Lettre 764, 1679 (Sévigné)

1679

764. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 25e décembre.

L’éloignement, ma très-chère, est une chose affreuse, accompagné de tout ce qui accompagne le nôtre[1]. Je vous épargne souvent de lire mes peines sur votre sujet ; mais il m’est quelquefois impossible de vous les dissimuler ; il faut que je les bourdonne comme la mouche ; je souhaite que ce ne soit pas aussi inutilement, et que l’amitié que vous avez pour moi fasse un effet qui est de vous réveiller[2] sur le soin que vous devez avoir de vous avant toutes choses ; sans cela je ne vous conserverai point bien la personne du monde qui vous aime le plus : il faut que vous commenciez par me ménager celle qui m’est la plus chère. Que n’avez-vous un peu de ma grande santé ? je ne vous en dis rien, parce qu’elle va toute seule.

J’ai parlé de vos affaires aux Grignans ; il est vrai que c’est là où je fais comme la mouche ; ils sont fort opposés à l’affaire de Toulon. M. de la Garde et le chevalier ne trouvent pas que ce soit une chose à imaginer, à moins que de vouloir vous brouiller avec M. de Vendôme. Le chevalier est allé à Saint-Germain ; je lui ai mis entièrement entre les mains l’affaire de notre courrier. M. l’abbé de Grignan s’en étoit chargé ; en vérité, il a d’autres affaires, je l’excuse : on va donner des évêchés[3] ; il faut un peu mieux suivre cette bagatelle pour en venir à bout ; 1679 cela se tournoit en placets à M. Colbert, et devenoit à rien. Il est vrai que j’ai un peu bourdonné, et me suis si bien placée[4] sur le nez du chevalier, que je suis persuadée qu’il me la rapportera de Saint-Germain ; je ferai le reste[5] la chicane de son rhumatisme l’a empêché d’en prendre plus tôt le soin6. J’admire comme en toutes choses, grandes et petites, vous êtes malheureux. M. de Saint-Géran l’est encore plus que vous : c’est un homme perdu ; il est tombé des nues, il ne parle plus, et tout le monde est ravi de cette mortification[6]. Il a eu de grands coups auprès de Sa Majesté. Le premier a été par le comte de Gramont ; prenez son ton : « Sire, dit-il il y a quelque temps, je vous demande la charge de premier écuyer de Madame la Dauphine ; peut-être Votre Majesté ne me jugera pas digne de cet emploi ; mais quand je vois le gros Saint-Géran qui y prétend, je crois, Sire, que je puis bien vous nommer le pauvre comte de Gramont. » Sur cela on pense et on fait des réflexions. Il y a eu des choses plus fortes[7] : ce comte trouva l’autre jour Saint-Géran à deux genoux dans la chapelle, qui ne faisoit pas semblant de regarder toute la cour, qui y étoit. « Mon ami, lui dit-il en lui frappant sur l’épaule, il faut vous consoler avec Jésus-Christ. » Le Roi même en pensa éclater. Il disoit hier à Monsieur le Dauphin devant le Roi : « Monseigneur, je vous supplie de dire à Madame la Dauphine qu’il n’a pas tenu à moi que je n’aie été de sa maison ; j’en prends le Roi à témoin. » On dit que l’on partira à la fin de janvier pour aller épouser cette princesse. N’êtes-vous pas bien contente de tous les choix 1679 qui ont été faits[8] ? Tout le monde l’est[9]. M. de Richelieu et le maréchal de Bellefonds rempliront bien ces deux charges[10], et ne feront pas même des places nouvelles[11] aux cordons bleus, quand il y en aura ; car ils l’auroient été sans cela. On a donné à Mme de S***[12] les mêmes appointements et les mêmes entrées qu’à la dame d’honneur, sans en avoir le titre : cela s’appelle de l’argent ; c’est, avec les deux mille écus de dame de la Reine, qu’elle a toujours[13], vingt-une mille livres[14] de rente qu’elle aura tous les ans. Quand on a voulu[15] faire des compliments à M. de S***[16] : « Hélas ! cela vient par ma femme, je n’en dois point recevoir les compliments. » Et Mme de R***[17] : « Voilà ce que c’est que de s’être bien attachée à la Reine. » Le monde est toujours bon à son ordinaire. La duchesse de Sully revient de Picardie ; elle s’en va passer l’hiver à Sully jusqu’au retour de Mme de Verneuil. Mme de Lesdiguières est très-digne de votre souvenir : elle me demande toujours de vos nouvelles avec amitié, et m’a priée même de vous dire bien des choses de sa part. J’ai été à la messe de minuit aux Bleues18, où[18] il faisoit chaud ; le sermon de l’après-dînée a été froid ; c’étoit un jésuite[19] aussi pervers que je suis perverse le jour que je dîne dans la petite société[20]. Adieu[21], ma très-belle et très-bonne : je vous en dirai davantage au premier jour.


  1. Lettre 764. — 1. « L’éloignement, joint à tout ce qui accompagne le nôtre, est une chose affreuse. » {Édition de 1754.)
  2. 2. « Fasse un effet qui vous réveille. » (Ibidem.)
  3. 3. « Le chevalier est allé à Saint-Germain ; c’est lui qui prendra soin de l’affaire de notre courrier : le bel abbé s’en étoit chargé ; en vérité, il a d’autres affaires : on va donner les évêchés. » (Ibidem.)
  4. 4. « Plantée. » (Édition de 1754.)
  5. 5. « L’avoit empêché de s’en mêler plus tôt. » (Ibidem.)
  6. 6. Voyez la lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, du 10 janvier 1680.
  7. 7. « Plus fortes encore. » (Édition de 1754.)
  8. 8. « Qu’on a faits. » (Édition de 1754.)
  9. 9. Cette petite phrase n’est pas dans l’édition de 1754.
  10. 10. De chevalier d’honneur et de premier écuyer.
  11. 11 « De places nouvelles. » (Édition de 1754.)
  12. 12. Mme de Soubise. Les deux éditions de Perrin, nos seules sources pour cette lettre, ne donnent que l’initiale.
  13. 13. « Qu’on lui conserve toujours. » (Édition de 1754.)
  14. 14. « Vingt-un mille livres. » (Ibidem.)
  15. 15. Cette phrase et les deux suivantes, jusqu’à : « La duchesse de Sully, » ne sont pas dans l’édition de 1734. On y lit simplement : « Quand on a voulu faire des compliments, ils ont été reçus avec assez d’indifférence. »
  16. 16. M. de Soubise.
  17. 17. Mme de Rochefort.
  18. 18. L’église du couvent des Filles de l’Annonciade, dans la rue Culture-Sainte-Catherine, à côté de l’hôtel Carnavalet. Voyez tome V, p. 347, note 7, et ci-dessus, p. 116, note 11.
  19. 19. Dans l’édition de 1734 : « un docteur. »
  20. 20. Voyez la fin de la lettre du 1er décembre précédent, p. 117.
  21. 21. Cette dernière phrase manque dans l’édition de 1754.