgobert me dise, dans votre propre lettre. » (Édition de 1737 et de 1754.)
  22. 22. Dans le texte de 1734 : « Votre frère, » et à la ligne suivante : « il est fin tout à fait. » Cette phrase et la suivante manquent dans le texte de 1737.
  23. 23. « J’ai appris de bon lieu qu’il y avoit eu… » (Édition de 1737.) — « On m’a dit de bon lieu qu’il y avoit eu… « (Édition de 1754.) — Voyez ci-dessus, p. 289, note 6. Il est dit dans la Gazette (p. 108) que la Reine, peu de temps après avoir commencé le bal avec Monsieur, sortit pour s’habiller en masque, et rentra dans la salle, suivie du Dauphin, de Monsieur, du prince de Conti, etc.
  24. 24. « Je vous manderai tantôt les nouvelles que j’apprendrai à Paris. » (Édition de la Haye, 1726.)
  25. 25. Cette partie de la lettre qui s’adresse à M. de Grignan et la reprise à Mme de Grignan, jusqu’à : « Il faut que je vous reprenne, etc., » se lisent seulement dans l’édition de la Haye (1726), et y forment la fin de la lettre.
  26. 26. « On dit que son confesseur assure qu’elle a prononcé Jésus Maria au milieu du feu. (Édition de 1737.) « On assure, au contraire, que son confesseur a dit qu’elle avoit prononcé Jésus Maria au milieu du feu. » (Édition de 17S4.)
  27. 27. Voyez ci-dessus, p. 283, note 12. — Bussy écrit à Mme de Rabutin, à la date du 16 mars : « Jeudi dernier, le Roi rencontra Madame la Dauphine en pleine campagne, un peu par delà Vitry ; elle se voulut jeter à ses pieds ; il l’en empêcha et la baisa. Elle lui dit qu’après les obligations qu’elle lui avoit de l’avoir choisie préférablement à toutes les princesses de l’Europe, qu’on eût été trop heureux de lui donner, elle assuroit Sa Majesté qu’elle auroit toute sa vie pour Elle les plus grands respects et la plus tendre amitié du monde. Le Roi lui répondit fort gracieusement, en l’embrassant encore une fois avec de grandes tendresses. Après cela, il se tourna en lui montrant Monsieur le Dauphin, et lui dit : « Voilà de quoi il est question, Madame, c’est mon fils que je vous donne. » Madame la Dauphine répliqua qu’elle tâcheroit, par toutes les soumissions et par toutes les tendresses imaginables, de se rendre digne de Monsieur le Dauphin. Ce prince oublioit de la saluer, si le Roi ne l’eût fait avancer. Ensuite Sa Majesté lui présenta Monsieur, et puis tout ce qu’il y avoit là d’officiers de la couronne, qui la baisèrent. On remonta en carrosse, et on alla à Vitry et à Châlons le même jour. »