Lettre 765, 1679 (Sévigné)

1679

765. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 27e décembre.

Toute la maison de Pompone est venue passer les fêtes ici. Mme de Vins y étoit la première ; je l’avois vue deux fois. Je trouvai M. de Pompone, le M. de Pompone de Fresnes, n’étant plus que le plus honnête homme du monde tout simplement : comme le ministère ne l’avoit point changé, la disgrâce ne le change point aussi. Il est de très-bonne compagnie ; il me parla fort tendrement de vous[1] : ce chapitre nous dura longtemps, ayant à lui dire de mon côté de quelle manière vous m’en écriviez[2]. Mme de Vins s’attendrit en parlant de la bonté de votre cœur, et tous nos yeux rougirent. Ils s’en retournent à Pompone[3], n’ayant point encore pris de consistance : ils n’ont pas donné leur démission ; on ne 1679 leur a point donné d’argent. Il a demandé s’il pouvoit avoir l’honneur de voir le Roi, on ne lui a point fait de réponse. Il ne peut être mieux[4] qu’à Pompone, à inspirer la véritable vertu à ses enfants, et à causer avec ces solitaires qui sont là[5].

Nous avons fait tout aujourd’hui[6] des visites, Mme de Vins et moi : elle n’a plus Mme de Villars, ni vous ; elle me compte pour quelque chose ; je me trouve heureuse de pouvoir lui faire ces petits plaisirs. Nous avons été chez Mmes de Richelieu, de Chaulnes, de Créquy, de Rochefort, et puis chez M. de Pompone, que je trouve toujours plus aimable ; je n’ai jamais vu une tête si bien faite. Ils s’en retournent demain. Mme de Vins[7] s’en va faire un tour à Saint-Germain : quelle douleur de revoir ce pays, qui étoit le sien, et où elle est étrangère ! je crains ce voyage pour elle. Ensuite de ce devoir, elle s’en retournera trouver[8] les malheureux dont elle fait la joie et la consolation ; elle est plus pénétrée qu’ils ne le sont ; elle me paroît fort tendre pour vous ; elle n’est rien moins qu’un fagot d’épines[9].

La cour est toute réjouie du mariage de M. le prince de 1679 Conti et de Mademoiselle de Blois[10]. Ils s’aiment comme dans les romans ; le Roi s’est fait un grand jeu de leur inclination : il parla tendrement à sa fille, et qu’il l’aimoit[11] si fort, qu’il n’avoit point voulu l’éloigner de lui ; la petite fut si attendrie et si aise, qu’elle pleura, et le Roi lui dit qu’il voyoit bien que c’est qu’elle avoit de l’aversion pour M. le prince de Conti[12] ; elle redoubla ses pleurs : son petit cœur ne pouvoit contenir tant de joie. Le Roi conta cette petite scène, et tout le monde y prit plaisir. Pour M. le prince de Conti, il étoit transporté ; il ne savoit ni ce qu’il disoit, ni ce qu’il faisoit ; il passoit par-dessus tous les gens qu’il trouvoit en son chemin, pour aller trouver[13] Mademoiselle de Blois. Mme Colbert[14] ne vouloit pas qu’il la vît que le soir ; il força les portes, et se jeta à ses pieds, et lui baisa la main ; elle, sans autre façon, l’embrassa, et la revoilà encore à pleurer[15]. Cette bonne petite princesse est si tendre et si jolie, que l’on voudroit la manger. Le comte de Gramont fit ses compliments, comme les autres, au prince de Conti : « Monsieur, je me réjouis de votre mariage ; croyez-moi, ménagez le beau-père, ne le chicanez point, ne prenez point garde à peu de chose avec lui ; vivez bien dans cette famille, et je vous réponds que vous vous trouverez fort bien de cette alliance. » Le Roi se réjouit de tout cela, et marie sa fille, en faisant des compliments,

1679 comme un autre, à Monsieur le Prince, à Monsieur le Duc et à Madame la Duchesse, demandant son amitié à cette dernière pour[16] Mademoiselle de Blois, disant qu’elle seroit trop heureuse d’être souvent auprès d’elle, et de suivre un si bon exemple. Il se réjouit[17] à donner des transes au prince de Conti : il lui fait dire[18] que les articles ne sont pas sans difficulté, qu’il faut remettre l’affaire à l’hiver qui vient : là-dessus le prince[19] tombe comme évanoui ; la princesse l’assure qu’elle n’en aura jamais d’autre. Cette fin s’écarte un peu dans le roman mais dans la vérité il n’y en eut jamais un si joli[20]. Vous pouvez penser[21] comme ce mariage, et la manière dont le Roi le fait, donnent de plaisir en certain lieu[22]. Voilà, ma fille, bien des détails pour divertir Mlle de Grignan.

Le portrait de Madame la Dauphine est arrivé : il est très-médiocrement beau[23] ; on loue son esprit, ses dents, sa taille : c’est où de Troy[24] n’a pas trouvé à s’exercer. J’ai fait vos remerciements à M. de. la Rochefoucàuld ; il a une attention fort obligeante pour M. de Grignan et pour vous. Mme de la Fayette vous dit ses tendresses ; MM. les cardinaux d’Estrées et de Bouillon, et les 1679 veuves[25] : je ne trouve autre chose que des-gens qui me prient de vous parler d’eux[26].

{{Mme|d’Effiat[27] n’a encore rien gâté, et n’est point gâtée. La maréchale de Clérembaut est ici : elle soutient stoïquement sa disgrâce, et ne se fera point ouvrir les veines ; mais elle perdit mille louis contre le petit d’Harouys[28], tête à tête, la veille de son arrivée[29]. Il ne faut que cela pour trouver la raison de ce qui lui arrive au Palais-Royal.

  1. Lettre 765. — 1. L’édition de 1754 ajoute : « et me parut fort touché de votre dernière lettre. » Voyez ci-dessus, p. 147.
  2. 2. « Ce chapitre ne s’épuisa pas sitôt : j’avois de mon côté à lui dire de quelle manière vous m’écriviez sur son sujet. » (Édition de 1754.)
  3. 3. L’impression de 1754 porte ici : « Ils s’en retournent demain à Pompone. » Au milieu du paragraphe suivant elle omet la petite phrase : « Ils s’en retournent demain. »
  4. 4. « …s’il lui seroit permis de voir le Roi, il n’a point eu de réponse. Je trouve qu’il ne peut être mieux, etc. » (Édition de 1754.)
  5. 5. « Avec les solitaires qui y sont. » (Ibidem.) — Arnauld de Lusancy était l’un de ces solitaires ; il avait peut-être avec lui quelqu’un de ses amis de Port-Royal des Champs. Arnauld d’Andilly était mort en 1674.
  6. 6. « Toute la journée. » (Édition de 1754.)
  7. 7. « …chez M. de Pompone, qui me paroît toujours plus aimable ; c’est la tête la mieux faite que j’aie vue. Mme de Vins, etc. » (Ibidem.)
  8. 8. « Elle reviendra ensuite trouver. » (Ibidem.) — Les trois membres de phrase qui terminent l’alinéa ne se trouvent que dans l’impression de 1734.
  9. 9. Mme de Sévigné disait, en parlant de Mme de Vins, dans la lettre du 3 novembre 1675 (tome IV, p. 211) : « Elle veut désabuser M. de Pompone de ma tendresse ; il n’y a plus que pour elle : je n’ai jamais vu un fagot d’épines si révolté ; » et dans la lettre du 17 novembre de la même année (tome IV, p. 235) : « Jamais vous n’avez vu un si joli fagot d’épines. »
  10. 10. Ce mariage fut célébré le 16 janvier 1680.
  11. 11. « Et l’assura qu’il l’aimoit. » (Édition de 1754.)
  12. 12. « Pour le mari qu’il lui avoit choisi. » (Ibidem.)
  13. 13. « Pour aller voir. » (Ibidem.)
  14. 14. C’était Mme Colbert qui élevait Mademoiselle de Blois.
  15. 15. « Et la revoilà à pleurer. » (Édition de 1754.) ·
  16. 16. « Et à Madame la Duchesse, à laquelle il demande son amitié pour… » (Édition de 1754.)
  17. 17. « Il s’amuse. » (Ibidem.)
  18. 18. « A qui on dit. » (Ibidem.)
  19. 19. « Le prince amoureux. » (Ibidem.)
  20. 20. « Cette fin s’écarte un peu dans le don Quichotte, mais dans la vérité il n’y eut jamais un si joli roman. » (Ibidem.)
  21. 21. Cette phrase ne se trouve que dans l’édition de 1754 ; mais la suivante n’est que dans celle de 1734.
  22. 22. Chez Mme de Montespan.
  23. 23. « Elle y paroît très-médiocrement belle. » (Édition de 1754.)
  24. 24. François de Troy, peintre célèbre pour les portraits, né à Toulouse en février 1645, mort à Paris le 1er mai 1730.
  25. 25. Mme de Sévigné semble désigner ainsi, dans la lettre du 12 juin suivant, Mmes de Lavardin, de Mouci et d’Uxelles.
  26. 26. La lettre finit ici dans le texte de 1734, qui ajoute seulement : « Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant. »
  27. 27}}. Elle venait d’être nommée gouvernante des enfants de Monsieur, à la place de la maréchale de Clérembaut. Voyez les lettres des 6 et 8 décembre précédents, p. 124 et 132.
  28. 28. Fils du trésorier des États de Bretagne. Il fut, dit Saint-Simon (tome II, p. 337 « maître des requêtes et intendant de province, avec réputation d’esprit et de probité. Il se fit aimer et estimer, et il auroit été plus loin, si la piété tant de lui que de sa femme, dont il n’avoit pas d’enfants, ne les avoit engagés à tout quitter pour ne penser qu’à leur salut. J’ai fort vu cette Mme d’Harouys à Pontchartrain, qui avoit beaucoup d’esprit, et un esprit très-aïmable et orné, extrêmement dans les meilleures œuvres, et extrêmement janséniste. Je me suis souvent fort diverti à disputer avec elle. J’étois ravi quand je l’y trouvois. »
  29. 29. « Elle aimoit fort le jeu, mais le jeu de commerce et point trop gros, et eût joué volontiers jour et nuit. » (Saint-Simon, tome XIX, p. 427 ; voyez encore le tome III des Mémoires, p. 384 et 385.)